De l’esprit des lieux

Intervention de M. Stéphane Rozès, président de la société de conseils CAP et enseignant à Sciences-Po et HEC, ancien directeur général de l’institut de sondage CSA, au colloque « Quel modèle territorial pour la République ? » du 28 septembre 2015.

Jean-Pierre Chevènement
Stéphane Rozès va maintenant nous parler de « l’esprit des lieux » ou l’identité des territoires, si tant est qu’on ose encore prononcer le mot très suspect d’identité… Seule la carte d’identité passe entre les gouttes mais il est vrai qu’elle concerne l’identité individuelle.

Stéphane Rozès
Merci, Jean-Pierre Chevènement, de votre invitation.

Le professeur Dumont et moi avons déjà débattu. Lors du dernier débat nous observions ensemble qu’il y a très peu de réformes dont on puisse dire, comme de la réforme territoriale, que plus on avance moins on y voit clair sur les raisons qui ont prévalu et les effets qui peuvent ressortir de la réforme.

D’un certain point de vue, mon propos s’inscrit dans ce qui a été dit et va présenter les choses sous un angle différent. Je partirai de ce que vient de dire Jean-Pierre Chevènement à propos de l’appartenance, qui est effectivement la question décisive, à partir de l’empirie du professionnel que je suis pour avoir travaillé depuis vingt-cinq ou trente ans auprès des collectivités territoriales.

Avant la question du rapport des territoires à la République, qui se joue avec la réforme territoriale, se pose la question des rapports des territoires à la France et à la nation, à l’imaginaire français qui nous tient ensemble pour nous approprier le réel.

L’opinion publique, demandeuse de proximité, de clarté et d’efficacité, ne s’est pas approprié les récentes réformes territoriales. Depuis les travaux de la Commission Balladur, l’architecture territoriale n’a plus été pensée à partir des principes immanents de ce que sont les territoires. Les réformes n’ont pas tenu compte du fait que les Territoires se projettent dans la nation qu’ils forment.

Au contraire, à droite comme à gauche, la question territoriale a été pensée à partir de contraintes, de nécessités transcendantes imposées par la période et par l’extérieur : économies d’échelle, réduction du nombre d’échelons des collectivités (communes, régions et départements), taille critique des régions, nécessité de faire des réformes structurelles et alignement sur des standards européens de taille de régions…
En un mot les réformes ont été conçues comme des éléments de mécano pensés par les moyens, le « Comment ? », alors que pour être appropriées elles doivent poser la question des fins, le « Pourquoi ? ».

À l’origine de cette façon de faire réside un hiatus mental au cœur de l’imaginaire français, fruit de l’histoire. Pour que l’organisation territoriale soit efficace, il faut que les territoires fassent la carte et non l’inverse. C’est le bas qui fait le haut. Or les Français voient la réalité comme Descartes, l’esprit séparé du corps et faisant le corps, donc le haut faisant le bas. Confronté depuis trente ans à la réalité des études que je fais pour les collectivités territoriales, et amené à rendre compte de mécanismes très précis, j’ai dû observer qu’il y avait une tension entre la réalité telle qu’elle est vue par les Français (l’esprit, séparé du corps, fait le corps, le haut fait le bas, la carte fait le territoire) et le réel qui agit la France et les territoires et qui est exactement le contraire : ce sont les territoires qui font la carte.

Pour bien me faire comprendre, je rapporterai deux exemples :
Le premier, évoqué à l’instant par Gérard-François Dumont, a été également rapporté par Mona Ozouf. Il concerne les constituants révolutionnaires de 1790 – dépeints par Tocqueville comme « des élèves de Descartes descendus dans la rue » – qui, dans un esprit égalitaire, voulurent redessiner la carte de France en carrés jusqu’à ce que chaque député s’avise et fasse prévaloir que, dans son pays, telle frontière naturelle (rivière, vallée, chaîne montagneuse, sols ou végétations) devait redessiner les frontières départementales et retrouver les frontières d’Ancien régime tout en changeant les dénominations des départements.

Jean-Pierre Chevènement
Descartes n’était pas l’ennemi du bon sens, il faut quand même le rappeler

Stéphane Rozès
C’est la France qui engendre Descartes, ce n’est pas Descartes qui fait la France. En d’autres termes, c’est l’imaginaire français qui engendre l’esprit de Descartes. Dans le Discours de la méthode, Descartes présente, comme je l’ai dit, l’esprit séparé du corps et faisant le corps. Mais, dans les Méditations métaphysiques, il n’est pas, en effet, ennemi du bon sens : il parle du corps, de « l’émotion de l’estomac », de « la sècheresse du gosier » (dans la Méditation sixième : De l’existence des choses matérielles, et de la réelle distinction entre l’âme et le corps de l’homme.). Pour sortir de cette difficulté, il affirme que seul Dieu peut tenir ensemble la question de l’esprit et du corps.

Mon deuxième exemple date de 2015 : une grande institution qui accompagne le développement économique des territoires en Bretagne a opéré son découpage d’intervention à partir d’anciennes entités appelées « pays », jugeant que c’était la carte la plus adéquate pour mobiliser les acteurs économiques et les résidents, usagers et citoyens afin de favoriser le dynamisme économique et l’innovation locale.

Donc la première difficulté pour bien concevoir une réforme territoriale est que nos élites politico-administratives – en cela elles sont cohérentes avec l’imaginaire français – voient la réalité comme procédant du haut, de façon cartésienne, transcendantale, l’esprit en surplomb du corps disséminé et si divers de la France. Alors que ce qui agit le réel, c’est le bas, l’immanence, dans un sens plus proche de la pensée de Spinoza, dans une cohérence entre gouvernement des hommes et gouvernement des choses, des territoires, entre leurs cultures locales, leurs façons de produire, d’échanger et de s’assembler politiquement. C’est ce que j’appelle un esprit des lieux.

Les Français voient la réalité de la France comme Descartes, comme une carte, l’esprit faisant le corps alors que ce qui agit le réel des territoires est d’ordre spinoziste, c’est le corps qui fait l’esprit ou, en tout cas, qui n’en est pas détaché.

La France est comme un tableau impressionniste. Vu de loin tout est unité, harmonie et lent dégradé de couleurs pastels… Vu de très près c’est une mosaïque de petits carrés, de singularités qui tiennent ensemble et qui dessinent la France et la nation. Ces petits carrés sont des esprits de lieux si divers que pour tenir ensemble, ils doivent se projeter dans la nation à travers l’espace et le temps, sinon les individus, comme aujourd’hui, peuvent se replier sur leurs territoires de façon régressive.

Mon deuxième propos vise à montrer que ce n’est pas l’économie qui fait les territoires et la société, ce sont les territoires et la société qui font l’économie. Plus exactement, le dynamisme économique et l’attractivité d’un territoire dépendent de l’activation de l’esprit des lieux dans une cohérence entre culture locale, gouvernement des hommes et gouvernement des choses, qui agissent les territoires et qui, consciemment ou inconsciemment, peuvent être activés ou être mis en sommeil.

Je suis arrivé à ce constat par l’empirie professionnelle. Ainsi, j’ai la chance de travailler depuis près de trente ans pour Nantes, puis pour sa métropole. Il faut être suffisamment non-nantais pour comprendre ce qui est observable à Nantes et que les Nantais ne repèrent pas (de même, les Français ne repèrent pas l’esprit français ou l’imaginaire français parce qu’ils baignent dedans). Je me suis aperçu que le réveil de Nantes par Jean-Marc Ayrault, après le traumatisme de la fermeture de ses chantiers navals, procédait de la réactivation de l’esprit nantais qui tient ensemble le rapport à l’espace, au temps et aux autres, assemblant dans une cohérence totale l’ouverture océane, la fluidité de la Loire, le football à la nantaise, où la beauté du jeu, celle de la circulation du ballon qui l’emporte sur le fait de marquer des buts, la pétanque à la nantaise, une pétanque ondulatoire, la gouvernance à la nantaise, qui fait qu’on écoute très attentivement, dans un esprit collectif ce que disent les uns et les autres avant que le maire ne tranche, le pragmatisme et le refus de la doctrine, l’écoute et la solidarité dans le lien social, le rapport de Nantes à l’urbanisme – dont parle très bien Julien Gracq – qui fait que c’est l’usage de la ville qui doit faire celle-ci, l’invention par Chemetov du plan-guide pour l’Ile de Nantes, qui cartographie l’espace urbain et ses possibles évolutions, la culture des arts vivants, des arts de la rue, que le maire de Nantes avait promu et qui a réactivé l’esprit nantais.

C’est ainsi que Nantes a dépassé économiquement Rennes dans l’Ouest.

La jeune maire de Nantes, Johanna Rolland, a réactivé l’esprit nantais ces derniers temps à partir de l’innovation, de la révolution numérique, de la transition écologique et de la participation citoyenne.

René Char disait : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » [1]. Nul besoin de testament pour un territoire, l’héritage, c’est l’esprit des lieux pourvu que prévale la cohérence entre gouvernement des choses et gouvernement des hommes.

Pour que ses habitants, entrepreneurs et créateurs, s’assemblent et se mettent en mouvement, un territoire efficient doit être conçu de façon à tenir ensemble identité et efficacité économique au travers du politique.

Saint-Nazaire n’est pas Nantes, la Lorraine n’est pas les Pays de la Loire, Metz n’est pas Nancy, le Grand Est n’est pas le grand Ouest, Grenoble n’est pas Lyon. Les terres restent radicales ou bonapartistes, démocrate-chrétiennes ou social-démocrates, ces différences perdurent dans leurs formes modernes.

La réforme territoriale ne s’est faite ni sur les logiques immanentes qui lient esprit des lieux et nation française, ni sur des principes transcendants, mais elle s’est faite par le haut, sur la base de rapports de force politiques, en tenant deux types de logique : regrouper et, dans certains cas, éviter des guerres entre grandes métropoles.
Ainsi était mise en avant l’efficience des territoires mais en omettant son moteur, la cohérence entre les identités des territoires : l’esprit des lieux, les rapports sociaux, l’économie et la politique qui assemble et qui fait leur dynamisme ou leur déclin.

La République est questionnée par la réforme territoriale, la transition écologique et la révolution numérique.

La France est une République, ce qui signifie continuité, égalité et unité territoriale.
Or la concurrence économique entre territoires pour attirer entreprises et ressources rares, le désinvestissement de l’État et de ses services publics, la révolution numérique mais aussi la fracture qu’elle engendre, la transition énergétique, tout cela commence à mettre en péril l’égalité territoriale et menace les phénomènes de péréquation. Déjà s’exacerbent des replis, identitarismes locaux, néo-ruralisme, régionalisme (dont les « bonnets rouges » constituent un exemple).

Le cours des choses horizontalise le monde alors que la République est une nécessaire verticalité qui assemble nos différences.

En conclusion, quelques réflexions de méthode :

L’efficience des nations passe par la cohérence de leur modèle entre leur imaginaire, leur économie, rapports sociaux et façons de s’assembler politiquement. La question territoriale en est l’espace de déploiement. Le succès même des réformes institutionnelles, économiques et sociales en dépend.

L’Allemagne rayonne car, en son sein et en Europe, elle a su faire prévaloir sa cohérence en déstabilisant la polyphonie qui étouffe le génie européen par absence de vision de ses partenaires, dont la France. Notre génie européen est de faire du commun à partir du divers et non de prétendre par le haut fusionner le bas en Europe. Or la crise européenne empêche la sortie de dépression française.

La façon de nous assembler en France est la politique en tant que dispute commune qui agrège la diversité. Or, les prochaines régionales vont se faire sur des considérations nationales, pour partie du fait d’une réforme et de regroupements non appropriés par le pays.

La renaissance républicaine passe par la conjonction entre deux points essentiels : d’une part, un mouvement du bas de reconquête des territoires, qui commence par la compréhension et l’acceptation de la différence entre le réel qui agit les territoires et la réalité des territoires tels que perçue par un État en perte de repères, et d’autre part, l’application d’une stratégie et d’une projection de refondation d’un État moderne dans une Europe des projets communs.

La réforme territoriale peut se faire non à partir de contraintes extérieures mais à partir de projections du pays vers l’extérieur, à partir d’une vision de la singularité française et européenne dans le monde.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Stéphane Rozès.

Je pense que ce raisonnement peut s’appliquer particulièrement à la dernière réforme, la réforme régionale. Le professeur Dumont avait cité trois grands textes : la loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) et la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) qui modifie la répartition des compétences.

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[1] Feuillet 62 dans « Feuillets d’Hypnos » de René Char (1943-1944).

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Le cahier imprimé du colloque  »Quel modèle territorial pour la République ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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