Débat final

Débat final au colloque « Le modèle français d’intégration » du 23 novembre 2015.

Alain Dejammet
Une observation et une question :
La Fondation Res Publica a pour vocation de faire réfléchir et d’anticiper. Voici maintenant deux ans, nous avions organisé un colloque sur les effets de la mondialisation – où intervenaient Régis Debray et Pierre Brochand [1] – qui avait débouché sur l’idée que nous roulions à tombeau ouvert vers l’hyper-individualisme qu’a décrit justement Marcel Gauchet. Nous y sommes, je le crains. Une société de l’hyper-individualisme, d’ailleurs prise à partie d’une manière abominablement criminelle par d’autres, c’est ce que cette fondation s’était efforcée de nous faire prévoir voici deux ans.

On a insisté sur l’idée que nous hésitons à appeler les choses par leur nom. Je sais bien que, dans l’Encyclopédie, à la rubrique « Jésus » on peut lire « philosophe », mais je ne suis pas sûr que les gens qui manient la kalachnikov actuellement se conçoivent comme des philosophes et j’ai été surpris que le mot de religion n’ait absolument pas été mentionné dans cette réflexion sur l’immigration. Je pense que certains de ceux qui viennent ici portent des cultures ou des desseins que d’autres et eux-mêmes qualifient de religieux. Mais je ne veux pas ouvrir ce débat qui nous engagerait dans des voies extrêmement difficiles.

Ma question porte sur la possibilité du retour. Il y a quarante ans, l’Inde avait 400 millions d’individus et importait chaque année dix millions de tonnes de blé des États-Unis. Aujourd’hui l’Inde a plus d’un milliard d’individus, n’importe plus du tout de blé et vit assez bien. Des millions d’Indiens, en attendant que la révolution verte donne les résultats qu’elle a donnés, avaient émigré vers le Royaume-Uni ou les États-Unis. Ils sont revenus. Il y a eu quand même de par le monde des phénomènes de retour, plus ou moins heureux, de Pol Pot retournant au Cambodge à Senghor rentrant au Sénégal. On voit aujourd’hui Lionel Zinsou, personnalité bien connue de la vie parisienne, revenir au Bénin.

Quid du retour ? Est-il possible ?
On peut discuter de certains aspects de l’intégration aux États-Unis. Grâce à la politique de « discrimination positive », on voit 30 % de Noirs sur les écrans de télévision (les États-Unis comptent 12 % de Noirs). Mais aujourd’hui un million de Mexicains repartent pour le Mexique pour 800 000 qui arrivent aux États-Unis.
Ces phénomènes sont en totale contradiction avec l’idée d’une vague, un tsunami monstrueux qui déferlerait en Europe…

Quelles remarques pouvez-vous faire sur la dimension et les perspectives du retour ?

Serge Michailof
Le retour est fonction du dynamisme économique du pays d’origine des migrants. La Côte d’Ivoire, par exemple, a exporté très peu de migrants vers l’Europe jusqu’au milieu des années 90 où la crise économique, les troubles politiques et un début de guerre civile ont provoqué une vague d’émigration ivoirienne, laquelle est aujourd’hui dans un mouvement de retour parce que la Côte d’Ivoire se développe à un taux de 9 % ou 10 % et que la stabilité, initialement un peu chancelante, s’améliore.

Si l’Afrique devait se développer comme on le prédit, avec des taux de croissance économique de 8 % à 10 % sur le long terme, je ne m’inquièterais pas trop pour les migrations à venir. La difficulté, c’est que le type de croissance que connaît l’Afrique, qui crée relativement peu d’emplois, ne correspond pas au modèle suivi par les pays émergents. Je peux dire aujourd’hui, et je ne suis pas le seul, qu’aucun pays africain n’est un pays émergent, contrairement à ce qu’une bonne partie des pays prétendent aujourd’hui. Dans ce contexte, comme la transition démographique n’est pas amorcée dans beaucoup de régions africaines les plus pauvres, celles qui manquent le plus de ressources naturelles, il y a de fortes raisons d’inquiétude. Les sociétés africaines les plus développées, très hétérogènes aux plans ethnique et religieux, restent extrêmement fragiles, d’autant qu’elles ont été construites récemment et que l’unité nationale n’y est pas encore faite, sauf dans quelques rares pays. Les fractures se développent au lieu de se résorber. Et les poches de pauvreté envoient de véritables « métastases » dans toutes les régions proches. Si ces poches de pauvreté débouchent sur un chaos sécuritaire au cœur de l’Afrique, lié à la croissance démographique, à l’absence d’investissement dans les grands secteurs et à de mauvaises politiques économiques, les conséquences toucheront en chaîne toute l’Afrique de l’ouest et on ne pourra pas échapper à des migrations massives. Si, au contraire, la communauté internationale se décide à investir massivement, sérieusement et intelligemment dans les pays les plus difficiles, si ces pays eux-mêmes sont prêts à attaquer les problèmes de fond que sont le développement agricole, le contrôle des naissances et la construction d’appareils de l’État sérieux, je serais assez optimiste, car ce continent serait effectivement en voie d’émergence. Mais ce n’est pas ce que je constate sur place. Je constate au contraire que les taux de croissance démographique que l’on voit au Nigeria coïncident avec une destruction des emplois industriels, avec une affreuse misère dans le nord du pays, ce qui a provoqué les attaques de Boko Haram dans le nord-est sur une superficie égale à celle de la Belgique, déplaçant deux millions de personnes, une situation de nature à déstabiliser le Niger, le Tchad et le Cameroun. C’est cela que je vois aujourd’hui, c’est cela qui m’inquiète d’autant plus que je constate une absence de réaction à la hauteur des défis de la part des autorités européennes et françaises et des responsables africains. J’ai écrit ce livre (« Africanistan ») pour lancer un cri d’alarme et interpeler mes amis africains, interpeler le gouvernement français que j’essaye de sensibiliser depuis de longues années. « Mais non, il n’y a pas de problème ! », me répondait-on. Jusqu’en janvier 2013, quand le Mali s’est effondré, tout le monde me disait : « Le Mali va très bien, 7 % de croissance depuis dix ans ! » On avait juste oublié qu’il n’y avait pas d’État, pas d’armée et que la nation malienne est elle-même quelque chose de bien incertain.

Jean-Pierre Chevènement
Je vous donne tout à fait raison. Il n’y a malheureusement plus d’armée malienne. Un responsable de la Défense me disait récemment que nous avons formé cinq bataillons dans le cadre de la mission européenne EUTM depuis le printemps 2013 : 5 000 hommes formés en presque deux ans et demi pour tenir un territoire grand comme 2,5 fois la France ! Le reste a disparu, s’est évaporé, il n’y a plus d’armée malienne. Or en l’absence de structure régalienne puissante (armée, police, administration…), comme vous l’avez très bien expliqué, ce ne sont pas les 3 000 hommes de l’opération Barkhane [2] qui vont nous permettre de tenir dans la durée, soyons sérieux ! Le problème dépend des Africains eux-mêmes qui doivent assurer leur sécurité. Nous sommes là pour mettre des rustines quand il le faut, comme à Bamako il y a encore quelques jours [3], mais cela ne durera pas toujours.

Serge Michailof
J’ajouterai sur ce point que les États du Sahel sont aujourd’hui face à une impossibilité budgétaire d’assurer leur sécurité. Actuellement, ils ne peuvent couvrir leurs dépenses de sécurité – et encore de manière tout à fait insuffisante – qu’en mordant sur les budgets sociaux et les budgets de développement : on réduit les dépenses pour le développement rural et pour l’irrigation, on réduit les dépenses en matière d’éducation, pour financer les dépenses militaires. La seule solution pour sortir de cette impasse serait de mutualiser au niveau international les dépenses régaliennes de ces pays.

Alain Dejammet
Pour abonder dans ce sens, un officier général français reconnaissait aujourd’hui que le projet ReCAMP (Renforcement des Capacités Africaines au Maintien de la Paix) [4], initié il y a plus de quinze ans et destiné à former des unités africaines, a échoué du fait de l’absence de soutien de l’Union européenne. Ce devait être un projet de formation de bataillons africains, de prépositionnement, qui aurait fait face à toutes les crises que nous avons connues, mais, lancé en 1998, il a totalement, absolument échoué. Le projet ReCAMP théoriquement financé par l’Union européenne est abandonné par l’Union européenne.

Dans la salle
Ma question s’adresse à Marcel Gauchet. J’ai trouvé très intéressante et féconde votre notion de pression, pression du dehors et pression du dedans. Car on oublie aujourd’hui ce que disait Durkheim, c’est-à-dire que les faits sociaux pèsent sur nous et nous relient de façon incoercible. Or vous dites aussi que notre société refuse de voir, de traiter cette pression qui s’exerce de façon informelle.
On peut dire que toute violence est un appel à la loi. Ne pensez-vous pas que la violence qu’expriment ces terroristes (je ne parle pas des causes du fondamentalisme, c’est un autre débat) est d’une certaine façon un appel à une pression qui s’exercerait ?… ce qui rend évidemment la réflexion sur les réponses beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.

Marcel Gauchet
Elle n’est pas qu’un appel, elle est aussi un refus, les deux peuvent très bien coexister. De fait, cette pression existe. Elle s’exerce très fortement par cette étonnante machine que nous avons montée, appelée « les media », qui est le point de contact le plus frappant entre chacun de nous et la société que nous formons.
L’intégration n’est pas qu’un processus individuel qui se joue sur une génération, c’est aussi un processus collectif passant pour une part essentielle par les transmissions familiales qui jouent sur ce terrain un rôle déterminant.

Que disent « les media » à cette jeunesse de seconde ou troisième génération, celle où vont puiser les phénomènes terroristes ? C’est mystérieux. Selon une thèse qui a eu cours dans le milieu sociologique, l’école n’est plus ce qu’elle était, la République ne dit plus grand-chose à personne, en revanche, radios, télévisions, media sociaux fonctionnent à plein. À première vue, on a l’impression que ces jeunes sont intégrés par les media. La plupart d’entre eux baignent dans cette culture avec laquelle ils veulent rompre très spectaculairement, dans un geste de conversion (nous n’avons pas parlé de la question de la religion que nous voyons à l’œuvre dans les phénomènes salafistes), sans même parler du tout de djihadisme. Ce qu’ils entendent sur ces media est en fait un discours qui disqualifie totalement leur culture d’origine : Comment peut-on adhérer à de telles bêtises ? Tel est le message subliminal, donc non formulé. L’essentiel de ce qu’expriment les media n’est pas un message médiatique mais la philosophie sous-jacente. Ce message est au rebours de ce que serait vraiment la compréhension d’une culture dans laquelle il y a du sens à vivre. Nous nous croyons ouverts, accueillants, mais nous martelons du matin au soir qu’il y a une seule manière d’être qui vaille, la nôtre, le reste étant, tout au plus, toléré comme pittoresque pour agence de tourisme. Il n’y a aucune reconnaissance (je n’emploie pas ce mot dans son sens politique, extérieur et formel), notre société est incapable de penser des sociétés autres, a fortiori des religions autres, qui représentent le sommet de l’altérité. C’est cela qui nous revient dans la figure. Inconséquents, nous faisons autre chose que ce que nous croyons faire parce que nous refusons d’assumer ce que nous faisons réellement. Je crois que, de ce point de vue, nous sommes dans un nœud inextricable. Pour avoir renoncé à une action explicite, normale, négociée, très bien acceptée, nous avons précisément affaire avec quelque chose que nous devons admettre, à partir de quoi on introduit d’autres exigences dans un pacte explicite.

La théorie c’est l’ouverture, la réalité c’est la fermeture symbolique et culturelle.

Dans la salle
Tout le monde est d’accord sur l’excellent constat qui a été tiré par tous les intervenants sur la situation aujourd’hui et à moyen terme.

Que faire sur le plan interne ?

Poursuivre la politique d’intégration dont on voit très bien qu’en France elle a des ratés ? Peut-être de ce point de vue serait-il intéressant, quand on parle du modèle français, de ne pas toujours penser modèle au sens d’exemplarité. Nous avons beaucoup à apprendre des succès – et des insuccès – d’un certain nombre de pays européens. On voit que le modèle britannique ne fonctionne pas très bien, les Hollandais sont revenus du leur. En Suède il y a quelque chose qui ne marche pas mal. Ce sont des choses qui mériteraient d’être regardées, considérées.

Que faire à l’extérieur pour réguler ou co-réguler ces flux considérables ?
N’y a-t-il pas, selon l’expérience de M. Michailof, des exemples de politiques qui ont pu – ou qui pourraient – réussir, permettre à certains pays africains de s’engager sur le chemin de l’émergence (l’éducation des femmes, la réforme agraire, le cadastre…) ?

On pense nord-sud mais peut-être faudrait-il aussi penser sud-sud. J’ai été frappé de lire un article de Piketty qui rappelait la grande misère de zones qui s’étendent de l’Égypte à l’Iran [5] et indiquait que « le budget total dont disposent les autorités égyptiennes pour financer l’ensemble du système éducatif de ce pays de près de 90 millions d’habitants est inférieur à dix milliards de dollars (9,4 milliards d’euros) » alors que, « quelques centaines de kilomètres plus loin, les revenus pétroliers atteignent les 300 milliards de dollars pour l’Arabie saoudite et ses 30  millions d’habitants, et dépassent les 100 milliards de dollars pour le Qatar et ses 300  000 Qataris. »
N’y aurait-il pas moyen d’organiser quelque chose pour que cette surabondance de richesse, circule un peu plus dans une dimension sud-sud ?

Serge Michailof
Je peux tenter de répondre sur la problématique de l’aide au développement.
Il se trouve que la France s’est complètement fourvoyée en ce domaine en pensant que l’aide au développement était une action caritative. Tant qu’à faire la charité, mieux vaut donc s’adresser à des gens dont c’est le métier : la Banque mondiale, l’Union européenne, les instances de développement, les innombrables « banques multilatérales », la centaine de fonds des Nations Unies…, et leur confier nos ressources afin qu’ils exercent la charité du mieux possible… tout en nous permettant de développer une clientèle très utile dans certains cas.

Résultat : Sur dix milliards d’euros affichés en aide publique au développement, l’effort budgétaire réel est de 2,8 milliards d’euros (il y a déjà beaucoup de mousse dans le verre de bière !). Sur ces 2,8 milliards, 1,7 milliard sont confiés aux instances multilatérales sans se préoccuper aucunement de ce qu’elles en font (à peine leur fixe-t-on quelques grands objectifs du genre « Mettez la moitié sur l’Afrique ! »). Sur le reste (environ 1,1 milliard), on impute beaucoup de choses mais on gonfle la partie consacrée au prêt selon une mécanique assez compliquée. Pour le dire simplement, quand vous faites du prêt, vous fabriquez de l’aide publique au développement très facilement parce que, pour un euro que vous mettez pour bonifier les prêts, vous affichez dix à douze euros d’aide publique au développement. C’est magnifique ! Donc, partant de dix milliards, 2,8 milliards correspondent à notre effort budgétaire, sur quoi reste1,1 milliard pour notre aide bilatérale réelle et, au final ce sont 200 millions qui sont destinés sous forme de dons aux pays les plus pauvres ! Ces 200 millions sont distribués à seize pays différents pour permettre à nos ambassadeurs de monter des petits projets et de couper des rubans devant des photographes. Autrement dit, ces 200 millions sont complètement gaspillés.

Que faut-il faire ?
La politique d’aide britannique au contraire de la nôtre est remarquablement conçue : elle cible les pays qui posent des problèmes géopolitiques à la Grande-Bretagne, et utilisent leur aide bilatérale non pas pour que les ressources correspondantes aient un impact direct comme le fait la France mais pour qu’elles permettent de lever et d’orienter intelligemment la manne de l’aide internationale disponible au plan mondial ; c’est ce qu’on appelle le bi/multi (articulation entre les deux types d’aide, bilatérale et multilatérale que j’ai vainement essayé d’expliquer à un ministre du développement qui m’a pris pour un fumiste). En gros, quand les Britanniques mettent cent millions de livres sterling par an, par exemple sur le Congo RDC (Kinshasa), ils maîtrisent à peu près un milliard de crédit international.

Donc, les Britanniques jouent avec un milliard de livres sterling tandis que nous jouons avec dix millions d’euros… Il est évident que l’efficacité des Britanniques est sans aucune mesure avec l’efficacité des Français.

La France a oublié ce que la Grande-Bretagne a toujours gardé en tête, ce que tous les pays savent – sauf peut-être nous, le Benelux et quelques pays nordiques –, c’est que l’aide au développement est d’abord un instrument d’intervention géopolitique. Ce fut le cas pendant toute la Guerre froide comme pendant la période de décolonisation. Ensuite, les grandes organisations multilatérales, qui avaient exagéré sur le plan de l’ajustement structurel, se sont découvert une vocation pour « lutter contre la pauvreté » et elles ont embarqué nos ressources dans ce type d’activités qui n’a finalement guère de sens car ce grand et louable objectif ne permet pas de définir une politique correspondant à nos préoccupations géopolitiques. Et nous avons ainsi complètement perdu le contrôle de nos ressources. Au total sur les 200 millions d’euros (sur 2,8 milliards) qui restent pour faire quelque chose dans les pays les plus pauvres, nous consacrons en moyenne vingt millions d’euros par an au développement rural du Sahel qui est le vrai problème géopolitique français et où le seul moyen de créer des emplois sur le court terme est le développement rural. Cela montre à quel point nous nous sommes trompés. Aujourd’hui notre aide cible les pays émergents où on peut faire des prêts importants et « lutter contre le réchauffement climatique », mais sans prendre en compte les problématiques géopolitiques fondamentales. L’objectif de mon livre (« Africanistan ») est de mettre sur la table une thèse que je n’arrive pas à faire passer auprès de nos responsables politiques qui trouvent toujours très bien de distribuer l’argent sans condition à nos amis multilatéraux. Pourtant, en tant qu’ancien directeur de la Banque mondiale qui a vu fonctionner ces mécanismes, je pourrais bénéficier d’une certaine crédibilité… « Tu as raison, me répond-on, dans le meilleur des cas, depuis dix ans, mais il y a d’autres urgences ».

Jean-Pierre Chevènement
Le rapport que Gérard Larcher et moi avons réalisé mettait aussi l’accent sur ces problèmes de renationalisation de l’aide mais il y a une formidable inertie de la technostructure française et européenne. Et on ne peut espérer faire changer les choses parce que la multilatéralisation est une option qui a été prise il y a une bonne trentaine d’années. La France était un pays de stratèges jusqu’aux années 70 (la Fondation Res Publica a publié un cahier sur ce thème : « La France et ses stratèges » [6]). Aujourd’hui, il y a l’Europe et l’Europe n’a pas de stratégie.

Pour répondre à la question des pétromonarchies et des pétrodollars, je dirai que les chocs pétroliers ont profité à ces pays qui ont d’ailleurs largement contribué à l’expansion du salafisme à l’échelle du monde arabo-musulman. Il ne faut pas compter exagérément sur eux pour doper les économies africaines. Si l’Égypte gagne un peu d’argent en Arabie saoudite c’est à travers les travailleurs émigrés égyptiens qui en rapportent des devises… et aussi une certaine conception de la religion dont on voit les effets. Je regarderais beaucoup plus vers la Chine dont les réserves équivalent au PIB de l’Allemagne (plus de 3 000 milliards de dollars) et qui serait disposée à faire un certain nombre d’investissements, y compris avec nous. Si elle peut aider à mettre à flot un certain nombre de pays africains, cette hypothèse mérite d’être examinée. J’ajouterai que, dans le monde arabo-musulman, nous soutenions traditionnellement les pays qui portaient une vision de progrès. Depuis 1990-91, nous sommes à la remorque des pétromonarchies.

Gilles Casanova
Nos problèmes d’intégration sont certainement réels mais ils apparaissent au niveau des représentations, plus fortement que dans la réalité.

Ainsi les mariages mixtes en France entre nationaux et étrangers ou récents immigrés sont plus nombreux que dans la plupart des pays du monde, ce qui prouve que la machine fonctionne encore.

Mais, au niveau des représentations, on voit certains sujets sur lesquels se cristallise le développement du populisme, lié à une absurde bataille de représentations.

On cite souvent cette phrase apocryphe de Victor Hugo : « Quand on ouvre une école, on ferme une prison ». Il est aisé de comprendre que les populations issues de régions dans lesquelles les écoles sont extraordinairement peu nombreuses auront une tendance proportionnelle à être plus concernées par les problèmes qui mènent à la prison. Le service public a financé à grands frais une émission [7] très longue, très développée, fondée sur plusieurs études, pour démontrer l’absence de lien entre l’immigration et la délinquance. Mais la réalité est tout autre. Quand l’État français, au nom de la liberté de religion, donne aux détenus la possibilité d’assister à des offices religieux, une très large majorité d’entre eux choisit une religion dont je ne crois pas qu’elle soit en elle-même criminogène mais qui est la religion des vagues d’immigration récente. Évidemment c’est le thème numéro un sur lequel le Front national prospère depuis de très nombreuses années.
Il reste à construire des écoles, dans les pays d’origine des immigrés et dans nos quartiers.

Comment se battre sur le terrain des représentations où la crise de l’intégration est considérablement amplifiée par rapport à la réalité des chiffres qui démontre que la France continue malgré tout à intégrer ?

Jean-Pierre Chevènement
Je ne prétends pas répondre à cette question.
On pourrait avoir une analyse des causes de la délinquance qui prenne davantage en compte les phénomènes de concentration urbaine et de sociétés figées sur un modèle patriarcal et endogamique où la loi de l’omerta s’impose, ce qui rend très difficile la pénétration de la police dans certaines zones. J’ajoute que la suppression de la police de proximité n’a pas aidé. Je crois malheureusement qu’aujourd’hui quand on ouvre une prison on ouvre aussi une école mais pas celle que nous voudrions. Mais cela nous emmènerait beaucoup trop loin.

On voit que les problèmes qui sont posés sont extrêmement difficiles. J’aimerais qu’on retienne de cette soirée qu’un cap doit être fixé. Ensuite il nous faudra examiner les différentes difficultés à résoudre, dans tous les domaines, à partir d’une vision englobante, d’une cohérence dans le temps, qui nous permette de résoudre successivement ces problèmes. C’est sur cette base que devra être pensée une action des pouvoirs publics qui demande beaucoup de doigté et de pédagogie.
Tout ne va pas mal, il faut le dire et le répéter. Il y a beaucoup d’aspects positifs sur lesquels nous n’avons peut-être pas suffisamment insisté parce que tous les autres sujets de préoccupations mobilisent en priorité notre réflexion.

Merci à nos intervenants et merci à vous d’être venus nombreux.

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[1] « Occident et mondialisation », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 21 janvier 2013 autour de Pierre Brochand, Ambassadeur de France, Directeur Général de la DGSE de 2002 à 2008, et Régis Debray, écrivain, philosophe, fondateur et directeur de la revue Médium.
[2] Lancée le 1er août, 2014, Barkhane est une opération conduite par les armées françaises. Elle repose sur une approche stratégique fondée sur une logique de partenariat avec les principaux pays de la bande sahélo-saharienne (BSS) : Mauritanie, Mali, Niger, Tchad et Burkina-Faso. Les missions de la force Barkhane (qui regroupe 3000 militaires, une vingtaine d’hélicoptères, 200 véhicules de logistique, 200 blindés, 6 avions de chasse, 3 drones et une dizaine d’avions de transport) sont d’appuyer les forces armées des pays partenaires de la BSS dans leurs actions de lutte contre les groupes armés terroristes et de contribuer à empêcher la reconstitution de sanctuaires terroristes dans la région.
[3] Le vendredi 20 novembre 2015 en fin de matinée, les forces maliennes sont intervenues dans le cadre d’une prise d’otages à l’hôtel « Radisson Blu » de Bamako. À la demande du gouvernement malien, un groupe d’une quarantaine d’opérateurs des forces spéciales françaises a été déployé en urgence auprès des forces malienne, afin d’appuyer leur intervention.
[4] Le programme ReCAMP, présenté en 1998 au sommet Afrique-France du Louvre, sous l’égide de l’ONU et en harmonie avec l’OUA, visait à accroître les capacités militaires des pays africains à conduire des actions de maintien de la paix. Il contribuait au renforcement des organisations sous-régionales africaines en matière de sécurité, en participant au développement d’un climat de confiance mutuelle. Le programme comportait trois composantes : la formation, l’entraînement et l’équipement d’unités engagées en maintien de la paix ; des moyens étaient prépositionnés dans trois bases françaises d’Afrique, disponibles pour équiper, au moment de leur engagement en maintien de la paix, trois bataillons type ONU et un hôpital de campagne.
En 2012, devant la nécessité de recréer des dizaines de formations, de réalimenter les 3 principaux dépôts de matériels et de munitions, la France, ne pouvant plus y aller seule, avait espéré convaincre le plus grand nombre d’états de l’Union européenne à s’investir individuellement afin d’aller vers un concept ReCAMP sous label Union Européenne.
[5] « Si l’on examine la zone allant de l’Egypte à l’Iran, en passant par la Syrie, l’Irak et la péninsule Arabique, soit environ 300 millions d’habitants, on constate que les monarchies pétrolières regroupent entre 60  % et 70  % du PIB régional, pour à peine 10  % de la population, ce qui en fait la région la plus inégalitaire de la planète. »
[6] « La France et ses stratèges » : séminaire organisé par la Fondation Res Publica le 22 mars 2010 avec la participation de M. Christian Malis, auteur de « Raymond Aron et le débat stratégique français (1930-1966) », l’amiral Jean Dufourcq, directeur d’études à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire et rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale, M. Pierre Conesa, ancien directeur adjoint de la Délégation aux affaires stratégiques et de la DGA DDI, directeur général de la Compagnie européenne d’intelligence stratégique (CEIS), M. Gilles Andréani, Conseiller maître à la Cour des Comptes, ancien Directeur du centre d’analyse et de prévisions du ministère des Affaires étrangères et M. Gabriel Robin, Ambassadeur de France.
[7] « Immigration et délinquance, une enquête qui dérange », de Christophe Nick, Gilles Cayatte et John Paul Lepers, documentaire diffusé le 25 novembre sur France 2

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Le cahier imprimé du colloque  »Le modèle français d’intégration » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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