Intervention de M. Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut d’Études européennes de l’Université de Paris 8, directeur de La revue internationale et stratégique, auteur de « Le grand livre de la géopolitique : les relations internationales depuis 1945 » (Eyrolles : 2014), au colloque « La Libye » du 26 octobre 2015.
Vous avez parlé, Messieurs, d’un chaos général. Effectivement le monde arabe dans son ensemble est dans une situation de chaos et les grands États qui pesaient quelque peu, qui avaient de la puissance, sont livrés à eux-mêmes et en état de guerre civile. La Libye est bien sûr le premier exemple mais la Syrie est dans le même état ; l’Irak, en proie également à une guerre civile, n’existe presque plus comme État unitaire ; l’Égypte est secouée par des violences auxquelles il est douteux que les récentes élections mettent fin. Toutes les grandes nations arabes sont aujourd’hui en proie à des tourments internes et ne sont plus réellement en mesure de peser sur le cours du destin de la région. On peut donc parler d’un phénomène de chaos général.
Venons-en au cas particulier de la Libye. Vous avez eu la cruauté – ou la malice – de rappeler la date du 15 septembre 2011. Il serait bon de voir quelles erreurs ont conduit à la situation présente, ne serait-ce que pour éviter d’en commettre de nouvelles du même genre, comme d’aucuns le demandent parfois.
L’intervention en Libye a été particulièrement mal préparée parce qu’on n’a pas du tout pensé au jour d’après. On la citera peut-être dans les livres d’histoire comme l’exemple d’une intervention menée pour des raisons avant tout médiatiques et dont les conséquences stratégiques sont catastrophiques. Ce désastre montre qu’on ne peut pas agir sur une scène internationale extrêmement compliquée sur une simple idée de communication qui a pu paraître sympathique et populaire. Faire tomber Kadhafi n’est pas un concept suffisant pour justifier cette erreur. On a porté atteinte aux structures étatiques de la Libye qui est aujourd’hui un État failli. C’est une terre où les trafics d’êtres humains se déroulent au grand jour, ce qui n’était pas le cas auparavant.
Le Mali comme la Tunisie, deux pays dans lesquels la France est extrêmement impliquée, ont eu à souffrir et souffrent encore du chaos libyen.
Au Mali c’était évident et sans la guerre civile libyenne, sans le renversement du régime Kadhafi et le trouble qu’il a provoqué, on n’aurait pas eu cette poussée du djihadisme en Libye ni le trafic d’armes qui s’est développé.
La Tunisie est l’exception, le bon exemple dans le monde arabe, mais on sait très bien que ce qui se passe en Libye n’est pas sans conséquences et que la Tunisie souffre économiquement : chute des recettes du tourisme, chute de l’apport que la Libye apportait à la contribution du PIB tunisien. Or, si les peuples ont soif de démocratie, une démocratie qui se traduit par un appauvrissement, des difficultés sociales, précisément au moment où les gens qui voient que leur situation matérielle ne s’améliore pas sont libres de s’exprimer, perd de sa popularité.
Je crois que ce qui s’est passé en Libye impose deux réflexions, l’une sur les interventions militaires occidentales, l’autre sur l’ONU et la « responsabilité de protéger ».
La Libye prouve, comme l’avait prouvé la guerre d’Irak de 2003, comme le prouve l’Afghanistan, que l’époque des interventions occidentales faciles, triomphales, débouchant sur un ordre que l’on impose de l’extérieur, est révolue. Il n’y a pas d’exemple au XXIème siècle où une telle intervention ait réussi.
L’intervention au Mali est le contre-exemple. L’intervention française au Mali a été faite à la demande des autorités de ce pays avec l’assentiment de la population locale, le soutien des pays de la région et un feu vert international large, passant par le Conseil de sécurité de l’ONU et avec l’accord des Russes. Se situant dans un cadre légal, ce n’est pas l’intervention classique d’un pays qui compte sur sa force militaire pour remporter une victoire politique.
Des voix s’élèvent aujourd’hui pour demander une intervention terrestre en Syrie. Mais il n’est qu’à regarder les catastrophes qui ont résulté de l’intervention américaine illégale en Irak en 2003 dont Daech est quand même un produit dérivé, de même que les troubles en Irak. Et lorsque l’on regarde ce qui se passe en Libye aujourd’hui, on voit très bien que, au-delà d’une bouffée de satisfaction très provisoire, ces interventions militaires débouchent sur des catastrophes.
Il vaudrait mieux ne pas répéter ces erreurs.
Si l’on veut lutter contre Daech, un objectif qui peut faire consensus, l’intervention militaire n’est pas suffisante et toute intervention militaire terrestre serait contreproductive car elle favoriserait le recrutement par Daech d’éléments convaincus que les Occidentaux veulent de nouveau conquérir le monde arabe. Certes, l’outil militaire est indispensable. La France a une armée de qualité, efficace. Il n’est pas question de se passer de cet outil qu’il faut au contraire utiliser à bon escient. Mais la réponse militaire ne doit pas être une réponse automatique à un problème politique. Lorsqu’on agit en position de force, sans cadre légal, sans acceptation par les gouvernements et les populations locales, l’intervention militaire n’est plus perçue comme une aide mais comme une ingérence classique et elle est rejetée par les populations et par l’histoire.
L’intervention franco-britannique avec soutien américain de 2011 a fait de nombreuses victimes : la Libye, le Mali, la Tunisie… Mais la principale victime, celle dont on parle le moins est le concept de « responsabilité de protéger », donc, en fait, le système onusien.
La résolution 1973 [1] avait été adoptée avec l’abstention de cinq pays, dont la Russie et la Chine qui avaient accepté de ne pas poser leur veto, ce qui aurait empêché de donner une couverture légale à cette intervention. C’est Alain Juppé qui avait lutté pour obtenir le feu vert du Conseil de sécurité car le Président de l’époque et celui qui apparaissait, sans la moindre légitimité, comme son conseiller diplomatique principal, voulaient intervenir très rapidement, sans même solliciter l’accord du Conseil de sécurité. Or, au lieu de la guerre rapide et courte, fraîche et joyeuse à laquelle on s’attendait, nous avons dû mener un conflit qui a duré sept mois. Sans feu vert du Conseil de sécurité, la France aurait été incapable de tenir une intervention militaire pendant sept mois et nous aurions sans doute vécu une nouvelle aventure de Suez. Nous aurions dû replier bagages après quelques jours d’intervention face aux protestations internationales s’il n’y avait pas eu la couverture juridique de la résolution 1973.
Mais qu’en avons-nous fait ?
La résolution 1973 avait pour objectif de protéger la population de Benghazi, mettant en œuvre pour la première fois le concept très novateur de « responsabilité de protéger », qui avait été développé en 2005 par Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’ONU, justement pour tirer les leçons de la guerre d’Irak et pour que, face à un régime qui pouvait maltraiter sa population ou commettre des crimes contre l’humanité, existe une autre alternative que l’inaction ou l’« ingérence » classique, laquelle n’est rien d’autre que ce que les résolutions onusiennes appelaient « agression ». Pour trouver une alternative à cette double impasse, Kofi Annan avait inventé le concept de « responsabilité de protéger » qui pouvait être mis en œuvre lorsqu’une population était menacée, y compris par ses propres autorités. C’est dans cet esprit que les Russes avaient accepté de s’abstenir. L’abstention des Russes et des Chinois montrait qu’eux-mêmes avaient des craintes sur la possibilité que Kadhafi ne perpètre un massacre de grande ampleur à Benghazi et qu’ils ne voulaient pas être mêlés à cela. À l’époque, Medvedev, président de la Fédération de Russie, avait eu un débat avec son premier ministre, Poutine, qui était plutôt hostile à l’abstention russe et plaidait pour un veto. Finalement Poutine avait laissé Medvedev conduire le bateau de la diplomatie russe, non sans l’avertir qu’ils allaient « se faire rouler dans la farine » par les Occidentaux et que cette opération allait déboucher sur autre chose. Et, de fait, on avait changé la mission en cours de route, en passant de la « responsabilité de protéger » au changement de régime : arguant que la population libyenne ne serait pas en sécurité tant que Kadhafi serait au pouvoir, on décida d’aller au bout de la logique et de renverser Kadhafi, trahissant ainsi le mandat donné par le Conseil de sécurité. En renversant Kadhafi on a anéanti un concept novateur qui était porteur d’espoir pour la sécurité collective et la sécurité des peuples. En 1990, Gorbatchev avait voté pour la guerre du Golfe au Conseil de sécurité, le fait d’abandonner son allié irakien lui apparaissant comme le prix à payer pour construire un ordre mondial nouveau. Mais, juste après cela, les Américains l’avaient laissé tomber, préférant être les vainqueurs de la Guerre froide que les bâtisseurs d’un nouvel ordre mondial qu’ils avaient célébré avant de le fouler aux pieds en lâchant Gorbatchev avec les conséquences que l’on sait aujourd’hui : l’inexistence de Eltsine et le raidissement de Poutine qui n’est que le contrecoup de la descente aux enfers et des humiliations russes tout au long des années 90. Les deux fois où Moscou, en tant qu’Union Soviétique en 1990 et en tant que Russie en 2011, a joué le jeu au Conseil de sécurité, les Russes, trahis et dupés à chaque fois, n’en ont pas récupéré les bénéfices.
Ceux qui versent des larmes de crocodile sur les chrétiens d’Orient après avoir soutenu la guerre d’Irak en 2003 sont en flagrante contradiction. De même, on ne peut pas se plaindre du blocage du Conseil de sécurité quand on l’a trafiqué. Lavrov l’a dit en termes très crus à Fabius : « Vous nous avez eus sur la Libye, vous ne nous aurez pas sur la Syrie ! ». Poutine étant revenu au pouvoir, le blocage russe actuel est aussi le contrecoup du fait qu’on a trafiqué le mandat qui nous avait été donné dans le seul objectif de protéger la population de Benghazi.
Nous en sommes là : pas de système de sécurité collective, pas d’accord entre les grandes puissances au Conseil de sécurité. Et la population civile syrienne paye chèrement ce qui s’est passé en Libye. Les Syriens sont les victimes indirectes de ce qui s’est passé en Irak en 2003 et en Libye en 2011 (les Irakiens étant eux-mêmes les victimes directes de ce qui s’est passé chez eux en 2003).
Il serait utile de rafraîchir la mémoire de ceux qui, aujourd’hui, proposent des solutions qui ont manifestement échoué. Le 9 novembre prochain on fêtera le 26ème anniversaire de la chute du mur de Berlin, qui peut être prise comme symbole de la fin de la Guerre froide, même si ce ne fut qu’une date dans un processus qui a duré plusieurs années. Vingt-six ans après, on n’a toujours pas bâti le système de sécurité collective qui était la promesse de la fin d’un monde bipolaire. Depuis, chaque « victoire » fondée sur la puissance du monde occidental a été une victoire à la Pyrrhus que l’on a payée cher par la suite, faisant d’ailleurs porter le poids principal aux populations locales.
Tout ceci est une politique de gribouille, sans réflexion globale, ne recherchant que les coups médiatiques. Il serait grand temps de remettre la stratégie, le long terme et les conceptions globales au premier plan.
Je vous remercie.
Jacques Warin
Je remercie Pascal Boniface d’avoir développé les implications géostratégiques de cette intervention occidentale mal préparée et mal conduite qui a eu des conséquences catastrophiques sur les conflits suivants et notamment sur la Syrie.
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[1] Le 17 mars 201I, le Conseil de sécurité, se référant au chapitre VII de la Charte des Nations unies, adoptait la résolution 1973 qui se donnait pour objectif d’assurer la protection de la population civile libyenne. À cet effet, elle décidait l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye et autorisait les États membres à prendre « toutes les mesures nécessaires » pour protéger les civils. La résolution 1973 s’ajoutait à la résolution 1970, adoptée le 27 février 2011, qui imposait un embargo sur les exportations d’armement vers la Libye et des sanctions sévères à l’encontre du régime libyen.
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Le cahier imprimé du colloque »La Libye » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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