L’évolution du droit de la mer contemporain

Intervention de Jean-Paul Pancracio, Professeur de droit public, membre de l’Association française du droit maritime, responsable de la rubrique « Questions maritimes et navales » de l’Annuaire Français de Relations Internationales, au colloque « Les enjeux maritimes du monde et de la France » du 20 mars 2017.

Merci, Monsieur l’ambassadeur.

Le droit de la mer contemporain est d’abord constitué d’un texte majeur, d’une grande modernité : la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, dite convention de Montego Bay. Adoptée le 10 décembre 1982 après 10 années de négociations, voire 15 si l’on intègre les cinq années de travail préparatoire partiel au sein du comité des fonds marins, la Convention a aujourd’hui ses 35 ans bien sonnés.

Elle se situe au centre d’une galaxie de conventions qui traitent de domaines spécifiques se rapportant en totalité ou partiellement à la mer et qui s’inscrivent en cohérence avec elle. Elle a aussi été complétée par deux accords dits d’application tandis que la jurisprudence internationale est venue préciser en certains domaines ses modalités d’application. Enfin, des négociations très importantes sont actuellement en cours sur la haute mer dont nous dirons également un mot.

I – La convention de Montego Bay

En quoi consistent ses apports essentiels et ses deux compléments à ce jour ?

– L’extension de la mer territoriale, zone de souveraineté de l’État côtier, de 6 milles marins (MM) à 12 MM;
– La création de la ZEE avec une portée de 200 MM à partir des lignes de base de la mer territoriale (partie V).
– L’extension du plateau continental jusqu’à la même limite de 200 MM, mais avec possibilité pour les États qui disposent d’une marge continentale s’étendant au-delà de disposer d’un « PC étendu », jusqu’au butoir de 350 MM (autre limite possible). Dans ces deux zones les États côtiers disposent seulement de droits souverains ; ce ne sont pas des zones de souveraineté ;
– La création d’un Statut d’État archipel et d’une zone nouvelle : celle des eaux archipélagiques ;
– La création de la Zone (partie XI), appellation des fonds marins internationaux. La Zone et ses ressources, mais seulement les ressources minérales, sont patrimoine commun de l’humanité. Pas les ressources biologiques dont les très convoitées ressources génétiques ;
– Et une grande partie XII sur la protection et la préservation du milieu marin.

On a adjoint à la convention deux compléments internes :

Il ne s’agit en l’occurrence ni d’amendement ni de révision du texte de la Convention. Pour ces deux procédures, des dispositions relativement strictes ont été prévues qui sont assez lourdes de contraintes et auxquelles les États se sont jusqu’à présent refusés de recourir.

On a donc opté pour la formule d’accords sui generis que l’on a appelés « accords d’application » pour bien montrer que l’on ne touchait pas à la suprême beauté de la Convention et qu’on lui injectait simplement un peu de botox. Ces accords sont d’ailleurs réputés constituer avec la Convention « un seul et même instrument », même s’ils sont pour le moins assez créatifs en termes de droit.

Ce sont :
1) l’Accord du 29 juillet 1994 relatif à la Zone et à son exploitation future, dans un sens plus libéral ce qui a permis de débloquer très sensiblement le compteur des ratifications de la Convention elle-même et de faire en sorte qu’elle ait une portée pratiquement universelle ;
2) l’Accord du 4 août 1995 relatif à la conservation et à la gestion des stocks de poissons migrants et chevauchants : il a permis d’améliorer sensiblement la gestion internationale de ces pêcheries qui sont à la limite de la haute mer et des ZEE.

II – L’apport externe à la Convention

Si l’objectif initial de la IIIe conférence des Nations unies sur le droit de la mer a été de faire « une convention tout en un » – 320 articles et 9 annexes – différents textes sont intervenus depuis lors, qui prennent cependant soin de ne pas entrer en contradiction avec les principes de Montego Bay. Ce n’est donc pas là un processus de fragmentation du droit de la mer, mais d’émission d’instruments spécialisés à partir d’un texte central de référence.
Je mentionnerai à titre principal :
– La convention de Rome du 10 mars 1988 pour la répression d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime qui est une convention de lutte contre les actes de terrorisme maritime et non contre la piraterie.
– La convention de Londres du 30 novembre 1990 sur la pollution par les hydrocarbures.
– La convention de Rio de Janeiro de juin 1992 sur la diversité biologique (CDB), dont certaines dispositions s’étendent aux zones maritimes sous juridiction des États côtiers, c’est-à-dire jusqu’à la limite extérieure de la ZEE et du plateau continental. Sont venus s’y ajouter le Mandat de Djakarta en 1995 et le protocole de Nagoya en 2010 sur la protection des ressources génétiques marines dans ces mêmes zones car la convention n’avait rien prévu en ce domaine.
– La convention de Palerme du 15 décembre 2000 contre la criminalité transnationale organisée (entrée en vigueur le 25 décembre 2003), avec son Protocole III contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer (28 janvier 2004).
– La convention Unesco du 6 novembre 2001 sur la protection du patrimoine archéologique subaquatique.
– La convention FAO sur la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) de 2009, qui est entrée en vigueur le 6 juin 2016 et prévoit les mesures que doit prendre l’État du port pour prévenir, contrecarrer et éliminer la pêche illicite.
Et plusieurs conventions de « mers régionales » : OSPAR (pour « Oslo-Paris », 1992 Atlantique du NE), Carthagène (Caraïbes, 1983), Barcelone (Méditerranée, 1976, 1995).

III – Le travail réglementaire d’institutions internationales

Nous touchons là aux prémices d’une gouvernance des océans avec deux institutions qui sont exemplaires de ce que l’on peut faire en la matière, même si leur champ de compétence est limité par leur objet statutaire.

1°) L’action de la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines en Antarctique (CCAMLAR)

Dans le cadre de la convention de Canberra du 20 mai 1980 dont elle reprend l’intitulé, elle régule les activités, notamment la pêche, dans l’espace maritime international antarctique, à partir de la limite tracée sur le 60e parallèle de latitude Sud.

Depuis 2005, des travaux et réflexions sont menés au sein de la Commission pour mettre en place un réseau d’aires marines protégées (AMP) dans l’océan Austral. La première AMP a été créée au sud des îles Orcades du Sud. Il existe à l’heure actuelle un projet pour en créer en mer de Ross. La France y joue un rôle actif et très positif, favorable aux différents projets d’AMP et favorable à ce que la pêche puisse être interdite dans certaines d’entre elles.

2°) L’action normative de l’Autorité Internationale des fonds marins

Elle est à l’heure actuelle, et dans son champ de compétence, le plus bel exemple de ce que peut être un organe de gouvernance des océans (grands fonds marins de la Zone).

La finalité générale et statutaire de l’Autorité est de mettre en valeur et de protéger les ressources (minérales) de la Zone en les gérant « de façon méthodique, sûre et rationnelle […] » (art. 150).

Il y a à l’heure actuelle plus de 22 contrats d’exploration des ressources de la zone accordés par l’Autorité, dont 4 pour la Chine (l’État qui en a le plus) et 2 pour la France (un sur les nodules polymétalliques, un autre sur un site de sulfures).

L’Autorité a entrepris en outre l’élaboration de 6 codes miniers : 3 pour l’exploration (terminés) et 3 pour l’exploitation future. Ils concernent les trois types de sites : nodules, sulfures et encroûtements.

IV – L’apport de la jurisprudence internationale

1°) Dans le domaine si important des délimitations maritimes c’est la jurisprudence qui a fixé dans le détail l’ensemble des techniques et critères permettant d’atteindre l’objectif fixé de façon très laconique par la convention : celui de la « solution équitable ». C’est un travail considérable qui a été accompli principalement par la Cour internationale de justice (CIJ) et par la voie d’arbitrages internationaux.

2°) Sur les activités des États, nous prendrons l’exemple de la sentence arbitrale intervenue le 12 juillet 2016 sur l’affaire de la mer de Chine méridionale

Au-delà du fait que le tribunal arbitral n’était pas compétent, à mon avis, pour statuer, elle donne un éclairage sur l’interprétation des notions opposées d’île et de rocher, avec l’affirmation de l’interdiction de s’octroyer des zones maritimes de droits souverains (ZEE et PC) au moyen d’une artificialisation (ou poldérisation) d’un îlot naturel impropre à l’habitat humain permanent. Elle s’est opposée également aux revendications d’emprise de la Chine sur des espaces de haute mer (ligne des neuf traits).
Cette sentence est susceptible d’impacter la France au regard des ZEE que nous avons créées autour des îles australes et antarctiques (îles Eparses de l’océan Indien, de même qu’aux Kerguelen).

Quant aux espaces maritimes de haute mer revendiqués par la Chine, nous faisons comme les Américains, nos navires de la marine nationale les traversent ostensiblement sans rien demander pour bien montrer que nous ne reconnaissons pas ces tentatives d’emprise.

V – La question des négociations BBNJ (Biology Beyond National Juridiction) actuelles pour la haute mer et la Zone

Ce qui invite à l’heure actuelle les États à se pencher sur cette question, c’est d’une part la prégnance de plus en plus importante des questions environnementales face à une dégradation manifeste de la qualité du milieu marin en lui-même et le risque d’un épuisement de ses ressources halieutiques. C’est d’autre part la question de l’accaparement des ressources génétiques de la haute mer par quelques États.

Il y a eu au cours des dernières années une véritable prise de conscience de la nécessité d’agir et de faire évoluer le droit de la mer en ce domaine. Les progrès scientifiques sur la connaissance du milieu marin, sur le séquençage du génome du vivant (la zoogénétique et la phytogénétique : découverte de l’ADN il y a 50 ans et premier séquençage d’une bactérie en 1995), de même que la puissance acquise par les institutions de la société civile internationale, les ONG, y ont contribué.

Pour lancer le processus, l’Assemblée générale des Nations unies a d’abord institué en 2004, un « groupe de travail officieux » qui a œuvré entre 2006 et janvier 2016 à défricher le terrain en vue de l’ouverture d’un processus effectif de négociations.

Celui-ci a été engagé par la résolution du 19 juin 2015 de l’AG avec la création d’un Comité préparatoire (PrepCom) qui a été prévu pour se réunir en 4 sessions sur 2016 et 2017 (la 3e commence ce jeudi). La suite devrait être la convocation par le Secrétaire général d’une conférence intergouvernementale en vue « d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant se rapportant à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, et portant sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale ».

La tâche des négociateurs est immense, tout d’abord en raison de la diversité des sujets à traiter selon les techniques du package deal et du consensus.
Quatre thématiques sont à traiter :
– La question des ressources génétiques marines et du partage des bénéfices résultant de leur utilisation ;
– La question des outils de gestion par zones, incluant la problématique très débattue des aires marines protégées en haute mer ;
– La question des études d’impact environnemental dans ces milieux marins ;
– La question du renforcement des capacités et des transferts de technologie.

Elle est également complexe en raison d’une double dichotomie : deux zones maritimes internationales – la haute mer et la Zone – et deux grands types de ressources biologiques – halieutiques et génétiques – dont les statuts et régimes juridiques sont différents. On comprend alors que l’on ait pu présenter ces rounds de « négociations BBNJ » comme les plus importantes depuis la IIIe Conférence des Nations unies sur le droit de la mer.

En outre il est demandé au PrepCom de travailler pratiquement à droit constant : « ne pas porter préjudice aux instruments et cadres juridiques en vigueur sur la question, ni aux organes mondiaux, régionaux et sectoriels compétents. » (par. 3 Res. 2015).

C’est pratiquement la quadrature du cercle à laquelle est confrontée le PrepCom.

Le problème, en outre, est que la conservation et l’utilisation durable des ressources biologiques des espaces maritimes internationaux ne peut être que très partiellement et imparfaitement assurée in situ. On trouvera toujours un système permettant de répartir ces ressources entre les États et de les protéger d’une prédation sauvage.

Mais pour ce qui est de protéger leur qualité et leur intégrité chimique autant que physique, le plus lourd défi se situe au-dehors de ces deux grandes zones, du côté des espaces terrestres des États. L’essentiel de la pollution que subissent les océans est en effet d’origine tellurique : littoraux dépourvus de bassins de décantation des eaux usées, pollution amenée par les fleuves, micro-plastiques, émissions de gaz à effet de serre, destruction des récifs coralliens, etc. Tout cela dépasse donc largement l’objet et les compétences actuelles du PrepCom.

Et ces sources telluriques de pollution océanique sont autant de causes de disparition partielle des ressources biologiques de la haute mer et des fonds marins de la Zone, y compris des ressources génétiques. D’où l’on voit encore combien les grandes problématiques relatives au droit de la mer sont étroitement conditionnées par l’unité fondamentale de l’espace océanique et de ses mers périphériques. Il y a un océan, il est mondial, et nous sommes sur le même bateau.

Alain Dejammet
Merci.
Beaucoup des points que vous avez évoqués seront commentés par les autres orateurs.
Je vais profiter de la présence du commandant Hamelin pour lui poser une question : N’a-t-on pas de temps en temps envisagé de mettre une ou deux personnes à demeure sur Clipperton ?
Nous ne cessons de clamer notre bonheur parce qu’à partir de Clipperton nous avons pu étendre notre zone économique exclusive (ces 11 millions de km2 dont nous nous flattons beaucoup). Mais, si cet îlot est inhabité…

Hervé Hamelin
À part, peut-être, Jean-Louis Etienne, qui y va assez régulièrement, et quelques autres visiteurs, Clipperton n’a été habitée que par une quarantaine de Mexicains qui y furent d’ailleurs oubliés par leur gouvernement. Nous n’avons pas laissé de personnel sur place. Mais c’est une proposition qui a été faite à plusieurs reprises.

Jean-Pierre Chevènement
Au-delà de l’aspect juridique, il y a les enjeux. On nous vante les 11 millions de km2 de domaine maritime dont la France dispose. C’est un grand atout. Mais qu’en faisons-nous ? A-t-on évalué la rentabilité de ces exploitations qui n’ont pas démarré ?

À côté de ces atouts, qu’on nous rappelle constamment, il y a quand même beaucoup de points faibles (notre déficit en produits de la mer – la disparition de l’industrie nationale en matière de constructions navales).

Quelle est la logique de tout cela et quelles sont les opportunités ?

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Le cahier imprimé du colloque « Les enjeux maritimes du monde et de la France » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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