Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, et débat final au colloque « Où va l’Inde? » du 6 juin 2016.
Je vais introduire un propos qui paraîtra peut-être dérangeant.
L’hindouisme, pratiqué par un milliard d’hommes à la surface de la terre, est la troisième religion après le christianisme et l’islam. Il a une histoire millénaire (les Védas (1), les upaniṣad (2)).
Qu’est-ce que l’hindutva (l’hindouité) ? Dans quelle mesure déclenche-t-elle une intolérance insupportable ?
J’écoute ce que dit Narendra Modi quand il se déplace à travers le monde. Dans les pays musulmans, il a un propos extrêmement « arrondi » et met l’accent sur les valeurs partagées par l’islam et l’hindouisme : ouverture, tolérance, miséricorde… On peut penser que ce langage est très diplomatique. Il n’en reste pas moins vrai que les musulmans sont près de 200 millions en Inde (3ème pays musulman de la planète).
Une normalisation de leurs relations serait la condition du développement de l’Inde et du Pakistan. Nous avions organisé en 2009 un colloque intitulé « Où va le Pakistan ? » (3). Il est clair que le Pakistan est bloqué dans une redoutable impasse, avec l’Afghanistan qu’il considère comme sa « profondeur stratégique ».
Je me suis rendu au Pakistan, en Afghanistan, en Inde. À ma question sur sa conception du partenariat stratégique entre la France et l’Inde, la réponse du Vice-président de l’Inde fut d’une clarté lumineuse : le seul problème qui comptait vraiment était la Chine. Je ne veux pas décrire davantage l’arrière-plan des relations entre l’Inde et la Chine. Là encore, ce qui apparaît est à mon sens très différent de la réalité.
Quelle est la politique de la France vis-à-vis de l’Inde ? Avons-nous, nous aussi, notre « pivot » vers l’Asie, notre « pivot » vers l’Inde ?
L’Inde s’intéresse à nos industries de pointe. C’est l’aéronautique militaire, ce pourrait être le nucléaire. Nous nous étions prévalus d’un contrat qui serait signé avec l’Inde pour la fourniture de six E.P.R. Je ne crois pas que ce contrat ait jamais vu le jour. Il en va de même pour les Rafale que nous devions leur vendre. Nos entreprises sont-elles bien conscientes de l’enjeu formidable que l’Inde représente ? Pour m’être rendu en Inde il y a très longtemps comme ministre de la Défense, j’avais pu observer que nos responsables militaires n’étaient à l’époque pas du tout intéressés par l’Inde. Ils étaient même plutôt enclins à prendre le parti du Pakistan. J’avais essayé de ramener les choses dans une direction plus équilibrée. En effet, je crois que le rôle de la France en Asie doit être un rôle pacifique, un rôle d’équilibre et que tout ce qu’on peut faire qui contribue à l’équilibre et à la paix est bon. Fondamentalement, notre objectif doit être de faire en sorte que les problèmes immenses qui se posent en Asie du Sud comme en Asie du Sud-Est et de l’Est puissent être résolus pacifiquement, ne serait-ce qu’en raison de la présence des arsenaux nucléaires, celui des États-Unis d’abord, celui de la Chine, de l’Inde, du Pakistan, de la Corée du Nord. Pour qui connaît les choses de l’intérieur tout cela est extrêmement passionnel, même si ce sont des passions qui s’expriment selon des valeurs très différentes des nôtres. Comme l’a dit M. Boillot, c’est très subtil, très ambivalent mais derrière la douceur il faut savoir reconnaître la force et la détermination sans faille. Je l’ai observée chez plusieurs responsables et même, dans mon souvenir, chez Mme Gandhi que j’ai rencontrée en 1971 lors d’une réunion au Conseil de Paris alors qu’elle faisait la tournée des capitales européennes avant la guerre qui allait aboutir à la sécession du Bangladesh d’avec le Pakistan. C’était une Walkyrie ! Elle m’a reçu quand je suis allé en Inde. C’était une femme extrêmement séduisante et énergique à la fois. On pourrait en dire autant des Chinois, des Pakistanais et d’autres.
C’est un terrain sur lequel nous devons avancer avec beaucoup de doigté en sachant que vue de l’Inde, d’un point de vue industriel l’Europe c’est d’abord l’Allemagne. D’un point de vue civilisationnel, c’est d’abord la Grande-Bretagne où vivent environ 2 millions d’Indiens. Près de 350 000 Indiens vivent en France. Il me semble que nous devrions avoir une approche plus dynamique vis-à-vis de ce grand pays qui est aussi une grande civilisation dont nous avons certainement beaucoup à apprendre.
DEBAT FINAL
Jean-Luc Racine
Sur la question de la politique française, à ma connaissance, deux Premiers ministres français avaient vraiment mesuré l’enjeu indien : Raymond Barre et Michel Rocard. Giscard, et surtout Mitterrand, avaient visité le pays (le second plusieurs fois). Mais le vrai tournant de la relation bilatérale fut le fait de Jacques Chirac quand il a maintenu en janvier 1998 sa visite en Inde alors que le gouvernement était tombé et que le Premier ministre expédiait les affaires courantes. D’autres chefs d’État et de gouvernement qui avaient prévu une visite en Inde y avaient renoncé en attendant la mise en place du nouveau gouvernement. Chirac l’avait maintenue et son message avait été bien compris : il ne venait pas voir M. Gujral, Premier ministre affaibli, c’est l’Inde qu’il venait voir. Surtout, quelques mois après, la France avait été le pays occidental qui avait le mieux compris la logique « gaullienne » des essais nucléaires indiens de mai 1998. Et très vite, dans les négociations entre les deux pays, y compris dans certaines déclarations bilatérales, figurait souvent une annexe discrète sur les possibilités de coopération dans le nucléaire civil.
Lorsque François Hollande a été invité pour la célébration de la République du 26 janvier, avec grand défilé (l’équivalent de notre 14 juillet), les media indiens ont noté que c’était la cinquième fois qu’un chef d’État français était invité, ce qui est unique. Des militaires français en manœuvres bilatérales en Inde ont été les premiers militaires étrangers à défiler. D’une façon générale, par-delà les alternances politiques dans les deux pays, chacun reconnaît que les relations politiques bilatérales sont globalement bonnes. Les relations de défense se font dans la confiance mais quand il s’agit de négocier vraiment des contrats d’armement, les choses se compliquent, comme le montrent les péripéties du Rafale.
En revanche, l’insuffisance des relations économiques est toujours mise en avant par les partenaires indiens. Cela invite à réfléchir à la politique française. Je suis très prudent sur les contrats d’armement. L’image de la France « gaullienne », c’est-à-dire gardant des marges de manœuvre par rapport aux États-Unis, est un atout : pour un pays qui peut rentrer en guerre avec son voisin pakistanais, la question tirée de l’expérience des guerres précédentes est : « le pays X nous a vendu des avions de combat, va-t-il continuer à nous vendre les pièces détachées en temps de conflit ? ». C’est un atout pour les Rafale. Cela a été formulé en tant que tel par des analystes indiens, y compris par rapport à des compétiteurs européens, telle l’Allemagne, qui est partie prenante de l’Eurofighter, concurrent du Rafale. New Dehli redoutait des hésitations allemandes dans ce cas de figure, sans parler, pour les avions américains, du poids du Congrès pouvant imposer son point de vue au pouvoir présidentiel. Mais cet argument vaut-il toujours dans une France qui paraît plus proche que jamais de Washington sur bien des dossiers ? Sans doute. L’Inde n’en est pas moins un miroir qui permet de voir ce qui se passe chez nous.
Patrick de Jacquelot
Je viens de passer sept ans en Inde où j’ai beaucoup fréquenté la communauté française des affaires. On peut dire que la quasi-totalité des entreprises du CAC 40 et des très grosses entreprises sont présentes en Inde, parfois de façon très importante. Capgemini a beaucoup plus de salariés en Inde qu’en France. Sodexo emploie plusieurs dizaines de milliers de personnes en Inde, L’Oréal s’y porte extrêmement bien. Alstom, présent en Inde depuis un siècle commence à signer de très gros contrats et a ouvert une très grosse usine de fabrication de locomotives. Michelin a ouvert en Inde une de ses usines les plus modernes et les plus importantes, inaugurée il y a trois ans. Les très grosses entreprises françaises sont présentes en Inde, à part un ou deux cas particuliers comme Carrefour qui en est reparti.
La situation est beaucoup plus compliquée pour les PME, même les grosses PME. En effet, la réalité de la vie quotidienne des affaires en Inde est le problème du « Doing business » (4)… Une entreprise étrangère qui arrive doit prévoir beaucoup de temps, des fonds importants et des équipes dédiées sur place pour tenir jusqu’à ce que cela devienne rentable. Ce n’est pas à la portée de la première PME venue.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. de Jacquelot. Vous avez eu raison d’insister sur le stock d’investissements français en Inde. Cela montre que notre capacité financière, qui reste importante, intéresse les Indiens. Je confirme qu’Alstom, qui est là-bas depuis très longtemps, y a une très grande usine relativement performante, ce qui a d’ailleurs entraîné une baisse du plan de charge de l’usine de Belfort.
Jean-Joseph Boillot
On ne peut pas analyser l’Inde sans se poser la question de la relation Inde-France. Ce qui nous préoccupe est l’emploi en France. La question est, par exemple, la survie de Capgemini. En effet, si Capgemini est allé en Inde, ce n’est pas grâce à son principal actionnaire-fondateur qui s’y opposait, craignant une chute du cours de ses actions pour des raisons qui tiennent à l’image de marque de l’Inde, mais à son chef exécutif convaincu que l’implantation en Inde était une question de vie ou de mort, notamment pour gagner des contrats sur le premier marché informatique mondial, les Etats-Unis.
Indépendamment de la question économique, la question centrale est politique et géopolitique. Il s’agit de savoir si nous voulons occuper une place dans le jeu mondial des prochaines années. Une fenêtre d’opportunité s’ouvre avec la « multipolarité » (même si de grands géopolitistes français voient le monde comme « apolaire »). Ce qui nous relie à l’Inde, c’est la politique gaullienne et la question du siège au Conseil de sécurité des Nations Unies dont la France – contrairement à l’Allemagne – dispose. C’est un élément central pour l’Inde dont l’obsession est d’être assise à cette table.
Parle-t-on de la France dans les media indiens (en dehors des périodes d’inondations) ? Y a-t-il des débats à propos de la France ? L’existence politique de la France est une vraie question. Or notre liberté, qui dépend d’un monde multipolaire, exige que l’Inde soit dans la barque.
La question de Narendra Modi est centrale. Je déplore la récurrence des discours présentant plus ou moins explicitement Narendra Modi comme un fasciste. En réalité, Narendra Modi appartient à une autre tradition de l’Inde, celle de L’Arthashâstra (5). Selon ce traité, le devoir du souverain est de faire le bonheur de son peuple. C’est l’obsession de Modi. Qu’il ait été élu par des voix de l’extrême-droite hindoue est une chose mais ce qui m’intéresse, c’est notre avenir, notre capacité à nous ménager demain dans le monde des degrés de liberté, c’est donc la question de la « multipolarité ». Pour avoir une chance d’échapper au tandem Chine/Amérique qui se profile aujourd’hui et oblige la diplomatie française à s’aligner sur la diplomatie américaine, la seule voie de salut que nous ayons est de maintenir la possibilité d’avoir des alliances. Ce qui a été fait dans le solaire est à cet égard un coup remarquable de la diplomatie française : alors que nous étions totalement absents dans le solaire, nous avons réussi, à l’occasion de la COP 21, à engager l’Inde, très réservée au départ, comme un partenaire. Là, on a parlé de la France en Inde ! C’est ce qu’il faut absolument apprendre à traiter à propos de l’Inde.
François-Xavier Breton
Il y a encore quelques mois je travaillais dans le service de la main d’œuvre étrangère. Je peux dire que les entreprises françaises du CAC 40 et les PME innovantes sont conscientes de l’intérêt qu’elles ont à faire venir d’Inde des « travailleurs détachés » (statut qui fait que leur salaire est plus proche d’un salaire indien que d’un salaire français). Il y a aussi des étudiants en informatique qui ensuite travaillent en France parce que le secteur de l’informatique a réussi à embaucher qui il voulait. Ces informaticiens ne vont pas forcément rester en France, ils vont se balader entre plusieurs pays pour le plus grand bénéfice de la technologie et de certaines entreprises françaises.
Quelle est la solidité des liens politiques entre l’Inde et la Russie après la fin de la Guerre froide ?
Jean-Pierre Chevènement
Je crois savoir, pour m’intéresser aux affaires russes, que ces relations sont restées relativement étroites, que la Russie reste un fournisseur d’armes très important pour l’armée indienne, même si les Américains font plus que pointer le bout de leur nez. Il y a une tradition qui vient du non-alignement et de la période antérieure. De même la solidarité qu’à l’époque Moscou avait montrée vis-à-vis de l’Inde au moment de la guerre de Kargil (1999) avec le Pakistan a marqué les esprits et, à mon sens, n’est pas près de s’effacer. Gardons-nous de voir les choses d’une manière trop binaire dans le domaine des relations internationales parce que l’Inde a une politique assez souple et pragmatique et elle garde certainement plusieurs cartes dans sa manche. J’ajoute que l’Inde – comme le Pakistan – fait maintenant partie de l’Organisation de coopération de Shanghai (O.C.S.).
Stéphane Witkowski
Dans le contexte géopolitique qui a été décrit, je n’ai pas entendu parler de l’IBAS (Inde, Brésil, Afrique du Sud). S’agit-il d’un simple club de trois démocraties multiethniques, trois acteurs émergents qui symbolisent leurs continents respectifs ou bien s’agit-il de trois pays qui ont des convergences, des alliances pour transformer la gouvernance mondiale, en particulier au sein de l’ONU ou de l’O.M.C. ?
Jean-Luc Racine
Vous avez raison de souligner ce point. Le fait qu’il existe à côté des BRICS, qui se réunissent chaque année, un groupe triangulaire défini comme tel, c’est-à-dire trois démocraties du Sud sur trois continents, a évidemment une certaine valeur emblématique. Mais cela ne change pas la face du monde. S’il multiplie depuis des années les actions conjointes impulsées par un sommet annuel des chefs d’État et de gouvernement, ce triangle IBAS n’est pas parfaitement équilatéral. Les Brésiliens jouent la carte de la coopération avec les États lusophones d’Afrique ; les Indiens ont des relations plus bilatérales avec les États africains anglophones ou francophones. Ceci étant, leur action est limitée sur le plan global, a fortiori avec un Brésil qui fait face aujourd’hui aux difficultés politiques et économiques que l’on sait.
D’autre part l’Afrique du Sud a un problème vis-à-vis de la réforme des Nations Unies : le groupe des quatre (Inde, Japon, Brésil et Allemagne) a toujours dit qu’il fallait élargir davantage le cercle des membres permanents du Conseil de sécurité, et qu’il y a la place, entre autres, pour un pays africain. Mais lequel ? L’Afrique du Sud, beaucoup plus liée à l’Inde et au Brésil dans le groupe IBAS et dans les BRICS ? Ou le Nigeria, plus peuplé, dont l’économie est en train de rebondir remarquablement ?
Au début du conflit syrien, Inde, Brésil et Afrique du Sud, qui étaient en même temps membres non permanents du Conseil de sécurité, avaient fait une démarche conjointe auprès de Damas pour essayer de convaincre Bachar El-Assad de trouver une solution politique à la crise. Cette initiative diplomatique n’a pas mené très loin. D’une façon plus générale, les IBAS rejoignent la Chine pour affirmer le principe sacré de respect des souverainetés nationales, et pour s’opposer aux interventions militaires non mandatées par l’ONU, a fortiori quand elles visent au changement de régime, comme ce fut le cas en Libye.
Il faudra voir si à l’avenir des intérêts convergents permettront de renforcer ce triangle Inde-Brésil-Afrique du Sud, qu’il ne faut certes pas négliger. Son potentiel dépendra beaucoup du sursaut – ou non – de Brasilia et de Prétoria. Mais l’IBAS ne devrait rester qu’une des géométries de la diplomatie indienne.
Jean-Pierre Chevènement
Si je puis introduire un élément un peu dissonant : si, aux BRICS on ôte la Chine et la Russie, il reste l’IBAS. Et si on peut casser les BRICS en deux morceaux, c’est d’excellente tactique maoïste.
Jean-Joseph Boillot
Hélas l’IBAS a été lié à un moment très conjoncturel : le Brésil de Lula, l’Afrique du Sud de Mandela et le Parti du Congrès en Inde. Il y avait l’idée que les idéaux de ces trois hommes ou parti pouvaient à l’intérieur des BRICS, non les casser – même si l’Occident le souhaitait – mais constituer un contrepoids à la Chine et à la Russie. Cela fait penser à ces statues indiennes aux multiples bras qui symbolisent la capacité à faire face à de multiples tâches à la fois, ou encore à disposer de plusieurs personnalités selon les circonstances. À un moment donné on a joué cette carte, mais elle est morte aujourd’hui en raison de la grande fragilité du Brésil et de l’Afrique du Sud. Vis-à-vis des BRICS, l’Inde joue pleinement cette carte et elle apparaît comme l’un des animateurs actifs même si la position de la Chine est dominante. Du reste, l’Inde a aussi rejoint l’Organisation de Shanghai. C’est aussi pourquoi elle a été avec la Chine – elle ne pouvait faire autrement – co-fondatrice de la fameuse banque des BRICS qui est quand même une institution importante, et qu’elle a rejoint dès le départ la Banque de Développement lancée par la Chine, l’AIIB. L’Inde sait qu’elle n’est pas assez puissante pour faite cavalier seul ou pour imposer ses vues, et elle « bricole » donc en permanence (c’est le jugaad), avec une constante, très proche de celle de la France : « Je veux exister, j’ai mes valeurs, j’ai mes préférences de structures ». Je crois que nous parlons le même langage. Maintenant il faut le faire vivre.
Arthur Riedacker
Vous avez évoqué la position singulière de l’Inde au niveau de l’O.M.C., notamment pour le subventionnement de l’agriculture. A priori cela aurait pu intéresser les pays africains… mais on n’a pas vu grand-chose.
Pouvez-vous nous dire plus de la relation entre l’Inde et l’Afrique, leurs perspectives, leurs intérêts ?
Jean-Joseph Boillot
Dans le triangle Chine-Inde-Afrique, ce n’est pas parce que l’Inde fait moins parler d’elle qu’elle n’existe pas. Elle est le 3ème partenaire commercial de l’Afrique et elle y a depuis longtemps des lignées de commerçants et d’industriels présents sur place. Mittal serait ainsi une des plus grandes fortunes d’Afrique avec toutes ses mines, ses usines de transformation et ses investissements immobiliers. Le groupe Tata dispose d’une cinquantaine d’implantations en Afrique dont certaines dirigées à partir de Londres et de Paris.
Les Indiens savent bien par exemple que c’est depuis Paris qu’il faut travailler avec l’Afrique francophone. Je soupçonne que lors du rachat d’Arcelor, ce n’étaient pas seulement les usines françaises qui intéressaient Mittal, mais largement aussi ses implantations en Afrique. Quand le Premier ministre chinois se déplace en Afrique, il le fait à grand bruit, accompagné d’importantes délégations mais il n’y a pas un pays africain où une entreprise indienne ne soit présente. En termes de puissance, l’Inde est certes dans un rapport de 1 à 4 avec la Chine mais ce qui nous intéresse, nous Français, c’est que l’Inde devient omniprésente en Afrique, souvent de façon complémentaire même si c’est parfois de façon concurrentielle. Le grand concurrent d’Orange est ainsi le grand groupe indien Airtel. Donc la présence indienne en Afrique est plus forte qu’on ne pense et elle ne pourra que se renforcer à l’avenir comme l’a montré le sommet Inde-Afrique de l’automne 2015. Je travaille personnellement avec trois groupes indiens sur leur stratégie Afrique. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont eu recours à un Français. Pour eux, l’Afrique en 2030 représentera un marché aussi important que le marché indien.
L’Europe, elle, s’intéresse de moins en moins à l’Inde, ce qui me soucie. Il n’y a pas aujourd’hui d’Europe-puissance, et si l’Allemagne est forte économiquement, elle n’est pas un partenaire crédible sur le plan géopolitique. La France, elle, est crédible géopolitiquement mais elle est très peu présente économiquement sur le marché indien et veut faire cavalier seul en Afrique. Or Il faut comprendre que la relation Inde-Afrique-France fait sens. Une réunion va avoir lieu à Dakar entre la Chine, la France et l’Afrique. Ce n’est pas un bon message parce que le donneur d’ordre est la Chine : elle rachète les entreprises françaises, négocie en position de force avec Bolloré etc. Aucun pays africain n’est en mesure de se passer de la Chine, la puissance est là. Un contrepoids est nécessaire et l’Inde apparaît comme un possible contrepoids à condition que nous lui tendions des perches. Je vais me rendre prochainement en Centrafrique avec des équipes indiennes d’innovation parce que la situation économique y est très fragile. La France a une présence militaire indéniable. Mais sur le plan économique, elle ne fait pas grand-chose ou, plus exactement, elle ne sait pas bien comment faire dans un pays si pauvre et instable. Sur le plan du solaire, l’Inde a par contre mis au point des systèmes qui permettent à des villages d’être entièrement autonomes sur le plan énergétique, y compris de fournir de l’électricité à des petites entreprises. En Centrafrique, il faut fournir de l’emploi à des jeunes. Cette coopération décentralisée entre la France, l’Inde et l’Afrique me paraît un bon exemple de ce qu’on peut faire.
Jean-Pierre Chevènement
Vous avez dit que pour sortir de la situation de marasme actuelle il fallait reconstruire intellectuellement une politique. Effectivement, ce triangle France-Afrique-Inde fait sens mais d’autres aussi feraient sens. C’est ce travail d’élaboration et de projection qui est insuffisamment fait. La politique c’est aussi l’imagination et la créativité.
Je remercie tous les intervenants pour leur intéressante contribution.
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Le cahier imprimé du colloque « Où va l’Inde? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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