L’évolution du système politique: la Chine de Xi Jinping?
Intervention de M. Joris Zylberman, co-fondateur et directeur général d’ActuAsia, directeur de la publication et rédacteur en chef d’Asialyst, co-auteur avec Mathieu Duchâtel de « Les nouveaux communistes chinois » (Armand Colin, 2012), au colloque « La Chine et ses défis: vers un nouveau modèle de développement? » du 14 décembre 2015.
Pour bien comprendre les défis et la situation politique de la Chine actuelle, je vous propose d’essayer de comprendre la personnalité et la nature du pouvoir du numéro un chinois actuel, Xi Jinping. D’où vient-il ? Dans quelle tradition politique s’inscrit-il ? Quelle sorte de leader est-il par rapport à ses prédécesseurs ?
De quel Parti communiste chinois (PCC) hérite-t-il ?
Xi Jinping est le fils d’un vieux révolutionnaire, Xi Zhongxun, qui fut dans les années 50 un important responsable du PCC. Il occupa notamment les postes de vice-président de l’Assemblée populaire et de vice-Premier ministre avant d’être purgé par Mao en 1962.
Son fils, Xi Jinping, n’a pas hérité exactement du Parti communiste que son père avait connu, celui de Mao Zedong : une structure fondée sur un leader fort, capricieux, plutôt adepte de la guérilla en politique, héritée des années de la guerre contre le Japon ou de la guerre civile. Ce PCC structuré autour d’un leader et de cadres choisis pour leur couleur politique – parce qu’ils sont rouges et non parce qu’ils ont des compétences d’administrateurs, d’économistes ou de techniciens – est mort après la révolution culturelle. Il a commencé de mourir dès le premier retour de Deng Xiaoping, à partir de 1973-1974, même si ce retour a été très chaotique jusqu’en 1978. Dès le milieu des années 1970, Deng Xiaoping, appuyé par Zhou Enlai, a amorcé une remise en ordre du PCC, recréant des échelons administratifs dans le Parti. Il a formé à chacun de ces échelons des groupes dirigeants recrutés, certes, sur leur loyauté mais surtout sur leurs compétences, leur aptitude de structuration et non sur leur capacité à réciter le Petit Livre rouge. Deng Xiaoping, secrétaire du Parti communiste dans les années 1950, avait aidé à la première structuration du Parti d’après-guerre et, quand il est revenu au pouvoir à la fin des années 1970, il a restauré une organisation léniniste du PCC qui perdure aujourd’hui. Cette organisation implique, dans la pure tradition léniniste, la centralisation du pouvoir, la discipline léniniste, le culte du secret et une stratégie qui consiste à pénétrer tous les secteurs de la société chinoise. Les années 1990-2000 avaient vu l’émergence d’une classe entrepreneuriale privée qui avait déserté les rangs du Parti. C’est en utilisant cette stratégie léniniste que le PCC a tenté de revenir sur ce terrain qu’il avait déserté.
Deng Xiaoping transforme le Parti qui n’est plus l’instrument de pouvoir d’un homme (de Mao) mais un parti de gouvernement qui se reproduit lui-même par un plan de succession de génération en génération, prévu par Deng : la génération de Jiang Zemin, de 1989 à 2002 puis celle de Hu Jintao. La génération au pouvoir est censée couver et préparer le passage de témoin à la génération suivante pour éviter des transitions du pouvoir politique dans le sang. Après la mort de Deng Xiaoping la direction du Parti n’est plus assurée par un seul homme capricieux (Mao Zedong) mais par un comité suprême, le Comité permanent du Politburo dont le nombre varie d’un peu plus d’une dizaine à aujourd’hui sept personnes. Au temps de Jiang Zemin et surtout du Hu Jintao, le numéro un, n’est pas un dictateur absolu mais le primus inter pares. Ce numéro un doit consulter ses pairs du Comité permanent et, avec eux, forger une décision collégiale. Il s’agit d’une direction collective.
Ce système de gouvernance a montré ses limites. Nous en avons tous été des observateurs lointains. En effet, en 2002, Jiang Zemin, censé passer tout le pouvoir à son successeur Hu Jintao, a gardé deux ans de plus le poste de président de la Commission militaire centrale, de chef des armées, poste que Deng Xiaoping avait occupé pendant toute sa seconde carrière politique, ce qui a considérablement affaibli le pouvoir de Hu Jintao. Ce dernier a eu toutes les peines du monde à asseoir son pouvoir, d’autant que, depuis 2002, Jiang Zemin dirige dans les coulisses la faction de Shanghai, l’une des factions dominantes à l’intérieur du Parti. S’en est suivie une guerre des factions qui a connu son paroxysme avec la chute ultra-médiatique de Bo Xilai, au début de 2012. Bo Xilai, l’ancien patron du Parti à Chongqing, accusé officiellement de corruption et de complicité de meurtre, était officieusement suspecté de vouloir organiser un coup d’État pour prendre le pouvoir à la place de Xi Jinping, le nouveau successeur choisi. C’est pour en finir avec ce jeu de factions que les dirigeants du Parti communiste chinois ont décidé de permettre à leur nouveau dirigeant de concentrer les trois titres majeurs du pouvoir en Chine. Et en l’espace de quelques mois, de novembre 2013 au printemps 2014, Xi Jinping est devenu secrétaire général du PCC, président de la Commission militaire centrale et Président de la République populaire de Chine, ce qui ne s’était jamais produit depuis Mao Zedong,
Comment peut-on considérer le pouvoir de Xi Jinping dans sa nature et dans sa dynamique ?
Avec Xi Jinping, on a donc affaire au numéro un chinois le plus puissant depuis Deng Xiaoping, d’aucuns disent même depuis Mao Zedong, c’est en tout cas ce que nous disent les analystes et la presse. Ce n’est pas seulement une histoire de titres : Deng Xiaoping n’était ni secrétaire général du Parti – en tout cas à partir de 1979 – ni Président de la République, ni même Premier ministre. Il lui a suffi d’être chef des armées, président de la Commission militaire centrale du Parti, pour être l’homme fort du pays, pour avoir le dernier mot sur toutes les décisions stratégiques. Xi Jinping, depuis son arrivée au pouvoir fin 2012, ne s’est pas contenté des trois titres majeurs, il a organisé sa mainmise totale sur le Parti, sur l’État et sur l’armée. Et, évolution très importante pour le système politique chinois, il a entrepris de démanteler le système de gouvernance collective au profit d’un seul homme, lui-même :
Xi Jinping a créé une série de commissions – dont il est le seul président – qui englobent les secteurs stratégiques de la politique en Chine : la réforme de la gouvernance, la politique financière, l’armée et la cyber-sécurité. Il n’y a plus de « tsar » de la sécurité, de superflic, de Monsieur sécurité intérieure à côté du numéro un du Parti. En effet, Zhou Yongkang, l’ancien « tsar » de la sécurité, a été démis et poursuivi pour corruption officiellement (officieusement il était suspecté d’avoir aidé à fomenter un coup d’État avec Bo Xilai). Aujourd’hui le « tsar » de la sécurité intérieure, c’est Xi Jinping.
Dès qu’il est arrivé au pouvoir Xi Jinping a initié le mouvement de rectification à l’intérieur et à l’extérieur du Parti communiste le plus brutal depuis 1989 sous le prétexte de « lutte anti-corruption ». Cette campagne touche le Politburo, l’armée et les secteurs stratégiques de l’économie, comme la finance et le pétrole où il y avait toute la filière clientéliste de Zhou Yongkang, l’ancien « tsar » de la sécurité intérieure. Il est difficile d’obtenir des chiffres indépendants mais il semblerait que plus de 100 000 cadres aient été punis depuis le début de la campagne anti-corruption, des « tigres » comme des « mouches ». Le mouvement va si loin que l’angoisse qui commence à plomber l’appareil du Parti filtre explicitement dans la presse officielle, très souvent dans Le Quotidien du peuple. Les cadres n’osent plus prendre de décisions de peur d’attirer l’attention sur eux, surtout celle de celui qui est qualifié de « diable », à savoir Wang Qishan, le président de la Commission centrale de discipline du Parti. Ce ressentiment se perçoit dans l’armée où toute une faction a été démantelée, notamment avec la chute du général Guo Boxiong, l’ancien numéro deux de l’Armée de libération populaire. On peut parler aussi de Xu Caihou [1]. Xi Jinping a même lancé un avertissement aux retraités du pouvoir en général. Dans un édito du Quotidien du peuple à la rentrée, il invitait les anciens dirigeants (lire : Jiang Zemin) à profiter de Beidaihe (rendez-vous balnéaire qui précède les grands plénums de la rentrée) et à prendre vraiment leur retraite (sous-entendu à arrêter de contrôler leurs factions en coulisse). Ces procédés font peser, non seulement aux yeux des détracteurs de Xi Jinping mais aussi à ceux des observateurs indépendants, un certain soupçon sur la campagne menée par Xi Jinping, considérée davantage comme une purge que comme une authentique opération mains propres au sens italien ou occidental du terme. Les méthodes employées sous la direction de Xi Jinping par le Parti relèvent du shuanggui, cette justice interne au Parti, brutale, opaque, totalement hors du système judiciaire. On peut évoquer l’étrange disparition de Guo Guangchang, le PDG milliardaire du groupe Fosun, surnommé le « Warren Buffet chinois », qui a racheté le Club Med, entre autres, et est à la tête d’un des plus gros conglomérats de Chine. Il aurait été emmené secrètement le jeudi 10 décembre dernier par la police avant de prendre un vol à l’aéroport de Shanghai. Réapparu ce lundi 14 décembre, lors du meeting annuel de Fosun, il a déclaré avoir prêté assistance aux autorités du Parti dans certaines enquêtes, ce qui laisse certains commentateurs penser que Guo est mêlé à une affaire de corruption. Il serait peut-être lié à Ai Baojun, l’ancien directeur de la zone franche de Shanghai qui fait actuellement l’objet d’une enquête pour corruption.
Quand cette campagne de Xi Jinping va-t-elle s’arrêter? C’est une des questions que suscite la personnalité de ce « prince rouge » qui a grandi dans les « Murs rouges », comme dirait Domenach [2], cette nouvelle cité interdite sous Mao. Xi Jinping est le frère ennemi de Bo Xilai. De la même génération, tous les deux sont issus de cette caste que Mao a voulu détruire avec la révolution culturelle et qui a fini par remporter la victoire sur les radicaux maoïstes à la fin des années 70. Les patrons de cette caste, sous la houlette de Deng Xiaoping, ont transmis le pouvoir suprême à leurs enfants. Ceux-ci, qui ont fait de bonnes études, étaient au tout début de la révolution culturelle des fanatiques de Mao, des lao hongweibing, des « petits gardes rouges » (certains ont ensuite été responsables de violences). Pendant la partie de la révolution culturelle des années 70, ils ont été envoyés à la campagne où ils ont enduré – ce fut le cas de Xi Jinping – des moments assez difficiles. La trajectoire de Xi Jinping est donc une forme de revanche contre son destin, contre le destin de son père Xi Zhongxun (dont une série TV va glorifier le passé).
Xi Jinping, comme tous ceux de sa génération, a endossé le costume confectionné par Deng Xiaoping, celui d’un leader qui utilise sans scrupules la modernisation capitaliste pour garantir le pouvoir du Parti communiste. En cela, Xi Jinping n’a pas changé le Parti, devenu depuis trente-cinq ans un parti de gouvernement dont l’idéologie communiste a été fortement diluée, un parti même que certains spécialistes de sciences politiques jugent comme un parti « attrape-tout » qui, pour survivre, parce qu’il a tiré les leçons de la chute du Parti communiste de l’Union Soviétique, cherche à aspirer toutes les nouvelles élites économiques, toutes les nouvelles élites sociales.
Je voudrais résumer en quelques mots la nouvelle sociologie du Parti.
Ce que je viens de dire permet de mieux comprendre qui sont les nouveaux membres de base de ce Parti communiste qui compte officiellement 88 millions d’adhérents (soit la population de l’Allemagne). Composé en majorité de cadres et d’employés d’entreprises d’État (pour un tiers), de cadres des agences gouvernementales et de fonctionnaires, il compte à peine 15 % d’ouvriers, de paysans et de pêcheurs et 4 % d’étudiants. La grande inconnue est le nombre, gardé secret, des nouveaux membres dans l’armée. Dans la grande majorité des cas, il s’agit d’un processus volontaire d’adhésion, non d’un recrutement. Les critères de l’adhésion sont avant tout l’excellence, la compétence, de l’université au monde de l’entreprise. Le Parti veut les meilleurs. Les meilleurs sont ceux qui sont compétents mais qui ont aussi cette vertu confucéenne de savoir être au service du groupe et de la hiérarchie… et de savoir se taire quand ils ne sont pas au pouvoir. Xi Jinping, lorsqu’il était vice-Président de Hu Jintao, s’est tu. Quand il s’est mis à parler on a compris qui il était.
Comment Xi Jinping peut-il relever les défis de la société chinoise ?
Nous pourrions tous vous faire un catalogue à la Prévert des multiples défis et contradictions que la Chine doit relever en ce moment. Je vous proposerai une grille de lecture qui n’est pas neutre, c’est la question de la citoyenneté. On peut lire la société chinoise et ses défis à partir d’une question que devra, d’une manière ou d’une autre, résoudre Xi Jinping : Qui sont les citoyens chinois ?
À la grande majorité des citoyens chinois, on a promis la xiaokang shehui, la société d’aisance, sublimée sous le nom de Zhōngguó mèng, le « rêve chinois », sous le règne de Xi Jinping. Depuis Deng Xiaoping, le mot d’ordre est : enrichissez-vous graduellement et cet enrichissement se généralisera. Aujourd’hui on aspire à un chinese way of life apolitique.
Le problème, c’est que de plus en plus de Chinois, refusant d’être réduits à des consommateurs, instruments de la réorientation de la croissance chinoise, sont en demande de justice sociale, d’une vraie lutte anti-corruption, sont en demande de citoyenneté. Sur le problème de l’environnement, depuis quelques années, les Chinois ont montré que, sans l’aide d’une organisation structurée – qu’aurait pu être un parti démocratique tué dans l’œuf dans les années 90 – ils peuvent descendre dans la rue, faire céder le gouvernement et empêcher qu’une usine polluante ne s’implante au risque de faire monter le taux de cancers chez leurs enfants.
Les quelque 300 millions de migrants chinois ne veulent plus être traités comme des citoyens de seconde zone. On a vu la réforme du fameux Hukou, ce passeport intérieur chinois, cet état-civil qui différencie non seulement les ruraux des urbains mais distingue à l’intérieur des urbains les urbains riches de Pékin des urbains pauvres qui ont moins de droits sociaux. Il y a une demande très forte et l’un des défis de Xi Jinping est d’intégrer complètement ces travailleurs migrants à la société urbaine.
Le principal frein concernant cette question de la citoyenneté est ce « document numéro 9 » [3] qui, décidée par Xi Jinping en 2013, diabolise la notion même de société civile.
Les premiers visés sont les avocats des droits de l’homme. En témoigne le procès de Pu Zhiqiang (avocat qui a défendu des plaignants) qui a commencé. C’est parce qu’il s’exprimait sur le droit des minorités, des Ouïghours, qu’Ai Weiwei [4] a été arrêté.
Les associations de défense de certains groupes (comme les malades du sida), sont aussi empêchées de défendre des gens qui en ont besoin.
Des ONG vertes dénoncent la corruption locale mais on a vu à la COP 21 des ONG extrêmement mobilisées sur la question climatique. Je pense que l’un des plus beaux défis que la Chine de Xi Jinping pourrait relever serait de répondre à cette demande de citoyenneté en la réinjectant dans cette nécessité pour la Chine de changer son modèle de développement, d’aller vers une économie bas carbone (qui se débarrasse du charbon), de créer des emplois verts… toutes thématiques qui sont d’ailleurs les nôtres.
C’est ainsi que Xi Jinping pourra relever ce défi de la citoyenneté en Chine.
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[1] Le général Xu Caihou avait présidé jusqu’en 2013 la Commission militaire centrale, l’un des organes les plus importants de la Chine. Poursuivi pour des faits de corruption, il avait été exclu des rangs du Parti communiste et déchu de son rang de général. Sa mort en mars 2015 lui a évité la Cour martiale.
[2] « Mao, sa cour et ses complots. Derrière les Murs rouges » est le titre d’un ouvrage de Jean-Luc Domenach (éd.Fayard, Paris, 2012).
[3] Document interne du PCC ayant fait l’objet d’une fuite. Le contenu de la note identifie deux catégories de «dangers» : Les dangers de l’extérieur et les dangers de l’intérieur.
Les dangers de l’extérieur sont la promotion de la démocratie constitutionnelle occidentale, les « valeurs universelles », notamment des droits de l’homme, la « société civile », la promotion du libéralisme, la « promotion de l’idée occidentale de journalisme et la remise en question du principe chinois de l’assujettissement des médias et des publications à la discipline du Parti ».
Deux périls de l’intérieur sont identifiés. La «promotion du nihilisme historique et la tentation de miner l’histoire du Parti et de la Chine nouvelle» et « la remise en question de la politique de réforme et d’ouverture et de la nature socialiste du socialisme avec caractéristiques chinoises ».
[4] Artiste chinois (sculpteur, performer, photographe, architecte, commissaire d’exposition et blogueur). Son militantisme en faveur des droits de l’homme et sa notoriété mondiale le font redouter des autorités chinoises. Il a été brièvement arrêté en 2011, officiellement pour évasion fiscale.
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