Intervention de Francis Gutmann, Secrétaire général du Quai d’Orsay de 1981 à 1985, au colloque « L’extraterritorialité du droit américain » du 1er février 2016.
Il ne faut pas imaginer le développement américain comme le fruit d’un deus ex machina ou d’un programme bien élaboré. La vérité, c’est que la puissance attire la puissance et si j’ai un regret c’est que ce ne soit pas la France qui ait cette puissance (et je ne sais pas quel bon ou mauvais usage nous en ferions).
Le monde, la société deviennent de plus en plus complexes et la puissance militaire n’est plus déterminante. Il faut en plus ce qu’on appelle le soft power. Tout le monde a un soft power mais tout le monde n’a pas un soft power suffisant. M. Brzeziński qui conseilla naguère le président Carter m’avait dit un jour que pour être membre permanent du Conseil de sécurité, il fallait avoir une politique mondiale, une force militaire, une capacité économique et un rayonnement culturel. C’est encore plus vrai pour avoir un soft power. Ces éléments seraient nécessaires pour le renouveau d’une véritable puissance française.
Pendant longtemps, les Américains ont sincèrement cru que ce qui était bon pour eux l’était nécessairement pour le reste du monde. Ils avaient un esprit missionnaire, ce qui ne les empêchait pas de défendre leurs intérêts. Mais dans un monde qui leur est devenu de plus en plus étranger et leur paraît de plus en plus hostile, je dirai que l’égocentrisme tend à se substituer à l’idéalisme. Priorité est donnée à ce qui est bon pour les États-Unis et peu importe, dans une large mesure, ce qu’il en est pour les autres. Nous ne sommes qu’au début de cette évolution. Les prochaines élections américaines sont à cet égard extrêmement importantes. Par-delà toutes leurs différences, les programmes des candidats républicains ont tous tendance à dire qu’il faut recentrer la politique des États-Unis sur les États-Unis et, en matière militaire, en laissant aux Européens le soin de défendre, s’ils en ont l’envie, leurs zones méditerranéenne, européenne ou africaine. C’est une évolution très marquée. Même si un démocrate est élu, il faut savoir que les États-Unis ne sont plus animés par l’esprit de Wilson mais par un égoïsme que justifient à leurs yeux les menaces que présente selon eux ce monde qui se fait.
Face à cela, je constate que nous Européens, Français, sommes comme tétanisés, incapables de réagir
À la question « Quelles parades ? », je ne prétends pas, Monsieur le ministre, détenir des réponses toutes faites. Au dénigrement des États-Unis je préfèrerai la réflexion sur notre propre capacité d’exister dont dépend la prochaine défense. Seuls ou avec l’Europe (si elle existe encore).
Je vous choquerai peut-être en vous disant que du point de vue américain, le Patriot Act et le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) sont parfaitement logiques : le terrorisme est une menace, le blanchiment est un moyen de financer le terrorisme et le coupable, américain ou non, doit être combattu. D’autre part, au nom de la vertu, les États-Unis ne peuvent pas admettre la corruption. Et, pour ne pas mettre les entreprises américaines condamnées en position d’infériorité par rapport à leurs concurrentes étrangères, celles-ci sont poursuivies à leur tour. Cette logique n’apparaît pas aussi évidente en dehors des États-Unis. Mais plus encore, c’est la façon dont ces logiques ont été appliquées qui est difficilement acceptable : déceler si possible une cible éventuelle par tous les moyens, qui vont de la presse aux services de renseignements, identifier telle ou telle entreprise comme une véritable cible parce qu’elle a un lien , serait-il ténu et tangentiel, avec le système économique ou financier américain, et, une fois la cible identifiée, la harceler de la façon la plus inquisitoriale pour avoir le maximum d’informations. Dans un cas précis concernant la filiale chinoise d’une entreprise américaine, les Chinois avaient déclaré « secret d’État » les informations demandées par les autorités américaines. Mais cette astuce ne peut être utilisée à tous les coups…
Enfin ce qui est très grave c’est que, de proche en proche, le développement de ces logiques à l’origine compréhensibles crée un abus de position dominante permanent, allant même jusqu’à un impérialisme qu’illustre parfaitement une déclaration du procureur général des États-Unis : « Toute entreprise étrangère susceptible de faire du mal à l’économie américaine tombe sous la loi américaine. »
Ce contexte rappelé, je vais essayer de dire un peu plus que les orateurs précédents sans toutefois les contredire. Les parades que j’évoquerai risquent de vous décevoir.
« Œil pour œil, dent pour dent » serait la première des parades. Mais le déséquilibre économique en limiterait singulièrement l’efficacité. La menace de ne plus pouvoir recourir au système financier américain peut effrayer une entreprise française. Je crains, à mon grand regret, que la réciproque (interdire à une entreprise américaine de travailler avec le système financier français) soit moins convaincante. Nous pourrions offrir un front de plusieurs pays mais l’Union européenne à cet égard est dans la tradition de peur qui la caractérise, alors que la Russie, Shanghai, les pays du Brics envisagent de faire un front commun pour mieux résister aux intentions américaines par la pratique « œil pour œil ».
La deuxième hypothèse, évoquée entre autres par M. Juvin, serait de renforcer la législation française contre la corruption en France et à l’étranger. On a commencé mais on ne va pas assez loin. L’intérêt d’une telle législation, outre la morale, serait de nous permettre de plaider qu’on ne juge pas deux fois pour les mêmes faits (non bis in idem). L’ennuyeux, c’est que l’OCDE, en matière d’anti-corruption, se borne à dire que « les deux côtés devront se mettre d’accord ». Et il n’est pas évident que cet accord irait dans le sens que nous souhaitons…
Une troisième hypothèse consisterait à essayer de faire jouer des règles internationales : constatant que ces pratiques américaines créent un déséquilibre dans la concurrence, l’Union européenne saisirait l’OMC pour qu’elle constate et juge si possible. On peut toujours le faire mais cela risque d’être assez long, le temps de décider l’Union européenne puis d’obtenir l’intervention de l’OMC…
Quatrième parade, nous pourrions mener à l’égard des entreprises américaines des actions contre l’évasion fiscale, pour la protection des données et dans quelques domaines encore… L’Union européenne a entamé des actions. Ce n’est pas négligeable parce que cela exerce des pressions sur les États-Unis et leurs entreprises et les Américains y sont d’autant plus sensibles que les procédures utilisées ont souvent la même forme que les leurs. Mais, oserai-je dire, ce n’est pas en attaquant la jambe droite que vous éviterez que la jambe gauche vous frappe. Donc c’est un moyen, mais qui n’est pas suffisant à lui seul.
Je crois qu’il faut se placer sur un plan beaucoup plus général et refuser de continuer à négocier le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), si certaines pratiques ne sont pas abandonnées. J’ajoute que l’intérêt de la France dans le TTIP n’est pas évident mais même si nous acceptons le principe du TTIP, de grâce, ne nous engageons pas en acceptant la pérennité de formules qui sont dommageables pour nous.
Il n’y a pas une bonne parade, à moins que Monsieur le ministre ou Me Iweins ne l’aient découverte… Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas recourir à un faisceau de méthodes et de parades. Même si chacune est insuffisante, le total n’est quand même pas négligeable.
Mais encore une fois – je vais être lyrique – tout ceci se ramène d’abord à un problème de volonté politique… et c’est une autre affaire.
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Le cahier imprimé du colloque « L’extraterritorialité du droit américain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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