Intervention de M. Hasni Abidi, Global Studies Institute, Université de Genève, Directeur du CERMAM au colloque « La Libye » du 26 octobre 2015.
La vacance institutionnelle libyenne
Je rejoins donc M. Safa sur ce sujet : le gros problème de la Libye est son héritage institutionnel encombrant. Pendant plus de quarante ans, depuis le coup d’État qui a renversé la monarchie en 1969, la seule institution libyenne au centre du pouvoir était incarnée par « les hommes de la tente ». Par ailleurs, on se souvient qu’en décembre 2007, M. Kadhafi s’était déplacé à Paris avec sa propre tente qui résume à elle seule le centre du pouvoir. Ainsi, il paraît difficile d’imaginer un semblant de transition politique quand ce pays ne dispose pas de la moindre administration dans le sens noble du terme, ou des institutions régaliennes (armée, justice…) à qui confier la tâche de gérer le destin national. On a donc inventé à la hâte le Conseil national de transition (CNT), dirigé par un ancien ministre de la justice sans expérience et sans ambition politique qui a fait ce qu’il pouvait avec les moyens dont il disposait.
L’espoir déçu d’une transition politique
De fait, la séquence libyenne actuelle est une grande déception à la mesure des attentes soulevées par l’intervention militaire occidentale. Nous espérions de la Libye qu’elle progresse sur le chemin périlleux d’une transition démocratique. Tout du moins, qu’une transition politique se mette en œuvre au sens de la négociation entre les acteurs principaux – pas forcément démocratiques – pour qu’un avenir commun à tous puisse émerger. Mais les éléments fondateurs d’une transition politique étaient complètement absents. Les déceptions sont énormes au regard de l’espoir placé dans un pays qui dispose de réserves en hydrocarbures considérables (les plus importantes d’Afrique) alors même que sa population est peu nombreuse. De plus, la Libye partage ses frontières avec six autres États et bénéficie d’un littoral méditerranéen de plus de 1700 kilomètres. Ce potentiel conséquent de la Libye, en termes de développement, est devenu un enjeu d’influence et c’est pourquoi aujourd’hui la Libye est un pays subissant cette grande lutte d’influence.
Les acteurs d’influence en Libye
Pour le dire hâtivement, les deux acteurs principaux internes à considérer sur le terrain libyen se situent à l’est et à l’ouest du pays. Ainsi la capitale libyenne, Tripoli, abrite un premier gouvernement anti-kadhafiste, d’obédience islamiste et proche des Frères Musulmans formant une coalition au nom de Fajr Libya ou « l’Aube de la Libye ». D’ailleurs, on se tromperait en faisant une lecture de « l’Aube de la Libye » comme une composante exclusivement islamiste tandis que les autres mouvements seraient plutôt laïques et libéraux. En effet, il est difficile de distinguer le laïque de l’islamiste dans des coalitions où priment les appartenances tribales et régionales et qui ne détiennent aucune expérience de démocratie pluraliste.
Face à eux, à Tobrouk, en Cyrénaïque, un gouvernement composé de « libéraux » et d’anciens du régime Kadhafi, issu des élections législatives de 2014 et reconnu par la communauté internationale. Ce dernier est soutenu militairement par le Général Khalifa Haftar, le chef d’état-major à la tête de l’Armée Nationale Libyenne basée à l’est du pays depuis la chute du régime.
Bien entendu, l’on ne peut écarter le rôle secondaire joué par le Sud libyen, représenté par les milices pro-Tobrouk des Toubous d’Awbari et de Sabha et, au sud de Tripoli, celles d’Al-Zintan (détenant toujours Saïf Kadhafi) ainsi que par d’autres brigades moins décisives.
Le troisième acteur, quant à lui d’origine externe, est la nouvelle dynamique de paix, impulsée par les négociations engagées par Bernardino León, le représentant spécial des Nations Unies en Libye (Mandat échu en septembre 2015).
Ces trois acteurs majeurs vont recourir aux mêmes instruments, aux mêmes moyens pour appréhender la scène libyenne, pour exister et pour essayer de s’en sortir.
Le contexte politique et les moyens en question
La scène libyenne, dans ce contexte de transition démocratique post-Printemps arabes, est une situation inédite riche et stimulante à la fois pour les observateurs et pour les étudiants en sciences politiques. À l’ouest, en Tripolitaine, on retrouve ceux qui représentent en Libye la thawra soit « la révolution » contre Kadhafi et que l’on dénomme aussi « ceux de février » (2011). Tandis qu’à l’est, se présente la « contre-révolution » qui a essayé, après le coup d’État avorté du Général Haftar en mai 2014, de s’opposer à la transition engagée par Tripoli. On y trouve aussi les nostalgiques de l’ancien pouvoir.
Sur le même territoire, dans le même État, deux expériences, deux modèles coexistent. Et ils ont recours aux mêmes instruments. Tous deux ont un parlement, ce qui est tout à fait nouveau en l’absence du moindre apprentissage démocratique. Tous deux ont un gouvernement propre. Ils ont deux états-majors, cependant la banque centrale leur est commune avec deux filiales. Les sociétés pétrolières en Libye et ce qui reste de fonds souverains doivent aujourd’hui discuter avec les deux. Récemment, l’Égypte a dû concéder à l’ouverture d’une deuxième Ambassade libyenne au Caire pour représenter les intérêts du gouvernement de Tripoli…
Les deux acteurs, même s’ils s’affrontent durement sur les plans politique et militaire, ont recours aux mêmes instruments institutionnels malgré leur virginité commune des pratiques démocratiques. C’est dire leur volonté.
L’essence tribale dans le conflit libyen
Par-delà les institutions, les tribus sont le deuxième instrument de régulation du pays. Certains, dont le gouvernement de Tobrouk, font appel à une certaine appartenance régionale (Cyrénaïque). Cette appartenance régionale est capitale, elle fait l’ADN de l’opération de Khalifa Haftar et une partie de la Cyrénaïque qui aujourd’hui ne veulent pas reproduire le système injuste de Kadhafi.
Mais du côté de Tripoli on essaie plutôt de promouvoir les appartenances politiques et moins l’aspect tribal. Par exemple, on a essayé en septembre 2015, sous l’impulsion du Caire, de rassembler les principales tribus libyennes lors d’une grande conférence au Caire, sous la houlette de l’Égypte et avec l’accord de Bernardino León. Ce dernier, et les principaux acteurs internes libyens, sont conscients que les tribus sont un élément utile à la résolution des divisions internes en Libye. Tout comme le Général Kadhafi, qui a durablement exercé son pouvoir grâce à une fine gestion des intérêts tribaux.
L’importance de l’appui des puissances étrangères
Bernardino León reconnaît aussi l’importance des influences externes (Égypte, Maroc, Algérie, Émirats arabes unis, Qatar et Jordanie…). Pourquoi ne pas négocier avec ceux qui portent les armes ? Mais négocier avec Khalifa Haftar, négocier avec certains chefs révolutionnaires, avec certains hommes liés à Al-Qaida en Libye qui se sont reconvertis en hommes politiques à Tripoli, rendrait très difficile la mise en œuvre d’une solution rapide. C’est pourquoi l’approche de M. Bernardino León consiste plutôt à se tourner vers les acteurs périphériques que vers ceux qui prennent les décisions, afin d’éviter un clash et l’échec de ces négociations.
Chaque partenaire important est soutenu par différents pays. Il existe des liens importants entre la Turquie, le Qatar, le Fajr Libya et les autres mouvements. La Turquie a d’excellentes relations avec Misrata (un port et un aéroport qui fonctionnent très bien), et, bien sûr, avec Tripoli. Alors que la Tunisie essaie d’avoir de bonnes relations à la fois avec Fajr Libya et avec l’opération Al-karama qui contrôle l’Est du pays.
D’autres acteurs soutiennent le Général Khalifa Haftar. Le parlement de Tobrouk, qui est particulièrement sujet à l’influence et aux volontés du Général Haftar, présente, quant à lui, de nombreuses dissensions internes. Les Émirats arabes unis, un pays important, soutiennent le général Khalifa Haftar qui avait d’ailleurs annoncé sa prise de pouvoir et la naissance du conseil militaire sur une chaîne de télévision émettant depuis Dubaï. Le général est aussi soutenu par la Jordanie et par d’autres pays.
L’attrait extérieur pour la Libye et les influences externes qui en découlent sont très importantes. Les parrains politiques de Haftar que sont MM. Mahmoud Jibril, un ami de la France et chef de la coalition dite libérale, Ali Zeidan, ancien premier ministre de 2012 à 2014, Mahmoud Chammam, fondateur de la première chaîne de télévision arabe libyenne, sont tous passés par la France, la Turquie et le Qatar. Cependant il y eut ensuite une recomposition des alliances politiques et chacun a choisi son camp. Certains ont été les parrains de l’intervention militaire franco-britannique en Libye.
Les aléas de la médiation onusienne
Le troisième acteur important est la médiation politique internationale. Les conditions libyennes n’ayant pas permis à M. Tarek Mitri d’aller jusqu’au bout de son mandat de Chef de la Mission d’appui des Nations Unies en Libye (MANUL), il a été remplacé par M. Bernardino León qui s’apprête à rempiler pour un nouveau mandat [1]. Il est important de parler de la médiation internationale, parce que M. Bernardino León a lui aussi essayé de parler avec les acteurs périphériques, de l’est comme de l’ouest.
De fait, Khalifa Haftar manque d’un soutien externe, même s’il a essayé de gagner la confiance et l’appui de l’Égypte qui a mené l’opération militaire contre Derna. Bien entendu, Haftar bénéficie malgré cela des largesses financières de certains États pour réussir son opération.
La dernière mouture du plan de sortie de crise provisoire donne la priorité à la création d’un gouvernement d’union nationale, laissant la possibilité de revenir sur le contenu.
Un momentum pour la Libye ?
En effet, certains éléments ont joué en faveur de M. Bernardino León et vont probablement aussi peser sur l’actualité libyenne :
L’arrivée de Daech en Libye, très importante, est un sujet de préoccupation majeure. Certains médias libyens et arabes, d’est en ouest du pays, affirment que Daech est manipulé ou utilisé par les anciens du régime Kadhafi pour faire échouer la révolution. Pour preuve, les islamistes ont été délogés de Derna par le conseil du Choura (Conseil consultatif des jeunes de l’islam), d’anciens soutiens khadafistes. Évidemment, Daech fait aussi face aux forces du Général Haftar, composées par les anciens militaires de Kadhafi et d’autres éléments déçus par la révolution. Mais aujourd’hui, à Tripoli, il faut reconnaitre que les islamistes, et avant tout les brigades de Misrata, qui sont les plus organisées, disciplinées et les mieux équipées, ont réussi à asseoir leur pouvoir et leur autorité. Et cela plaît en Occident où l’on apprécie qu’une force politique, quel qu’elle soit, tienne la rue.
Il y a presque un an, le Général Khalifa Haftar a annoncé l’opération Al-karama ou « Dignité » [2] qui selon lui ne devait durer que quelques jours. Je reconnais que Khalifa Haftar suscitait beaucoup d’enthousiasme populaire. Nombreux étaient les Libyens à voir en lui une sorte de Maréchal Sissi, un homme fort, « sauveur » de la Libye.
Aujourd’hui, plus d’un an après, la situation économique est désastreuse et l’enthousiasme assoupi.
Ce qui, avec Daech, menace aujourd’hui le camp de l’est comme le camp de l’ouest, est la lassitude et la déception. M. Khalifa Haftar est incapable de régner sur Benghazi après plus d’un an de combat. En effet, il ne règne que sur la périphérie de la ville (Al-Bayda, Al-Marj, al-Abyar etc.).
Le troisième élément très important pour les Libyens est la crise économique. Aujourd’hui, selon tous les économistes libyens, à commencer par le président de la Banque centrale, les réserves de la Libye, comme les rentrées en devises, sont en chute libre. Les ventes d’hydrocarbures sont en baisse et il y a un risque de défaut de paiement de ce pays. L’argent du pétrole est un élément important pour tous les protagonistes. D’ailleurs on a rarement assisté à des opérations militaires d’envergure autour des principales installations pétrolières.
Donc les éléments qui plaident en faveur d’une sortie de crise en Libye sont beaucoup plus importants que ceux qui plaident en faveur d’une division. À condition que Bernardino León – ou l’ONU – parvienne à susciter une pression internationale suffisamment importante pour engager des négociations concrètes.
On parle dans certaines chancelleries de sanctions internationales d’ordre pénal contre tous ceux qui compliquent ou qui gênent un processus de transition politique, forcément chaotique, car l’on ne peut pas inventer une transition démocratique dans un pays dépourvu d’institution, dirigé en main de fer et sous un embargo pendant des décennies.
Je vous remercie.
Jacques Warin
Merci, M. Habidi, d’avoir développé les différents facteurs, d’ordre interne et d’ordre externe, qui jouent pour la crise libyenne à l’heure actuelle.
Je voudrais apporter un éclairage sur la personnalité du général Hafter que je connais certainement beaucoup moins bien que Hasni Abidi mais dont je voudrais dire quand même que, âgé de soixante-douze ans, il n’est pas une personnalité d’avenir. Contemporain de Kadhafi, Hafter avait commandé le corps expéditionnaire libyen au Tchad en 1983, après quoi il s’était brouillé avec Kadhafi et s’était exilé pendant de longues années aux États-Unis. Il réapparaît brusquement en 2014 pour jouer le rôle de sauveur de la Libye, sans doute inspiré – sinon agité – par le maréchal Sissi. En effet, c’est au moment même où le maréchal Sissi réinstalle le pouvoir militaire en Égypte qu’apparaît la solution militaire Khalifa Hafter en Libye. Mais celle-ci échoue : après sa tentative de reconquête de Tripoli il est battu par les milices, de Tripoli et de Misrata, et se réfugie à Benghazi, ville qu’il ne peut même pas contrôler, comme vous le disiez vous-même. Aujourd’hui il paraît avoir, pour le moment au moins, piteusement échoué.
Jean-Marie Safa
Hasni Abidi a tout à fait résumé l’ensemble des enjeux.
Il faut toujours garder à l’esprit que ce pays n’a connu pendant 42 années aucune vie politique, il n’y avait même pas de partis politiques. Les Libyens découvrent tout cela, c’est un point capital.
L’analyse qui a été faite est tout à fait juste et je rejoins Hasni Abidi sur l’importance de la pression de la communauté internationale. C’est ce à quoi on s’emploie au quotidien : il faut une communauté internationale unie, qui parle d’une seule voix et hausse le ton face à une poignée de personnes à l’est, une poignée de personnes à l’ouest qui empêchent un accord politique réclamé à cors et à cris par l’opinion publique libyenne. Les gens veulent une solution politique, ils veulent s’en sortir. Comme vous et moi, les Libyens aspirent à vivre mieux. Et le jeu de quelques-uns visant à saper le processus n’est tout simplement pas acceptable parce qu’ils placent leurs intérêts personnels avant les intérêts du pays.
Jacques Warin
Nous allons maintenant écouter Moncef Kartas qui va nous parler des milices dont le rôle est particulièrement important en Libye. On l’a compris, il n’y avait pas de vie politique du temps de Kadhafi, c’était la Jamahiriya libyenne. Il n’y a pas non plus de vie politique aujourd’hui puisque les deux parlements et les deux gouvernements sont rivaux. Donc, quid du rôle des milices dans la vie de la Libye aujourd’hui ?
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[1] Finalement, Le Secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, a proposé au diplomate allemand, M. Martin Kobler, d’être le nouvel Envoyé spécial en Libye, en remplacement de l’Espagnol Bernardino León après le rejet par les principaux protagonistes du projet d’accord final et de la composition du gouvernement d’union annoncée, le 8 octobre courant, par l’Émissaire des Nations Unies.
[2] « Dignité » (Al-karama) désigne l’opération militaire lancée à Benghazi par le général Khalifa Haftar1 et ses troupes (l’armée nationale libyenne).
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