Les crises ukrainiennes

Intervention de M. Serge Sur, professeur émérite à l’Université Panthéon-Assas, directeur de l’Annuaire Français de Relations Internationales (AFRI), rédacteur en chef de Questions Internationales, à la table ronde « L’Ukraine » du 14 septembre 2015.

Merci, Monsieur le président.

Je dois dire que, à la différence du professeur Nivat, je ne connais pas grand-chose à l’Ukraine. C’est peut-être la raison pour laquelle vous m’avez invité à en parler, afin que j’apporte le point de vue de l’ignorance. À vrai dire, je connais surtout l’Ukraine par les crises qu’elle vient de traverser, qu’elle n’a pas fini de traverser.

Le titre personnel que je peux mentionner, c’est que, dans le cadre du Centre Thucydide [1] dont je me suis longtemps occupé, nous avons conduit un projet de recherche financé par l’Agence Nationale pour la Recherche (ANR) sur les questions de sécurité dans l’espace Mer Noire [2], surtout à partir du point de vue de l’Union européenne [3]. Nous avons ensuite organisé 2011 un colloque [4] à Kiev avec un institut de recherche ukrainien sur la relation entre l’Ukraine et l’Union Européenne. De ce colloque je retiens d’ailleurs deux anecdotes caractéristiques d’un certain état de la société ukrainienne.

– La première concerne une très grande querelle – pour moi assez obscure – sur la langue du colloque. Elle opposait Les Ukrainiens de l’est et ceux de l’ouest. Les Ukrainiens de l’est considérant qu’ils étaient parfaitement fondés et légitimes à parler russe et les Ukrainiens de l’ouest leur contestant ce droit.

– Deuxième étonnement : ce colloque n’avait pu être organisé que dans la mesure où l’on payait les intervenants. Ce n’est pas la tradition des colloques académiques où les intervenants ne sont en principe jamais rémunérés. Là, ils ont demandé à être rémunérés en euro avant leur intervention ! Et on voyait s’étirer une file d’intervenants qui attendaient qu’on leur distribue des euros en liquide…

Plus récemment, au début 2015, dans le cadre de la revue Questions internationales, nous avons publié un dossier sur l’espace Mer Noire [5] où évidemment la crise ukrainienne jouait un certain rôle.

Comme tous ceux qui s’intéressent aux relations internationales, je me suis beaucoup préoccupé des crises ukrainiennes. Mais il faut remarquer – le professeur Nivat y faisait allusion – qu’il est très difficile d’avoir des informations sur cette crise. On se livre à des assauts de propagande de part et d’autre. La lecture du Monde, par exemple, a longtemps frappé par le côté tendancieux des articles. De cette difficulté d’obtenir des informations fiables, il résulte que je suis dans une position où il m’est difficile de donner une analyse. Je voudrais plutôt soutenir une opinion. Une analyse incite à la réflexion, une opinion incite au débat. Ce sont deux formes de rhétorique. L’opinion n’est pas simplement le fruit de l’émotion, je parle de l’opinion au sens judiciaire du terme (comme les opinions dissidentes ou opinions individuelles de la justice internationale). Mon opinion résulte d’un jugement reposant sur des données qui peuvent parfaitement être contredites parce que, je le répète, on a la plus grande difficulté à avoir des informations exactes, fiables, complètes sur ce qui se passe sur le terrain.

Je voudrais centrer cette communication sur trois points :

– D’abord quelques observations sur les origines de la crise actuelle

– Ensuite, la question de l’annexion ou du rattachement de la Crimée au regard du droit international

– Enfin, la question de la riposte occidentale, de ce qu’on pourrait appeler les deux « lignes » occidentales : la ligne plutôt anglo-saxonne et la ligne dite « format de Normandie » qui, pour l’instant, semble avoir pris le dessus

Les origines des crises

Je parlerai d’origines des crises et non pas de causes. La notion de cause, dans le domaine des relations internationales comme dans celui des sciences sociales en général, me paraît extrêmement obscure et tout à fait inutile. Quelles sont les causes de la Révolution française ? Quelles sont les causes de la Première guerre mondiale ? On peut en disserter de façon indéfinie sans jamais parvenir à se mettre d’accord. En revanche, on peut très bien construire un récit des origines qui recherchera l’enchaînement des événements, en décrira la probabilité, la rationalité mais qui, relevant de l’ordre du récit, pourra toujours être construit, déconstruit.

Il me semble que suivant le dies a quo (le point de départ) que l’on retient, on a des jugements et des opinions complètement différents.

– Si l’on part de Maïdan, champ que la vision occidentale nous propose de façon privilégiée, on a l’impression d’une insurrection démocratique suivie d’une réaction impérialiste de la Russie. Cette impression conduit à mettre le fardeau de la responsabilité des événements qui ont suivi sur la Russie, sur Poutine, lequel recourrait à une coercition armée contre une démocratie spontanée, contre un peuple qui, spontanément, voudrait se rapprocher de l’Europe et bénéficier de ses normes, de ses « valeurs », en opposition au tyran asiatique qui voudrait l’en empêcher. Selon l’autre récit nous avons affaire à une provocation occidentale savamment menée, dont attestent la présence à Maïdan de Mme Nuland (vice-secrétaire d’État américaine) et celle du sénateur McCain. Les propos tenus par quelques dignitaires de l’OTAN vont aussi dans ce sens.

– On peut légitimement hésiter entre ces deux récits contradictoires. On peut aussi aller en amont et remonter aux négociations sur les accords d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. Il se trouve que le colloque que nous avions organisé en 2011 s’était tenu dans cette période critique où les négociations avec l’Ukraine étaient en voie d’aboutissement, tandis que parallèlement se négociait un accord de libre-échange entre l’Ukraine et la Russie, les deux paraissant incompatibles.

On peut se demander quel était l’intérêt de conclure cet accord d’association avec l’Ukraine en excluant la Russie. Après tout, il pouvait paraître rationnel, raisonnable, que ces deux négociations n’en fassent qu’une et qu’elles soient menées en liaison entre l’Union européenne, la Russie, l’Ukraine. Il pouvait sembler logique que, dans le cadre de la politique de voisinage, l’Union européenne cherche à développer ses liens avec l’Ukraine et que la Russie, qui a des intérêts légitimes et qui avait des relations économiques très étroites avec l’Ukraine, ne soit pas mise à l’écart de cette négociation. Pour autant, je crois qu’il serait tout à fait excessif de parler d’un « complot » de l’Union européenne pour faire sortir l’Ukraine de la zone d’intérêts et d’influence de la Russie et pour s’y substituer. De même il serait excessif de dire que l’Union européenne a voulu préparer l’entrée de l’Ukraine en son sein. Je ne crois pas que l’objet était de faire un membre de l’Union Européenne d’une Ukraine d’ailleurs très loin de respecter les critères qui le lui permettraient. L’idée était de stabiliser la périphérie afin de permettre des relations stables avec un pays qui a vocation à rester à l’extérieur.

En même temps on ne peut pas ignorer le rôle de l’OTAN dans laquelle l’Ukraine, depuis longtemps, souhaite rentrer. On sait que les États-Unis y sont plutôt favorables alors que la France et l’Allemagne y sont opposées. On ne peut pas ignorer non plus – j’ai pu le constater sur le terrain, même si mon expérience est tout à fait modeste – que l’Ukraine est un pays profondément corrompu. Pas davantage, la présence auprès de son gouvernement ou à sa périphérie de mouvements extrémistes parfois violents.

Sur un autre plan, la Pologne a bénéficié de façon très heureuse de son inclusion dans l’Union européenne alors que l’Ukraine reste un pays profondément sous-développé., Il est évident que ce différentiel de développement entre l’Ukraine et la Pologne représente un danger en termes de sécurité. Ceci peut expliquer la politique de l’Union européenne qui souhaite que l’Ukraine puisse se développer. En revanche, à cette logique vertueuse, pacifique, on peut opposer la logique de l’OTAN qui n’est pas de même nature.

– Là, il nous faut remonter encore en amont de la signature des accords d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, qui a déclenché toute une série de conséquences, et repartir de la naissance de l’Ukraine actuelle, après la chute du mur de Berlin, après l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Sur cette période je me bornerai à deux observations.

La première, c’est que l’Ukraine a très mal entamé sa nouvelle existence internationale, en commençant par un chantage nucléaire. Je veux parler des propos tenus par certains dirigeants ukrainiens, arguant que l’Ukraine, dont la taille et la population étaient selon certains d’entre eux équivalentes à celles de la France, avait parfaitement droit à conserver ou à se voir reconnaître le statut de puissance nucléaire qu’aurait justifié la présence sur son sol d’un certain nombre d’armes soviétiques. Pour eux, ces armes devaient être placées sous commandement ukrainien. Cela avait donné lieu à de longues difficultés diplomatiques qui ont abouti à ce que l’Ukraine, qui n’était pas partie au traité sur la non-prolifération, accepte d’y devenir partie en tant que puissance non nucléaire en échange d’assurances de sécurité. C’est notamment l’objet du Mémorandum de Budapest [6] de 1994. Mais cette manière d’exercer une sorte de chantage nucléaire sur la communauté internationale était un très mauvais signal, un très mauvais début dans le retour de l’Ukraine au sein de la communauté internationale.

La deuxième observation concerne moins l’Ukraine que les pays occidentaux. Elle porte sur le choix qui a été fait pour tenter de reconstruire un ordre européen après la chute du mur de Berlin. Après la réunification allemande, la disparition de l’URSS, on s’est trouvé dans une sorte de chaos stratégique. Par une chance extraordinaire, ces changements considérables se sont déroulés pour l’essentiel de façon pacifique. Cela n’a pas été le fruit de la sagesse des gouvernements mais plutôt une sorte de hasard dont il faut se réjouir. Mais comment essayer de reconstruire un ordre européen après ces événements ? Schématiquement, il y avait deux voies possibles :

– La première aurait consisté à pérenniser et à renforcer la dynamique de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (le processus d’Helsinki) qui avait joué un rôle tout à fait important dans la chute de l’URSS et dans la dislocation du camp socialiste. Cela supposait une grande négociation qui aurait incorporé la Russie, et dans laquelle on aurait tenu compte des intérêts russes. La deuxième voie consistait à tenter de reconstruire un ordre européen à partir de l’OTAN. C’est le choix qui a été sciemment fait par les États-Unis, notamment par le président Bush père. Autrement dit, l’occidentalisation l’a emporté sur le paneuropéanisme.

Or, la Russie est et restera en Europe. On peut toujours se demander si elle est eurasiatique ou totalement européenne mais elle l’est au moins en partie. Et l’on imagine mal qu’un ordre de sécurité puisse être stable et pacifique sans incorporer une participation de la Russie et sans prendre en considération les intérêts russes.

On peut dire que, dans ce choix qui a été opéré, il y a eu à la fois la volonté américaine et l’impuissance européenne. En effet, l’Europe s’est trouvée tout de suite confrontée à la crise yougoslave. Cette urgence yougoslave a en quelque sorte mobilisé les énergies et n’a pas permis de réfléchir plus avant à un ordre plus large. Il y a eu aussi la pression des anciennes démocraties populaires, des anciens membres du Pacte de Varsovie qui, comme le professeur Nivat le faisait remarquer à propos de la Pologne, étaient animés d’une très grande crainte, d’un très grand esprit de revanche à l’égard de la Russie.

Je soutiens que ce choix de l’extension de l’OTAN a été à la fois décisif et négatif pour l’Europe. On n’a pas tenté de réintégrer la Russie dans un système de relations organisées et pacifiques qui aurait prolongé la construction européenne, sans que cela implique que la Russie, à terme, devienne membre de l’Union européenne. Or il me semble qu’il y a deux piliers en Europe, d’un côté l’Union européenne, de l’autre la Russie, et qu’il faut s’efforcer de canaliser, d’harmoniser, de pacifier, de stabiliser les relations entre eux, aussi bien sur le plan stratégique que sur le plan économique.

Je passerai sur un certain nombre de politiques conduites à l’époque Eltsine, durant laquelle on peut dire que l’on a essayé de mettre la Russie en coupe réglée en mettant la main sur ses ressources naturelles. C’est au demeurant une des raisons qui ont provoqué la réaction Poutinienne. Si l’on ajoute à cette tentative de mise en coupe réglée de la Russie l’effort de captation de ses ressources naturelles et l’extension de l’OTAN, on ne peut pas être surpris que la Russie se soit sentie, sinon assiégée, au moins désignée comme ennemi-fantôme.

On a dit que l’Ukraine était « le fantôme de l’Europe ». Mais il est vrai que l’Europe comporte beaucoup de fantômes. L’Europe elle-même n’est-elle pas un fantôme – ou en passe de le devenir ? Les empires sont aussi des fantômes et leur présence fantomatique pèse également sur un continent qu’ils ont durablement partagé. Ce rôle d’ennemi jamais nommé peut justifier le comportement de la Russie. Tout régime russe qui serait confronté à la même situation aurait le même type de réaction que Poutine.

Propos sans doute provocants mais que je tiens précisément par souci de la provocation puisque nous sommes ici pour avoir un débat.

Le rattachement de la Crimée

Je parlerai de rattachement de la Crimée à la Russie et non d’annexion. On a critiqué ce rattachement sur deux points, au regard du droit international. On a d’une part affirmé qu’il était contraire au principe de l’intangibilité des frontières. On a d’autre part soutenu qu’il contrevenait à l’interdiction du rattachement ou de la modification des frontières par la force armée, par la coercition. Je reprendrai très brièvement ces deux points.

– L’intangibilité des frontières n’est pas une norme juridique.

On parle, par exemple, de l’intangibilité des frontières en Afrique ou en Amérique latine en référence au principe dit de l’uti possidetis juris [7], selon lequel chaque État a droit au maintien des frontières existantes au moment de son indépendance. C’est ce qui a permis, en Amérique latine, la fragmentation globalement pacifique de l’ancien empire espagnol puis que, en Afrique, on ne remette pas en cause au départ les frontières issues de la décolonisation.

Mais, en l’occurrence, c’est un principe beaucoup plus politique que juridique qui a été accepté, convenu, par les différents chefs d’État et de gouvernement. Notamment, en Afrique, le principe d’uti possidetis juris ne fait pas partie de la charte de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine devenue Union africaine), il résulte d’une déclaration politique des chefs d’État et de gouvernement. On voit bien d’ailleurs aujourd’hui que ce principe politique est profondément remis en cause en Afrique.

En Europe, et le professeur Nivat le faisait justement remarquer tout à l’heure, les frontières ont été fortement modifiées au cours des décennies récentes. Elles n’ont pas arrêté de bouger depuis 1989. La réunification allemande était déjà une atteinte à l’intangibilité des frontières. Il ne faut pas oublier que la RDA (République Démocratique Allemande) était un pays indépendant, membre des Nations Unies et que l’Allemagne de l’ouest (RFA) avait reconnu son existence. Il y avait des relations d’État à État entre les deux. C’était déjà un exemple clair de modification des frontières. Le démantèlement de l’URSS est également une modification des frontières, tout comme l’éclatement de la Yougoslavie puis l’indépendance du Kosovo, la séparation de la Tchécoslovaquie en deux États… Donc, dire que les frontières sont intangibles en Europe depuis 1945, comme on l’entend parfois, est une plaisanterie.

Ajoutons que la Charte de Paris [8] ne pose pas du tout le principe de l’intangibilité des frontières. Elle dit simplement que les modifications de frontières doivent être faites de façon pacifique et en accord avec les populations. Cela conduit à l’interdiction du rattachement ou de la modification des frontières par la force, par une action militaire, principe que l’on oppose également au rattachement de la Crimée à la Russie.

– La modification des frontières par la force armée

Or il n’a absolument pas été démontré qu’il y ait eu, en Crimée, une intervention militaire décisive. On pourrait d’ailleurs mettre en cause les modalités du rattachement de la Crimée à l’Ukraine en 1954. Il faut se souvenir également que le parlement de Crimée, dans le cadre de la république autonome qui existait en Ukraine avait fait, dès le début de la décennie 90, et par deux fois, des déclarations d’indépendance qui avaient été rejetées par Kiev. Est donc démontrée l’existence préalable au rattachement d’une manifestation de volonté qui n’a pas été acceptée par l’autorité centrale. Ce n’est pas très différent de ce qui s’est produit au Kosovo où c’est le parlement qui a décidé l’indépendance, laquelle, en définitive, a été acceptée.

Me plaçant sur le plan politique, non sur le plan juridique, j’ajoute que les pays occidentaux ont été apparemment beaucoup plus heurtés par ce rattachement que par l’occupation de Chypre par l’armée turque en 1974, alors qu’il s’agissait d’une invasion militaire directe suivie d’une proclamation de l’indépendance d’une république turque. Il est vrai que la république turque de Chypre n’est reconnue que par la Turquie mais enfin il n’y a pas eu contre la Turquie un mouvement d’opposition et une prise de sanctions comparables à ce qui s’est exercé contre la Russie. Et cela n’a pas empêché que la Turquie reste membre de l’OTAN, et que l’on négocie avec ce pays son entrée dans l’Union Européenne, sans même faire de l’évacuation de Chypre un préalable ! Réalise-t-on qu’un pays de l’Union Européenne, Chypre, voit sa capitale divisée par un mur et subit l’occupation d’une partie de son territoire par un pays membre de l’OTAN ? C’est une situation que, pour le moins, on pourrait trouver un peu surprenante ! Certes Montesquieu écrivait : « Qui le dirait ! La vertu même a besoin de limites. » [9] – mais les limites de la vertu en l’occurrence sont quand même très fortes !

Les deux lignes occidentales

Quelques mots sur ces deux lignes occidentales. Peut-être faudrait-il parler de deux tentations car ces deux attitudes ne sont pas toujours clairement distinctes.

– Il y a la tentation du refoulement. La Russie a annexé la Crimée, elle est en train de préparer l’annexion du Donbass, partie de l’Ukraine orientale, il faut la refouler ! Bien sûr on ne va pas imaginer un conflit ouvert avec la Russie mais on va fournir des armes, aider les Ukrainiens à employer eux-mêmes la force. C’est une logique de confrontation militaire. On a vu les prémices de cette politique dans les semaines et les mois qui ont suivi Maïdan. Il est bien clair que cela ne peut pas mener très loin – ou alors il faut accepter l’idée d’un affrontement armé qui ne serait plus maîtrisable.

Cela rappelle un peu les crises de Berlin d’il y a quelques décennies qui allaient jusqu’au bord de la confrontation armée mais qui s’arrêtaient juste avant. À l’époque, c’était l’URSS qui reculait. Aujourd’hui, face à cette perspective de confrontation armée, ce sont plutôt les Occidentaux qui semblent reculer même si l’Ukraine aimerait bien maintenir cette ligne. Cette ligne est plutôt défendue par les États-Unis et divers nouveaux membres de l’OTAN animés par la crainte de la Russie ou par un esprit de revanche. Le gouvernement ukrainien en est proche, ne serait-ce qu’en nommant à des postes de responsabilité des ressortissants américains, voire M. Saakachvili, comme gouverneur d’Odessa.

– La deuxième ligne est celle qu’a adoptée la diplomatie européenne conduite par l’Allemagne et la France (les accords de Minsk, le « format de Normandie »). On voit bien qu’on recherche un compromis politique qui repose sur le cessez-le-feu, sur une acceptation implicite du rattachement de la Crimée – on ne le reconnaîtra pas mais on ne fera concrètement rien contre – et sur une autonomie plus développée pour les régions actuellement séparatistes. C’est une ligne fragile mais il semble que pour l’instant ce soit la ligne dominante. On ne reconnaîtra pas le rattachement de la Crimée, pas davantage qu’on n’a reconnu la république turque de Chypre, mais c’est un peu le même esprit : il y a une situation de fait et on l’accepte pour une durée indéterminée.

Entre les deux lignes, un point commun qui marque toute l’ambiguïté et toute la difficulté du passage de l’une à l’autre, c’est la politique dite « des sanctions ». Ces sanctions sont prises par les États-Unis et par l’Union européenne mais il faut bien reconnaître qu’elles sont surtout coûteuses pour l’Union européenne. L’Union européenne se trouve un peu en porte-à-faux parce qu’elle applique des sanctions sévères à l’égard de la Russie tout en cherchant un accord politique durable avec elle. Il est évident que ces sanctions témoignent d’une ligne atlantique dont la charge pèse surtout sur l’Europe. C’est l’Europe qui s’impose des contraintes à elle-même autant qu’elle en impose à la Russie et c’est elle qui assume le fardeau principal. On l’a vu avec l’annulation de la vente des « Mistral », on le voit avec l’embargo sur les produits agro-alimentaires qui pèse sur le commerce extérieur, français notamment.

La question qui se pose est maintenant de savoir quand et comment lever ces sanctions. Quel est le processus diplomatique qui permettra, à mesure que s’affirme la possibilité d’un règlement diplomatique en Ukraine, de lever progressivement les sanctions, dans l’intérêt général, dans l’intérêt des Européens ? J’ajoute que si cela permet d’améliorer, de stabiliser les rapports avec la Russie, le bénéfice n’est pas simplement d’ordre économique ou sécuritaire. En effet, nous avons besoin de la Russie sur d’autres dossiers, notamment la lutte contre le développement de l’islamisme et contre le terrorisme.

Il me semble que la perspective est de faire de l’affaire ukrainienne un conflit gelé, comme d’autres en Europe. La Crimée est une enclave mais il en existe d’autres (Kaliningrad, la Transnistrie…), sans oublier le problème de Chypre que je mentionnais. Un certain nombre de conflits sont gelés, avec lesquels on vit… et l’art de la diplomatie est de les laisser dormir. L’ambassadeur Alain Dejammet avait écrit il y a quelques années un ouvrage intitulé « Dormir aux Nations Unies ? » [10], aussi bref qu’important car la possibilité de se reposer entre quelques débats difficiles est tout à fait capitale !

La diplomatie – et l’Union européenne aurait bien fait de s’en souvenir – est aussi l’art de ne pas réveiller les conflits dormants.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le professeur, de cet exposé très intéressant, notamment des précisions que vous nous avez apportées sur la rédaction de la Charte de Paris. Ce sont des textes qu’on cite toujours mais on ne les relit pas.

Serge Sur
Je précise que le Mémorandum de Budapest dit que l’engagement des États-Unis, confirmé par des déclarations bilatérales de la France et de la Chine, est en concordance avec les principes de l’acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), c’est-à-dire l’acte final de la conférence d’Helsinki, ainsi que la Charte de Paris qui va les reprendre ensuite. Il n’y a donc pas d’interdiction du changement des frontières dès lors que ce changement se fait conformément aux principes de la charte des Nations Unies.

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[1] Le Centre Thucydide – Analyse et recherche en relations internationales a été établi en 1999, dans le cadre de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2). Il est membre du Pôle international de l’Université (PIUP). Créé par le professeur Serge Sur et dirigé par lui jusqu’en 2014, il est désormais sous la direction du professeur Julian Fernandez.
[2] Publication récente : La Mer Noire, périphérie de zones stratégiques par Chatré Baptiste, Delory Stéphane – 25 juin 2015.
[3] Voir par exemple – L’Ukraine dans la politique de voisinage de l’Union Européenne par Parzymies Stanislaw – 1er décembre 2014 AFRI 2012, Vol. XIII.
[4] Le colloque international : L’Ukraine et l’Europe s’est tenu les 15 et 16 avril 2011 à Kiev (Ukraine).

[5] La mer Noire, espace stratégique (Russie, Ukraine, Turquie, Union européenne, OTAN, Crimée), Questions internationales n°72.
[6] Le Mémorandum de Budapest, cosigné par Boris Eltsine (Russie), Bill Clinton (Etats-Unis), John Major (Grande-Bretagne) et Leonid Koutchma (Ukraine) le 5 décembre 1994, formalise l’adhésion de l’Ukraine au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et le transfert de son arsenal nucléaire à la Russie. En contrepartie, l’Ukraine obtient de la Russie, des États-Unis et du Royaume-Uni, rejoints plus tard par la Chine et la France, des garanties pour sa sécurité et son indépendance.
[7] L’expression provient de la phrase uti possidetis, ita possideatis (« Vous posséderez ce que vous possédiez déjà »).
[8] Réunis à Paris du 19 au 21 novembre 1990, les chefs d’État ou de gouvernement des États participant à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) signent la Charte de Paris pour une nouvelle Europe (ou Charte de Paris) établie sur la base des accords d’Helsinki. Elle fut plus tard amendée dans la Charte pour la sécurité européenne de 1999. Tous les pays membres de l’OSCE n’ont cependant pas signé le traité.
[9] Dans « De l’Esprit des Lois » (Montesquieu 1758), Livre 11, chapitre IV
[10] « Dormir aux Nations Unies » : petit guide d’une quinzaine de pages rédigé par Alain Dejammet lorsqu’il quitta son poste d’ambassadeur de France auprès de l’ONU. Il y répertorie les lieux de l’immense bâtiment (salle des périodiques, salle de jeu etc.) où on peut se reposer tranquillement sans risque d’être dérangé.

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Le cahier imprimé de la table-ronde « L’Ukraine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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