Débat final lors colloque « Quel avenir pour la francophonie? » du 12 décembre 2016.
Toutes les interventions m’ont passionné.
Au moment où l’Union européenne avait décidé de créer ce qu’on appelait la « coopération politique », en 1972-73, alors que l’Irlande, qui venait d’adhérer, présidait l’Union européenne, j’avais eu la surprise de constater que les quatre ou cinq hauts fonctionnaires irlandais qui présidaient l’une des premières réunions le faisaient en français ! Ils avaient appris le français pendant cinq ou six mois parce que l’Union européenne avait décidé que la coopération politique se ferait en français et sans interprétation. C’était il y a quarante ans… Quarante ans plus tard, toutes les réunions de coopération politique se passent en anglais, le français a complètement disparu.
Nous, diplomates, sommes probablement responsables de cette situation. Nous n’avons pas su défendre la langue française à Bruxelles où nous jouions pourtant un rôle éminent. C’est extrêmement déplorable.
On nous a rappelé tout à l’heure qu’à Sciences Po 50 % ou 60 % des enseignements sont désormais dispensés en anglais. Cette évolution ne date pas de Frédéric Mion mais de son prédécesseur.
Nous sentirions-nous obligés non seulement de parler anglais mais aussi de raisonner en anglais ? Nous avons pris l’habitude de négocier systématiquement en anglais et non plus en italien, en japonais… comme j’ai pu le faire dans ma carrière. Or, quand on négocie dans la langue de l’autre on rentre dans le raisonnement de l’interlocuteur. Ceci explique pourquoi nous avons fini par perdre toute indépendance dans le domaine de la politique étrangère. Cette évolution est très dangereuse car elle nous amène parfois à avaler n’importe quoi !
Roger Tropéano
J’évoquerai la très grande responsabilité qui incombe depuis de longues années aux « élites » et aux responsables politiques.
Je rappelle que, lorsque la loi Toubon avait été discutée à l’Assemblée nationale, le groupe socialiste s’était abstenu par calcul politicien… allant jusqu’à saisir le Conseil constitutionnel, lequel avait censuré quelques articles de la loi sur la défense du français. Les Sages avaient annulé les dispositions obligeant les entreprises à utiliser les équivalents français des termes anglais. C’est dire si, déjà à cette époque, il y avait chez les politiques, et particulièrement à gauche, ce mépris du français qu’on a retrouvé dans les différents gouvernements, et peut-être plus que jamais ces derniers mois.
Les Français, les citoyens, les Parisiens sont dans leur vie de chaque jour véritablement dépossédés de leur langue, et pas uniquement dans les beaux quartiers. Dans les 18ème et 19ème arrondissements, n’importe quelle boutique arbore un intitulé en anglais. On peut parler d’une véritable dépossession en ce sens que le citoyen en arrive à ne plus penser en français.
Le communautarisme qui s’est développé dans certaines villes moyennes et communes de banlieue contribue à cette dépossession dès l’école primaire. Lors d’un colloque récent de l’Institut français au Musée de l’histoire de l’immigration (Palais de la Porte dorée), j’entendais des élus d’Aubervilliers, de Gennevilliers, de Seine-Saint-Denis prôner le bilinguisme à l’école primaire, relativisant l’apprentissage de la langue française par les écoliers. D’emblée une distance est posée par rapport à la langue française, au profit la langue de « l’occupant », si je puis dire, la langue anglaise.
On a parlé de l’action culturelle de la France et du rapport Védrine. Mais lorsqu’Hubert Védrine était ministre des Affaires étrangères, les crédits accordés à l’action culturelle extérieure avaient subi une baisse très importante et nombre d’instituts français avaient fermé, je pense en particulier à celui de Vienne.
Albert Salon
Je reviendrai sur la francophonie économique. Je crois qu’une sorte de « révolution culturelle » serait nécessaire en France. Il est bon que nous séparions la culture et l’argent, la langue et la finance, mais peut-être l’avons-nous fait avec excès, notamment dans le domaine qui nous occupe aujourd’hui. On semble avoir redécouvert la francophonie économique tout récemment, au sommet de Tananarive [1]. En fait on l’avait découverte bien avant. Mme Gendreau-Massaloux citait l’exemple de jeunes Vietnamiens qui lui disaient vouloir apprendre le français pour agir en Afrique. Dès 1997, les Vietnamiens avaient beaucoup insisté sur cet aspect lors du 7ème sommet de la Francophonie qu’ils organisaient à Hanoï (j’y étais car je m’occupais à cette époque de francophonie au ministère de la Coopération). La France avait un peu traîné les pieds. Nous étions plusieurs à soutenir cet aspect de la francophonie mais nous n’étions que des fonctionnaires. Il avait quand même été décidé, sous la pression des Vietnamiens et de quelques autres, de tenir une conférence des ministres de l’Économie et des Finances l’année suivante. La réunion des ministres avait effectivement eu lieu en 1998 à Monaco, présidée par le ministre français des Finances de l’époque, Dominique Strauss-Kahn, qui ne voulait pas de cette affaire de francophonie économique et l’avait élégamment torpillée.
Pourtant nous avons là un potentiel considérable, cela a été dit. Notre espace maritime, le deuxième du monde (11,7 millions de km2), juste derrière les États-Unis, borde beaucoup de pays francophones, notamment nos DROM-COM (ou DOM-TOM). Or, un seul parti (le FN) a eu l’idée d’unir ces trois éléments constitutifs d’un potentiel de développement et de redressement de la France tout à fait considérable : les DROM-COM, l’espace maritime et la francophonie.
Il faudrait y venir. C’est une proposition que j’avance.
Gérard Teullière
Ce débat a permis d’aborder de nombreux points, de balayer différentes dimensions. J’aurais souhaité aborder la question importante de la communication scientifique dont on n’a pas vraiment parlé ce soir.
La science est une partie de la culture qui est elle-même une vision du monde, une Weltanschauung (comme on dit en bon français). Il est difficile pour des chercheurs, pour des personnes qui se consacrent à la science, de créer, de composer dans une langue qui n’est pas la leur. M. Hennekinne déplorait le fait qu’on raisonne parfois dans la langue de l’autre. Einstein lui-même disait ne pouvoir développer un problème mathématique particulièrement pointu qu’en allemand.
À cela s’ajoute un problème de pouvoir. Aujourd’hui la quasi-totalité des instances d’évaluation de la recherche scientifique sont entre les mains des institutions nord-américaines, tel l’Institute for Science Information. Nous avons là aussi un défi à relever dans le cadre de la Francophonie. Bien entendu les solutions ne sont pas immédiates, elles ne sont pas dans l’air. Il faudrait convaincre les chercheurs que la création et l’expression dans leur langue d’origine contribuent à protéger la diversité de la création scientifique et à aller vers de nouveaux axes de création scientifique.
Jean-Pierre Chevènement
Cette bataille a été livrée. En 1981-82, j’avais défini un programme mobilisateur intitulé « La promotion du français langue scientifique » et « La diffusion de la culture scientifique et technique » [2], à côté d’autres (biotechnologie, électronique etc.). Comme ministre de la Recherche, j’avais imposé la traduction simultanée dans tous les congrès scientifiques… décision immédiatement suivie d’une levée de boucliers des grands organismes qui considéraient qu’il n’y avait pas d’argent à perdre dans les frais de traduction. Voulant en avoir le cœur net, j’avais fait un sondage auprès des scientifiques qui participaient à ces congrès pour savoir si ces traductions leur étaient utiles ou non. Il était apparu que les Français ne voulaient pas de la traduction simultanée, considérant qu’ils parlaient très bien l’anglais. En revanche, les Anglais, les Américains et les anglophones réclamaient la traduction simultanée car ils ne comprenaient absolument rien de ce que disaient tous les autres dans ce qu’ils croyaient être de l’anglais ! J’avais quitté le ministère de la Recherche depuis deux jours quand la revue de biologie cellulaire est devenue Biology of the cell…
Pour ces raisons je pense que la pente est quand même très raide à remonter. Il faudrait vraiment convaincre nos scientifiques, cela fait partie d’une tâche plus générale.
J’entendais évoquer la responsabilité des élites, des gouvernements, plus précisément des socialistes. Je crois que beaucoup de socialistes ont oublié le mot de Jaurès : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». C’est pourtant une chose assez évidente : c’est quand on est à l’aise avec soi-même qu’on peut aussi s’ouvrir aux autres. Mais cette pensée un peu complexe a encore du chemin à faire.
Je me rassure quand même quand je vois la manière dont le corps social français réagit aux tragiques événements que nous avons vécus. J’y vois la manifestation d’une résurgence de patriotisme républicain qui me touche. En effet, on aurait pu croire, après soixante-dix ans de paix, que le sentiment national avait disparu mais je pense que ce n’est pas vrai. Il y a là quelque chose qui nous renseigne sur une vitalité sous-jacente qui peut se manifester de diverses manières, peut-être aussi dans la défense de la langue.
Alain Dejammet
Pour illustrer ce que vient de dire Jean-Pierre Chevènement à propos de l’interprétation simultanée lors des congrès scientifiques, j’avancerai des propositions pratiques.
Pour sauvegarder le français il y a deux voies, d’une part la volonté, le courage politique et les moyens qu’ils permettent, d’autre part la résistance à l’invasion, à la domination absolue d’une autre langue.
Pour cela il faut plaider pour la pluralité des langues, ce que nous nous efforçons de faire dans les instances internationales.
Pour cela il faut pouvoir payer des interprètes. La valorisation de la fonction d’interprète, de traducteur doit être un des axes d’une véritable campagne pour défendre le français par le plurilinguisme. On n’en parle pas, bien qu’on sache à quel point leur rôle est essentiel. Combien de ministres français eussent été incapables de convaincre s’ils n’avaient eu à côté d’eux Christopher Thiéry [3], Madame Durand [4], Nada Yafi [5] etc., des interprètes admirables qui, s’ils se tiennent dans l’ombre, font que les ministres comprennent et sont parfois compris, ce qui n’est quand même pas mal !
Pour cela il faut absolument qu’en France et dans le monde nous valorisions la fonction d’interprète et que le financement en soit assuré. Le meilleur moyen de chasser, non pas seulement la langue mais la pensée française, comme le disait Loïc Hennekinne, est d’imposer une seule langue dans les instances internationales et de faire en sorte qu’on interrompe la traduction sous le prétexte que cela coûte cher. C’est d’ailleurs l’approche qu’a suivie certain(e) secrétaire d’État américain(e).
On peut imaginer un financement international. Comme on a demandé un impôt d’un dollar sur les billets d’avion pour amorcer une véritable campagne contre le sida, on pourrait imaginer un mode de financement qui permettrait, au sein des institutions internationales, de garantir à chaque représentant, quelle que soit sa nationalité, de s’exprimer dans sa langue et d’être compris grâce à la traduction.
La deuxième voie possible pour sauver la langue française, serait donc de multiplier les encouragements matériels, pratiques, à la pluralité des langues et, pour cela, valoriser à tous les points de vue (financier, honorifique…), ces admirables traducteurs dont on ne parle jamais, à l’exception, peut-être, de Simon Leys [6]. Ils méritent notre estime, notre appui, ils méritent un financement international.
Jean-Pierre Chevènement
C’est mon avis. Il serait nécessaire de former en grand nombre des traducteurs et traductrices.
Dans la salle
Je ne suis pas sûr de partager l’optimisme de M. Martin. Dans le milieu des télécommunications, toutes les publicités sont en anglais, quel que soit l’opérateur (SFR, Free, Bouygues….). C’est aussi le cas pour les titres de certaines enseignes (Carrefour city, Carrefour market, Carrefour drive…).
Il y a quelques mois, la SNCF annonçait des espaces de co-working dans les gares.
Les universités, à la rentrée, organisent une Welcome week… !
Pour avoir vécu au Québec quelques années, j’ai pu voir avec quelle force les Québécois défendent leur langue. Peut-être devrions-nous prendre exemple sur eux.
Arthur Riedacker
J’ai été chercheur et je vais peut-être briser un peu l’unanimité affichée ce soir.
Un souvenir : en Norvège, en 1973, respectant les consignes du ministère des Affaires étrangères, je m’étais exprimé en français… la moitié de la salle s’était levée.
Il faut distinguer les communications scientifiques qui ont une teneur importante de la communication ordinaire, quotidienne, entre chercheurs. Il vaut mieux parler un mauvais anglais et se faire comprendre des collègues avec lesquels on travaille. Je ne vais pas demander à un Finlandais, un Japonais, un Coréen qu’il apprenne le français… C’est toute une communauté avec laquelle nous communiquons aujourd’hui en anglais, comme autrefois les échanges se faisaient en latin. En revanche, les communications scientifiques importantes nécessitent d’être rédigées dans la langue dans laquelle le chercheur pense. Et la traduction s’avère alors nécessaire. Il faut donc distinguer les différents niveaux.
J’ai été aussi au ministère de la Coopération. Nous avons commis une erreur en ne traduisant en anglais aucun de nos travaux. Toutes les communications, toutes les revues, étaient en français. Aujourd’hui, les scientifiques exclusivement francophones, en Afrique par exemple, se plaignent d’être isolés. Il faut apprendre l’anglais parce que c’est un moyen de communication avec le reste du monde, il faut en tenir compte. Les rares revues bilingues ou trilingues ont disparu faute de soutien financier. J’ai essayé dans certains cas, même avec le Canada, de faire insérer dans les revues des résumés en anglais plus importants. Les chercheurs n’ont pas pris la peine de les rédiger.
On n’a pas la solution mais il faut y réfléchir un peu plus sérieusement et ne pas se contenter de dire que c’est bien de parler français.
Dans la salle
Selon Heinz Wismann, philosophe allemand à Paris, auteur de « Penser entre les langues », « La nostalgie d’un paradis pré-babélique est très régressive. Le principe de vie, c’est la différenciation ».
Jean-Pierre Chevènement
Ce sera le mot de la fin.
Je veux remercier chaleureusement les intervenants pour leurs exposés de très grande qualité qui nous ont passionnés ce soir.
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[1] La Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant le français en partage, communément appelée « Sommet de la Francophonie », est l’instance suprême de la Francophonie. Le 16ème sommet de la Francophonie s’est tenu du 22 au 27 novembre 2016 à Tananarive (Antananarivo) – Madagascar.
[2] En 1982, Jean-Pierre Chevènement (ministre de la Recherche et de la Technologie puis de la Recherche et de l’Industrie de1981 à 1983) avait étendu les compétences de la mission interministérielle de l’information scientifique et technique (MIDIST) à la diffusion de la culture scientifique et technique. La MIDIST était chargée de mettre en place et d’animer le réseau des centres Centre de culture scientifique, technique et industrielle (CCSTI) et recevait, en outre, la mission de promouvoir le « français comme langue scientifique », notamment dans le domaine de l’édition. De 1982 à 1985, dotée d’une certaine autonomie et d’un statut interministériel, la MIDIST contribua au développement de projets et de démarches innovantes : logiciel Darc d’interrogation des bases de données en chimie et pharmacie, informatisation des bases de données de brevets, « Édition électronique » (numérisation des revues scientifiques, avec le CNRS), « Plan Information Santé ». Après avoir impulsé l’informatisation des bases de données de terminologie et de dictionnaires spécialisés, la MIDIST promut une approche globale des « industries de la langue ».
[3] Christopher Thiéry, ancien chef du service de l’interprétation du Ministère des Affaires étrangères, et ancien directeur de l’interprétation à l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs (ESIT) de l’Université de la Sorbonne nouvelle – Paris III. Président d’honneur de l’Association Internationale des Interprètes de Conférence (AIIC).
[4] Micheline Durand, traductrice de l’espagnol à l’Élysée, auprès de François Mitterrand, et au Quai d’Orsay, est devenue par la suite conseiller culturel à l’Ambassade de France au Mexique.
[5] Diplômée de l’ESIT en 1980, après une riche carrière de free-lance, Nada Yafi (Arabe A, Français A, Anglais B) est devenue interprète permanente au ministère français des Affaires étrangères en 1989. En 2003 elle a été reçue au Concours de Conseiller des Affaires étrangères, cadre d’Orient. Après un passage à l’administration centrale, elle a été nommée Consul général à Dubaï en 2007, et en octobre 2010 Ambassadrice de France au Koweït.
[6] Simon Leys, nom de plume de Pierre Ryckmans (1935 –2014), belge de langues française et anglaise, traducteur mais aussi écrivain, essayiste, critique littéraire, historien de l’art, sinologue et professeur d’université.
Le cahier imprimé du colloque « Quel avenir pour la francophonie? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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