Quel arsenal juridique opposer aux États-Unis?

Intervention de Paul-Albert Iweins, avocat, président du Conseil national des barreaux de 2006 à 2009, associé au cabinet Taylor Wessing, au colloque « L’extraterritorialité du droit américain » du 1er février 2016.

Monsieur le ministre, je suis heureux de ce que j’ai entendu mais je crains, moi aussi, de vous décevoir car il n’y a pas en l’état de bonne parade.

Je devine qu’un certain nombre d’entre vous sont effrayés par ce qu’ils ont entendu mais sachez que les entrepreneurs devant lesquels, avec M. Juvin et M. Quatrepoint, nous avons l’occasion de nous retrouver de temps en temps pour des conférences sur le même sujet ont plus encore de raisons de s’inquiéter.

Avant d’essayer d’apporter une note d’optimisme, je voudrais essayer de rappeler comment on en est arrivé là.

Les États-Unis sont un pays de droit. Les Américains mettent la constitution en préalable de toute réflexion et on ne les critiquera pas pour leur culture du droit, de la liberté, des amendements à la constitution (même quand il s’agit de port d’armes…).

Ils ont toujours cru à la supériorité de leur droit, pourtant techniquement inférieur au nôtre. C’est la différence entre le droit écrit, le droit continental, et le common law, droit d’essence jurisprudentielle qui est le fruit d’une sédimentation : il faut savoir ce que les juridictions ont dit au fil des décennies pour connaître la position du droit. Alors que dans les pays de droit continental (qui représentent les deux tiers de la planète), il suffit d’ouvrir son code pour savoir si on a le droit ou pas, sans avoir besoin, comme l’Américain, de consulter la jurisprudence pour voir si son contrat de 140 pages est conforme au droit.

Bien que nous ayons un système de droit techniquement supérieur, nous faisons face à une offensive du droit de common law.
Ce n’est pas nouveau et les gouvernements successifs auxquels il m’est arrivé de m’adresser pour essayer d’avoir un peu d’assistance dans ce combat n’ont peut-être pas pris la mesure de l’enjeu. Une anecdote : Vers 2002-2003, le Président Chirac, très sensible à la chose, nous avait consacré deux heures pour discuter de la création d’une fondation du droit continental. Je lui expliquai que les États-Unis donnaient 20 millions de dollars par an à l’American Bar Association pour aller répandre le droit américain à travers le monde, sous couvert de USAID (United States Agency for International Development). Je me souviens du Président Chirac remarquant que 20 millions de dollars, c’était somme toute 18 millions d’euros et qu’ « on pouvait certes faire l’effort ». La parole présidentielle eut l’efficacité que vous devinez : après le filtre des strates de l’administration, nous nous retrouvâmes avec une fondation dotée de 1 million d’euros… fournis par les professions ! Donc j’aime à entendre dire qu’ « il faut faire quelque chose » mais ce qui a été fait jusqu’à présent ne m’incite pas à l’optimisme.

Le droit avait quand même quelques constantes partagées par les deux systèmes, notamment la territorialité du droit pénal. Chaque État définit ce qui est bien et ce qui est mal dans son pays et entend le faire appliquer sur son territoire. Le droit pénal est celui qu’on a le plus de mal à internationaliser. Il n’existe pas de droit pénal européen, même si on commence à avancer vers une procédure pénale européenne. Le droit pénal est au cœur de l’État et du régalien. Il s’applique aux crimes et délits commis sur le territoire d’un État, dans certains cas aux crimes et délits dont sont victimes ses ressortissants en dehors du territoire et, dans d’autres cas encore, aux crimes et délits que commettent ses ressortissants à l’étranger, si la loi étrangère punit également ce comportement. Voilà les règles jusqu’à présent communément admises en matière de droit pénal. Il n’y avait pas d’extraterritorialité du droit pénal.

Cela a d’abord changé dans un domaine qui nous est cher à tous, celui des droits de l’homme. Dans la foulée du procès de Nuremberg, on s’est interrogé sur le sort des génocidaires, des auteurs de crimes contre l’humanité, qui ne pourraient être jugés chez eux. De là vint l’idée de reconnaître à une juridiction la compétence universelle. Ce processus intellectuel a abouti à la création de la Cour pénale internationale, juridiction internationale compétente pour juger les auteurs de crimes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre ou crimes d’agression.

Avant cela, certains pays, comme la Belgique, pour aider à ce que les droits de l’homme s’appliquent à travers le monde, avaient doté leurs juridictions de la compétence universelle en matière de droits de l’homme. Les malheureux Belges avaient été submergés de plaintes (tel Palestinien déposant plainte à Bruxelles pour le génocide palestinien commis par les Israéliens…). Tant de crises diplomatiques se profilaient à l’horizon que l’idée de la compétence universelle en matière de droits de l’homme pour un seul pays avait disparu. Elle a été reprise par la Cour pénale internationale.

Très belle idée… qui a rencontré un ennemi farouche : Les États-Unis, qui prétendent aujourd’hui à la compétence universelle en matière économique, ont tout fait pour couler la Cour pénale internationale au point d’appliquer des sanctions économiques aux pays qui ratifiaient le traité de Rome sur la Cour pénale internationale ! Inouï : un grand pays qui professe la liberté à longueur d’interventions publiques prenait des sanctions économiques contre les pays qui voulaient la création d’une juridiction pénale internationale destinée à juger les crimes contre l’humanité, les crimes de génocide, les crimes de guerre !
On s’étonne. Qu’avaient à craindre les États-Unis ?

Et quand j’entends cette extraterritorialité en matière de droit économique, je ne veux pas oublier qu’elle n’opère que dans ce domaine : dès qu’il s’agit des droits de l’homme, les États-Unis ne supportent pas l’extraterritorialité.

Sur l’application de cette extraterritorialité, je ne répèterai pas ce qui a été dit si excellemment avant moi.
Les législations évoquées fondent leur légitimité sur les bons sentiments : la corruption, c’est mal… Certes, et nous avons eu tort, en France et ailleurs, de considérer que ce n’était pas si grave que ça tant que ça permettait de faire des affaires.

Voici cependant ce qu’en pratique vivent un certain nombre d’entreprises françaises :
Un représentant du DOJ (Department of Justice) de Washington demande à parler au CEO (Chief executive officer)… « …parce que nous aimerions avoir vos explications à propos d’une affaire qui s’est passée en Indonésie en 2003. Nous pensons savoir que, dans la circonstance, votre société ne s’est pas comportée conformément aux règles éthiques internationales ».

Le « CEO », le PDG français, jusqu’à une période extrêmement récente, raccrochait et plaisantait sur ces Américains qui s’intéressaient à une opération, qui ne les concernait en rien, réalisée dix ans plus tôt en Indonésie ! Il ne prêtait pas davantage attention aux courriers et sommations qui suivaient jusqu’à ce qu’un jour un de ses cadres venant négocier aux États-Unis fût arrêté (c’est arrivé à un dirigeant d’Alstom qui a passé quatorze mois dans un quartier de haute sécurité aux États-Unis).
L’effet recherché est alors obtenu : Les dirigeants de l’entreprise se rendent à la convocation du DOJ.

J’insiste sur un point : le DOJ est le parquet et non le juge. Toute la stratégie que je vais exposer et dont il vous a été parlé est celle des procureurs, non celle des juges. Quelques entreprises ont d’ailleurs décidé de prendre le risque du procès et sont tombées sur des juges fédéraux de première instance qui, considérant que les États-Unis n’avaient pas vocation à juger le monde entier, les ont relaxées.

Mais combien d’entreprises sont prêtes à prendre le risque ?
Convoquée par le procureur pour des faits commis en Indonésie en 2003, l’entreprise choisit généralement de les reconnaître pour se débarrasser d’un problème qu’elle juge bénin. S’ensuit l’ouverture de poursuites pénales, ce qui signifie condamnation pénale puisque les faits sont reconnus… Aux États-Unis comme dans d’autres pays la condamnation pénale a des conséquences immédiates : exclusion des marchés publics, interdiction d’opérer sur le territoire s’il s’agit de faits de corruption d’agents publics.

Pour éviter ces conséquences quelque peu disproportionnées, l’entreprise se voit alors proposer une DPA (Deferred Prosecution Agreement), c’est-à-dire qu’une procédure est ouverte mais suspendue pour donner au coupable le temps de la contrition (étrange dans un environnement culturel protestant !). Mais une confession n’est valable que si elle est totale, complète et sincère, ce qui suppose l’aveu circonstancié de tout ce que l’entreprise a commis dans la dernière décennie en termes de corruption, de commissions versées, de cadeaux (cela peut aller jusqu’à l’embauche d’un fils d’un ministre pour un travail non fictif). Si la contrition est parfaite, on pourra transiger. Un seul oubli (qui n’échappera pas aux moyens considérables de la NSA ou du FBI) expose le coupable au risque d’une sanction pénale. Mais le confesseur, qui ne veut pas la mort du pécheur, va l’orienter vers quatre ou cinq cabinets très spécialisés de Washington susceptibles de réaliser un audit complet des procédures sur dix années et de suivre pendant trois ans les affaires de l’entreprise pénitente afin de prouver la sincérité de son repentir.

Je précise que mon cabinet, bien que s’appelant « Taylor Wessing » est un cabinet européen, anglo-allemand-français. C’est d’ailleurs un réseau et non un cabinet intégré, ce qui me permet de dire un peu de mal de mes confrères américains. L’avocat américain est certainement un excellent avocat mais sa déontologie est un peu différente de la nôtre. La notion de secret professionnel n’est pas la même en droit de common law et en droit continental. En droit de common law, l’avocat est officer of the Court (officier de la Cour), c’est-à-dire qu’il ne peut pas mentir à un juge ni à un procureur. L’avocat continental, excusez-moi de vous en faire l’aveu, a le droit de mentir … par omission (pas par action). L’avocat américain qui examine les affaires d’une entreprise est tenu de les révéler. Un avocat français, allemand, espagnol… pourrait garder le silence et conseiller à son client de taire un point.

À l’issue de toute cette procédure, la sanction n’est pas une peine pénale mais une indemnité, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de casier judiciaire. On évite donc les conséquences que j’évoquais tout à l’heure (interdiction des marchés publics etc.). C’est la finesse de cette procédure américaine qui n’avait pas – et n’a toujours pas – d’équivalent (mais il y a peut-être un espoir) dans le droit français : l’entreprise fautive va payer des sommes considérables mais cela ne correspond pas à une condamnation. Une fois l’indemnité payée, les dirigeants de cette entreprise peuvent rentrer sur le territoire des États-Unis, concourir aux marchés publics, toutes choses impossibles après condamnation pour une affaire de corruption.

Que conseiller à une entreprise française confrontée à ce genre de situation ?
La première idée qui vient est d’anticiper la procédure américaine en soumettant l’affaire au procureur français qui poursuivra. De cette façon, la règle non bis in idem (on ne peut pas poursuivre deux fois les mêmes faits) pourra être opposée aux autorités américaines.

Malheureusement, dans la relation internationale, non bis in idem ne fonctionne pas. Par exemple, les violences conjugales, qui peuvent se terminer par un meurtre, ne sont pas vécues de la même façon dans certains pays et en France. Les proches d’une épouse de nationalité française battue à mort par son mari peuvent, dans un autre système de droit, se voir verser une indemnité, pour compenser la perte cruelle, sans qu’une sanction pénale soit prononcée. La France, considérant légitimement qu’il y a là un meurtre conjugal, entame une poursuite pénale même si une procédure s’est terminée dans un autre pays par une indemnité civile. Ceci permet de comprendre, logiquement, que le non bis in idem international ne s’applique pas. C’est ce raisonnement qu’utilisent les Américains, arguant que la France ne poursuit pas la corruption. Il est en effet difficile de citer des exemples de condamnation pour corruption en France… Peut-être l’affaire Elf… Peut-on en déduire que la France est à l’abri de toute corruption… ? Beaucoup de nos marchés étant au Moyen-Orient, où tout fonctionne de façon remarquable, on ne saurait en douter ! Je rejoins M. Gutmann : il faut rendre cette justice aux Américains qu’ils ont commencé par sanctionner leurs entreprises avant de s’occuper des nôtres. Et c’est parce que leurs entreprises, se plaignaient de perdre des marchés par l’effet d’une concurrence déloyale qu’ils se sont intéressés à nous.

Comment pouvons-nous répondre à cette extraterritorialité du droit américain ?

Vous avez bien fait de faire litière du mythe d’une réaction européenne.
On est donc obligé de réfléchir à une réaction française. La convention de l’OCDE, vous l’avez rappelé, dit que lorsqu’il y a des poursuites dans un pays, un autre pays ne peut engager des poursuites, en tout cas ils sont censés s’entendre. Aujourd’hui, ils ne s’entendent pas puisqu’on ne poursuit pas ou, quand on poursuit, cela se solde par des amendes ridicules (375 000 euros est un maximum…).

Il y a heureusement un texte, qui est actuellement à l’état d’avant-projet mais dont je crains qu’il reste dans les limbes par ce que je ne suis pas convaincu que toutes les autorités publiques aient pris conscience de son importance. C’est la loi Sapin 2 (projet de loi sur la lutte contre la corruption et la transparence de la vie économique). Un premier jet, qui m’avait paru insuffisant, prévoyait d’imposer aux entreprises de plus de 500 personnes et plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaire un certain nombre de règles de « compliance » (conformité), selon les normes internationales (normes américaines, normes de l’ONU, normes anglaises…) et, suivant l’habitude du législateur français, le projet prévoyait un délit de plus pour l’entreprise qui ne respectait pas ces règles de compliance, l’idée étant d’amener les entreprises françaises à se mettre aux standards internationaux en matière de lutte contre la corruption. Ce n’était pas suffisant. Mais le dernier état du texte crée un DPA à la française et, pour une fois, je salue l’administration qui a compris la problématique. Ce projet de loi dispose qu’avant l’exercice de l’action publique, l’entreprise pourra se rapprocher du procureur et discuter avec lui d’une indemnité de compensation publique qui devra être fonction de l’atteinte portée à la liberté économique. Pouvant aller jusqu’à 30 % du chiffre d’affaire de l’entreprise (on en vient enfin à des sanctions significatives et on aura du mal à nous dire qu’on ne fait rien), elle sera homologuée par un juge du siège et ne sera donc pas entièrement entre les mains du procureur, ce qui est le cas aux États-Unis. Mais elle n’aura pas le caractère d’une sanction pénale et ne sera pas inscrite au casier judiciaire.

On a parfois tort de désespérer de nos élites et de nos fonctionnaires puisque je découvre dans cet avant-projet de loi ce qui pourrait constituer une solution pour les entreprises qui risquent de se faire « rattraper par la patrouille » américaine. Si on peut se libérer du passé par un dialogue constructif avec Madame le procureur national financier [1] et si on peut l’opposer aux États-Unis, on règle le problème. De plus, les amendes reviendront au Trésor français (alors que les 800 millions de dollars infligés à Alstom sont allés au Trésor américain et on se libère de ce qui est une véritable menace pour beaucoup d’entreprises françaises exportatrices. En effet, toute entreprise française exportatrice qui a payé des commissions depuis dix ans est sous cette menace réelle. La seule inquiétude que j’aie c’est que le MEDEF ne comprenne pas et n’y voie qu’une sanction supplémentaire contre les entreprises. Et je crains une réaction du patronat contre ce dispositif intelligent qui me paraît être la riposte adaptée à cette extraterritorialité des règles américaines anti-corruption.

Jean-Pierre Chevènement :
Merci, Maître, de nous avoir révélé ce projet de loi Sapin 2. J’attends que ce projet devienne une loi pour me réjouir vraiment mais c’est en effet une riposte possible. Une autre a été évoquée par l’ambassadeur Gutmann, c’est la suspension de la négociation du TTIP. Peut-être si on la réclamait très fort cela permettrait-il d’accélérer l’examen du projet Sapin 2.

Je remercie les intervenants pour les exposés très brillants dont ils nous ont gratifiés avant de me tourner vers la salle.

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[1] Mme Éliane Houlette occupe le poste de procureur national financier depuis janvier 2014. Le parquet national financier a été mis en place à l’issue de l’affaire Cahuzac afin de lutter contre la corruption et l’évasion fiscale.

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Le cahier imprimé du colloque « L’extraterritorialité du droit américain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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