La Francophonie: un espace hétérogène et une ambition mondiale

Intervention de Jean-Christophe Rufin, Ecrivain, membre de l’Académie française, ancien ambassadeur au Sénégal, au colloque « Quel avenir pour la francophonie? » du 12 décembre 2016.

Merci, Monsieur le ministre.
Beaucoup de choses ont été dites. Après être revenu sur quelques points j’entrerai dans le débat avec quelques propositions.

Je voudrais d’abord insister sur la singularité de la question francophone.
Parce que nous sommes français il nous semble normal que des administrations, que des politiques soient dédiées à notre langue. Cela paraît très extraordinaire au reste du monde. En effet, ceci est lié à l’histoire de notre pays. Vous avez mentionné l’ordonnance de Villers-Cotterêts, la Révolution française… vous avez oublié l’Académie française. En 1634, elle a été créée dans un projet monarchique de structuration de l’État, pour donner à notre pays une langue capable de tout exprimer dans le domaine des sciences et des Arts. La construction même de la France en tant que nation – et l’Académie en est le témoin – s’est faite autour de la langue et avec la langue. Quand notre pays, par son histoire, s’est étendu à d’autres continents nous avons aussi véhiculé notre langue dans les territoires que nous conquérions.

Partant de cette histoire nationale singulière, j’insisterai sur le fait que la francophonie en tant qu’espace est aujourd’hui très hétérogène, très différente. On peut distinguer trois ensembles.

1- Une francophonie de conquête. Elle concerne les anciennes colonies ou possessions françaises qui ont été administrées par la France de façon plus ou moins directe. C’est la francophonie à laquelle on pense spontanément, celle de beaucoup de pays africains ou nord-africains.

2- Une francophonie de valeurs. Elle englobe les pays dans lesquels la France a laissé une trace, pas nécessairement linguistique, mais liée à son influence intellectuelle, aux valeurs philosophiques, sociales ou politiques que nous avons propagées. Je pense en particulier à l’Amérique latine, au Brésil notamment, dont le drapeau arbore la devise positiviste Ordem e Progresso (« ordre et progrès » [1]) et où l’on rencontre dans la rue des enfants qui se prénomment « Victor Hugo » ou « Émile Zola ». Cette présence française porteuse de valeurs est très forte dans de nombreuses parties du monde, de l’Europe centrale et orientale, à l’Asie-Pacifique.

Une francophonie politico-économique. Elle est liée à l’intérêt que certains peuvent avoir d’apprendre le français (tels les Chinois qui veulent aller en Afrique) ou à des raisons politiques. On observe par exemple en ce moment une progression de l’enseignement du français chez les chiites libanais pour des raisons politiques. En effet, les États-Unis ayant fait le choix des Sunnites, les Chiites, par contrecoup, reviennent vers la France dans une certaine forme d’équilibre.

Cette francophonie hétérogène et diverse réserve des surprises parce que ce ne sont pas forcément ceux qui sont les plus évidemment francophones qui sont les plus francophiles.

L’Algérie, pays que nous avons voulu marquer le plus fortement de notre empreinte coloniale, n’est pas membre de l’OIF, ce qui révèle d’une certaine façon sa réticence face à l’héritage francophone… Il y a quelques semaines j’étais au Salon du livre d’Alger, un salon extraordinairement vivant (1,5 million de visiteurs), en arabe et en français, qui attire toutes sortes de populations. Il y a toujours là-bas un attrait énorme pour la culture française et pour la langue française, mais il ne faut pas trop le montrer…
Inversement, des pays où le français est peu pratiqué revendiquent haut et fort leur volonté de rejoindre la Francophonie. Dans la liste des États qui font partie de la Francophonie, certains pays, comme le Vanuatu, figurent pour des raisons qui nous échappent un peu mais qui sont liées à l’attrait que nous pouvons exercer.

Enfin, dans le cadre de la francophonie politico-économique, nous avons des alliés qui ne sont pas forcément francophones. Comme l’a remarqué Jérôme Clément, la défense du plurilinguisme est un combat que nous menons en commun avec les Chinois, parmi lesquels le nombre de francophones progresse grâce aux Alliances françaises. Ils ont très bien compris que le chinois ne suffira pas à lui seul à contrer l’hégémonie de l’anglais et qu’il faut avoir plusieurs pôles. Ils sont nos alliés dans ce combat, ce qui, ajouté à l’attrait qu’ils ont pour la France, scelle une sorte d’alliance entre la France et la Chine. Une anecdote : Chaque année, le prix du « Meilleur roman étranger du XXIème siècle » [2] est remis à sept auteurs dont un francophone, un anglophone, un Japonais, un Coréen, un Italien et un Espagnol. Les Chinois, dans la présentation même de ce prix littéraire, mettent en avant cette pluralité culturelle.

Tout cela pour dire que cet espace francophone – et du coup la définition même de la francophonie – est source de débat, une véritable « bouteille à l’encre ». La variabilité des chiffres est le reflet de cette hétérogénéité. Vous l’avez dit, Monsieur le ministre, les évaluations varient de 100 millions à 700 millions de francophones ! Ces chiffres différent largement selon que l’on considère les locuteurs complets, les locuteurs partiels, les citoyens d’États dont une des langues officielles est le français (mais qui ne sont pas obligatoirement francophones pour autant…), les francisants etc…

En vérité, la caractéristique essentielle de l’espace francophone ne réside pas dans les chiffres et à ce jeu-là, nous ne serons pas gagnants. La force de la Francophonie est qu’il s’agit d’un espace mondial. C’est fondamental. Le nombre de germanophones, par exemple, n’est pas très loin du nombre de locuteurs principaux en français mais ils sont tous en Allemagne, en Autriche ou en Suisse, alors que le français est une langue internationale, mondiale, qui n’a plus de centre, comme cela a été dit. À Montréal pour un salon du livre, je faisais remarquer dans une table ronde sur les poètes que c’est dans les endroits où le français entre en contact avec d’autres langues qu’on rencontre le plus de poètes : au Liban, dans la Caraïbe, en Afrique etc., ajoutant que ce « français périphérique » est le plus vivant du point de vue de la poésie. À la sortie, une dame haïtienne était venue me dire qu’il n’y a pas de « périphérie » du français mais que le français est partout « au centre ». Les Haïtiens et tant d’autres refusent absolument l’idée qui nous paraît évidente selon laquelle il y aurait un centre et une périphérie. Cette idée de centre, aujourd’hui, est diluée dans une créativité internationale. À ce propos, je redirai un mot de l’Académie française. Les écrivains dont vous avez salué la créativité : François Cheng, Bianciotti, Laferrière, Amin Maalouf… sont Académiciens français, ce qui montre que nous avons fait en sorte que cette diversité soit « réintégrée » dans les institutions françaises et qu’en effet centre et périphérie deviennent indissociables.

J’en viens à quelques propositions.

1- Un préalable : pour continuer à défendre la langue française, il faut que nous tenions à la parler et qu’elle reste la langue de la République. L’unité linguistique de la France est un très grand atout que nous devons à notre histoire. L’apprentissage des langues régionales ou des langues importées est compatible avec cette unité linguistique. Mais il faut préserver dans nos institutions l’usage d’une langue commune qui est le français. Nous devons considérer avec beaucoup de prudence les « modèles » importés de l’étranger comme la Convention européenne des langues régionales (qui n’a pas été ratifiée par la France). Dans certains pays, telle la Slovaquie par exemple, où vivent des minorités hongroises, il est tout à fait légitime de leur donner une autonomie linguistique élargie. En France, si cette Convention européenne des langues régionales devait être appliquée, ce serait la fin de l’exclusivité de la langue française dans les domaines administratif ou judiciaire. Or la Constitution française précise heureusement dans son article II que « La langue de la République est le français ». Cette convention donnerait par exemple aux Bretons, aux Basques ou aux Alsaciens le droit de se pourvoir en justice en exigeant que toutes les pièces de procédure, toutes les plaidoiries soient produites en langue régionale. C’est à mon sens un danger mortel. Nous devons être très attentifs à ce danger dans la mesure où notre pays s’est construit autour de sa langue. Prenons garde à ne pas détricoter cette unité, au risque de nous retrouver dans la position de l’Espagne où, dans certaines réunions, il y a six personnes et quatre traducteurs (catalan, galicien, basque etc.)… alors que tout le monde parle espagnol !

2- Nous devons défendre notre langue, mais aussi promouvoir notre culture. Mme Gendreau-Massaloux a insisté sur l’importance de la traduction. Je souscris tout à fait à cette préoccupation Un écrivain français présenté à l’étranger en traduction rencontre évidemment un lectorat beaucoup plus vaste. N’oublions pas que les États-Unis ont installé leur hégémonie culturelle, après la Guerre, grâce aux films doublés. Ils sont entrés sur le marché culturel de l’après-Guerre, non par la langue mais par la culture. C’est la fascination pour cette culture qui, ensuite, amène les gens vers la langue. Nous avons souvent une vision très étroitement linguistique. Il n’est pas contradictoire de défendre sa langue et de donner le plus large accès à notre culture par le biais de la traduction.

3- Le devenir des très nombreux jeunes que nous formons en français dans les établissements français (lycées et universités) répartis dans le monde est une question absolument centrale. Leur formation en français n’est pas prise en compte dans l’établissement des visas. En effet, le visa francophone n’existe pas (son principe serait considéré comme discriminatoire par le Conseil Constitutionnel). Les jeunes qui, ayant fait toute leur scolarité dans un lycée français, se trouvent souvent dans la difficulté pour venir poursuivre des études en France. Ils se tournent vers les systèmes anglo-saxons qui prennent sciemment nos lycées comme des sortes de propédeutiques où ils « font leur marché » au profit des États-Unis, du Canada, de l’Angleterre. Ce problème de continuité doit être résolu. Je ne dis pas que tous les étudiants doivent venir en France et y rester mais nous devons tenir compte de l’effort accompli par ceux qui ont appris notre langue et notre culture. Au moment où, en matière migratoire, les digues ont complètement lâché (au point qu’on se demande pourquoi il y a encore des gens qui vont demander des visas dans les consulats), les francophones parfaits à qui on a refusé un visa et qui voient quelqu’un qui est arrivé de façon illégale être régularisé, ne le comprennent pas. Il y a là un sujet sur lequel il faut s’interroger sérieusement.

4- Enfin, dernière remarque : l’Afrique, ensemble très divers, est toujours citée comme la grande chance de la francophonie en raison de son développement démographique. Mais la réalité est plus contrastée. La situation des locuteurs dans les pays dit francophones en Afrique révèle des distorsions énormes [3]. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les jeunes. ».
L’éducation est un immense défi dans des pays où la pression démographique est extrême. Pour se rendre compte du problème que représente la jeunesse dans ces pays, imaginons en termes scolaires, ce que serait en France une rentrée scolaire avec 20 millions d’élèves ! C’est un défi considérable. Je ne suis pas sûr que nous ayons à l’heure actuelle les moyens de le relever.
Donc, avant de dire que l’Afrique va nous fournir demain le gros des troupes de la francophonie, il y a évidemment un très gros effort à faire et, pour le moment, rien n’indique que nous pourrons le faire.

Jean-Pierre Chevènement
Et pourtant, investir dans l’éducation en Afrique, y a-t-il meilleure idée ?

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[1] Sur le drapeau brésilien actuel, un ruban porte cette devise d’Auguste Comte qui bénéficiait d’un immense prestige au Brésil où le positivisme fut érigé au rang de « dogme ».
[2] Créé en 2002, ce prix littéraire chinois est le fruit d’un partenariat entre « China Publishing Group » et l’Institut chinois de la littérature étrangère. Son jury est composé d’universitaires chinois de grande renommée spécialistes de littérature étrangère.
[3] Voir à ce sujet l’intervention de M. Erik Orsenna, membre de l’Académie française, au colloque « L’Afrique. Table ronde autour d’Erik Orsenna » organisée par la Fondation Res Publica le 20 avril 2015.

Le cahier imprimé du colloque « Quel avenir pour la francophonie? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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