Le rôle des milices en Libye : l’État face à l’économie de prédation

Intervention de M. Moncef Kartas, chercheur à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, auteur du rapport de Small Arms Survey intitulé « Sur le fil ? Le trafic et l’insécurité à la frontière tuniso-libyenne », au colloque « La Libye » du 26 octobre 2015.

M. Boniface nous a dit que l’intervention en Libye avait été mal préparée. Je dirai que l’état de crise et le conflit armé très violent qu’on déplore aujourd’hui en Libye sont le résultat d’une gestion de la transition, dès avant la chute du régime Kadhafi, à la fois très naïve et basée sur une méconnaissance des structures, de la politique sécuritaire et surtout de la Libye.

La plupart des intervenants s’accordent pour dire qu’il n’y avait pas d’État et quasiment pas d’institutions en Libye. Ce constat largement partagé aurait dû entraîner la question : Comment intervenir dans une région, dans un espace où il n’y a pas d’État ? Qu’est-ce qui nous attend là-bas ?

En réalité, on ne peut pas parler de vide politique dans la Libye de Kadhafi. Il y avait un ordre politique incarné, comme l’a dit mon collègue, par « les hommes de la tente ». Ce qui est important pour comprendre la Libye de Kadhafi n’est pas tant le tribalisme que la « bédouinisation » de la politique libyenne. À la différence du tribalisme, le point de vue bédouin privilégie l’aspect clanique. Autre élément important, dans le tribalisme les rapports hiérarchiques sont importants alors que, dans la culture bédouine, les relations hiérarchiques sont au contraire beaucoup plus plates. C’est ce type de relations qu’on observait en Libye.

Avec la chute de Kadhafi, la première chose que je m’attendais à voir était l’éclatement de cet espace, de cet État à qui on avait donné une souveraineté légale internationale bien qu’il fût complètement artificiel au moment où il avait été créé. Le grand problème de Kadhafi lui-même était la maîtrise des instruments sécuritaires de son pouvoir, c’est-à-dire des institutions de violence légitime dont il disposait pour contrôler la population et le territoire de la Libye. Dans le processus historique de la formation des États, l’un des facteurs clefs est la capacité de contrôle par le pouvoir de ces institutions de la violence légitime [1], des institutions sécuritaires.

En Libye, on a vu au cours du règne de Kadhafi une paramilitarisation, une fragmentation toujours plus importante des corps armés, des forces sécuritaires. Il y avait donc une multitude de groupes armés en Libye, tous légitimés par l’ordre, même si les compétences, les hiérarchies, n’étaient pas toujours très claires surtout d’un corps à l’autre.
Il est très intéressant d’étudier la dynamique que les armes ont représentée dans ce mouvement.
Au tout début de la révolution, à l’est surtout, les révolutionnaires avaient principalement des armes prélevées dans les casernes de l’armée nationale libyenne. Mais il ne faut pas s’imaginer l’armée nationale libyenne comme une grande armée bien équipée. Il y avait les brigades d’élite spécifiquement en charge de la protection du régime Kadhafi mais l’armée nationale libyenne avait été progressivement écartée de ce processus à travers les décennies. Les armes que les révolutionnaires avaient accaparées les avaient obligés à gérer leurs ressources militaires, en termes d’armes, de la façon la plus efficace possible. Cela avait contribué à créer un semblant de cohésion dans ce groupe révolutionnaire.

Mais, surtout après la chute de Kadhafi, à la fin du conflit, quand il y eut le moins d’engagements armés, on vit l’augmentation du nombre de groupes armés. En effet, la population, les différents groupes, ont eu accès aux armes. Ensuite, la création d’un groupe armé, l’appartenance à un tel groupe, est devenu une façon de s’imposer dans le futur paysage politique libyen. Si l’on considère que la seule ville de Misrata compte plus d’une centaine de groupes armés et de brigades, certaines très grandes, on peut imaginer le nombre de groupes armés, de tailles très différentes, qui sont présents en Libye aujourd’hui. C’est l’accès à un nombre énorme d’armes qui a provoqué cette fragmentation en une multitude de groupes armés.

On a dit qu’il n’y avait pas de véritables partis politiques en Libye. Mais il faut se souvenir que l’idéologie de Kadhafi prônait la révolution perpétuelle. Et les révolutionnaires sont un peu les enfants de Kadhafi : ils ont fait la révolution mais il n’y avait pas de vision, pas de représentation de ce vers quoi ils voulaient aller. En revanche, ils avaient des impératifs pragmatiques au quotidien : chacun devait maintenir son groupe armé, trouver les forces, les armes et surtout les revenus nécessaires.

C’est alors que des décisions fatales ont été prises par les autorités transitionnelles qui, n’ayant pas conscience de l’urgence de créer des institutions nationales centralisées de la violence légitime, ont préféré utiliser les groupes armés, surtout les plus puissants, à travers des mandats, pour des sortes de « missions de pacification » : protéger des sites pétroliers, intervenir dans des villages lors des conflits tribaux etc. De ce fait un groupe armé digne de ce nom se devait de disposer d’un arsenal important et d’un certain nombre d’hommes. La décision la plus fatale fut celle de payer des salaires aux membres de ces groupes armés : les membres d’un groupe armé non étatique reçoivent en effet un salaire de l’État mais « indirectement » car, plus grave encore, c’est le chef du groupe armé qui reçoit l’argent qu’il redistribue ensuite. Cette pratique a empêché tout recensement par les nouvelles autorités de la composition des groupes armés, de leurs compétences…, interdisant de ce fait tout contrôle sur ces groupes.

La Libye ne s’est pas tellement transformée car les administrations centrales n’ont jamais vraiment façonné, géré la société, les projets politiques et sociaux de la Libye. Elles étaient plutôt une sorte de « portefeuille ». En 2013, un révolutionnaire de Misrata, membre du bureau du Premier ministre, m’avait dit : « Aujourd’hui, nous sommes un portefeuille et, dehors, il y a ces groupes armés qui ne s’intéressent qu’à la manière dont ils vont pouvoir toucher l’argent contenu dans ce portefeuille ».
La Libye actuelle est devenue l’espace d’une économie de prédation et d’une économie de protection.

Certes, ces groupes armés ne sont pas complètement détachés de certains partis politiques, de certaines figures politiques, mais il faut garder à l’esprit la mentalité et les dynamiques claniques qui les sous-tendent. La préoccupation d’un groupe armé est d’assurer sa pérennité donc son contrôle sur des ressources, lesquelles peuvent provenir de toutes sortes de trafics, ce qui implique un accès aux frontières, aux sites importants, par exemple, aujourd’hui, en relation avec les migrations. Ces ressources peuvent aussi provenir de pratiques mafieuses de racket, de « protection de sites » : des entreprises, des gens de l’ancien régime qui ont quitté le territoire, doivent, s’ils souhaitent conserver leurs locaux ou leurs propriétés en bon état payer mensuellement une certaine somme. Toutes sortes de rackets se sont installés dans cette économie de prédation.
Ce qui manque chez ces groupes armés, c’est surtout une vision politique.

Le dilemme c’est que, dans ce vide, on se trouve face à trois « forces » :
Une petite élite intellectuelle qui a un accès facile à l’Occident a fourni des interlocuteurs privilégiés aux pays occidentaux qui ont cru avoir trouvé en eux des gens avec qui ils pouvaient travailler et faire avancer les choses.
Une multitude de groupes de différentes couleurs islamistes qui n’ont pas non plus beaucoup de profondeur ni de projet politique, à part peut-être les Frères musulmans.

Hélas, les deux autres groupes qui ont une sorte de vision politique sont Al-Qaida et Daech. La vision politique de Daech non seulement dépasse l’utopie mais elle est très pragmatique. Daech peut présenter à des jeunes gens un résultat immédiat et concret. On a vu en Irak et en Syrie que Daech est une sorte d’association entre des gens d’Al-Qaida et des anciens membres des services secrets militaires de Saddam Hussein. Il est bien possible que la même chose se produise maintenant en Libye. En réalité on a très peu d’informations sur la composition de Daech en Libye. Ils se sont implantés à Syrte, ville natale de Kadhafi, mais il y a une composante géostratégique beaucoup plus importante située au cœur de la Libye, en plein milieu entre l’est et l’ouest, qui ménage aussi un accès central vers le sud et le Sahara, dans l’une des voies principales de tous les réseaux de flux et en plein dans la région du croissant pétrolier de la Libye.

Je comprends que la communauté internationale tienne à avoir un interlocuteur unique avec qui elle puisse composer pour combattre ce danger mais aujourd’hui elle est obnubilée par la question de la solution nationale d’unité et recherche une solution politique avec des acteurs qui ne sont peut-être pas vraiment importants. Et, pendant ce temps, le virus de Daech se propage à travers la Libye et si ce mouvement suit les mêmes logiques qu’en Irak et en Syrie, on peut être sûr qu’il est en ce moment actif dans toutes les régions de Libye pour créer des cellules, s’implanter, gagner progressivement du pouvoir afin de s’établir sur l’ensemble du territoire.

Le problème, c’est que la communauté internationale suit les sentiers battus de la diplomatie internationale qui continue à s’adresser à ses interlocuteurs habituels tandis que le pays part de plus en plus à la dérive et que le pouvoir est de plus en plus localisé. Même si on arrivait à créer un gouvernement d’unité nationale, il ne serait pas opérationnel avant les prochaines élections. Et très vite cet accord et toutes ces bonnes résolutions seraient réduits à néant car ils n’auraient aucune capacité de changer quoi que ce soit sur le terrain.

C’est mon inquiétude principale. Je pense qu’il faudrait maintenant avoir une réflexion qui aille au-delà de ce projet d’accord et se préoccuper beaucoup plus de la façon dont on peut agir sur le local. Il faut trouver des stratégies qui permettent très vite de travailler ville par ville, village par village, sur la manière de s’allier avec chaque groupe pour commencer à les aider à développer les institutions de violence légitime qui permettraient progressivement le contrôle du territoire. Je préconise une reconstruction par le bas car il me semble illusoire d’espérer qu’une solution « d’en haut » se traduise « en bas ».

Jacques Warin
Merci beaucoup, M.Kartas de nous avoir éclairés sur ces points. Vous nous avez donné une vision assez pessimiste de la situation actuelle : en l’absence de gouvernement d’unité nationale – la médiation onusienne s’étant révélée incapable d’en créer un – on a assisté à la multiplication de milices qui accaparent les ressources en pétrole et en argent de la Libye. Enfin, le « virus » Daech dont vous nous parlez risque de se propager à partir de Syrte, dont vous rappelez opportunément que c’est le cœur de la Libye. Pour le moment, je crois que cela ne concerne qu’une bande côtière autour de Syrte, mais cela peut évidemment progresser.

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[1] « Un État est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné » (Max Weber).

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Le cahier imprimé du colloque  »La Libye » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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