Note de lecture du livre de Hans-Werner Sinn « The Euro Trap : on bursting bubbles, budgets and beliefs » (Oxford university press, 2014) par Sébastien Sibai.
La monnaie unique à l’épreuve des faits
Hans-Werner Sinn replonge d’emblée le lecteur au cœur des débats du milieu des années 1990 lors desquels de nombreux économistes avaient émis de sérieuses réserves quant à l’opportunité d’introduire une monnaie unique en Europe. Parmi ceux-ci, se trouvaient certains économistes de renom tels que Ralph Dahrendorf, ancien président de la London School of Economics, qui déclarait catégoriquement dès 1995 : « L’union monétaire est une grande erreur, un objectif risqué, irresponsable et erroné qui ne rassemblera pas l’Europe mais la divisera » [2].
Il apparaît aujourd’hui évident que la monnaie unique a failli aux objectifs « de paix, de liberté et de prospérité » [3] qui lui avaient été assignés à la veille de son introduction, puis renouvelés dans le cadre de la Stratégie de Lisbonne (2000). Mais rares sont ceux qui soulignent que la mise en pratique du traité de Maastricht (1992) a trahi certains des principes essentiels qu’il énonçait. Hans-Werner Sinn est de ceux-là. Au premier rang des règles qui furent allègrement violées, figure la clause de « non renflouement » (« no bail-out »), dont le dessein originel, à peine voilé, était de satisfaire aux exigences de l’Allemagne, hostile à tout traité qui eût contenu, ne fût-ce que vaguement, l’esprit d’une mutualisation des dettes des Etats membres. Mais cette clause ne devait pas résister longtemps aux urgences de l’action nées d’abord des répliques de la crise des « subprimes » (2008), puis des multiples épisodes de la crise de l’endettement de certains pays membres de la zone euro.
L’insistance de l’auteur sur le caractère irréversible de la monnaie unique comme principe – ce qui est, par ailleurs, discutable – ne doit pas cacher la lucidité de son analyse des manquements prévisibles de l’euro aux promesses qui furent faites en son nom. En effet, Hans-Werner Sinn ne manque pas de souligner que ce que l’on a, à l’origine, considéré comme les avantages de l’euro contribua largement, dans un premier temps, au gonflement des bulles spéculatives qui ont fini par exploser dans les « GIPSIC » [4], et dans un second temps, enferma ceux-ci dans une spirale de déflation interne coûteuse socialement, dont l’efficacité économique demeure aussi incertaine que variable.
En somme, les pays du sud de l’Europe profitèrent allègrement des avantages de la monnaie unique – à travers l’endettement, public pour la Grèce et le Portugal [5] ; privé pour l’Espagne et l’Irlande – avant d’en subir, depuis 2008, les inconvénients, dont le principal se résume à l’impossibilité d’ajuster leur monnaie aux fondamentaux de leur économie. In fine, l’appât était si parfait que les pays du sud se jetèrent avec enthousiasme dans ce qui ne tarda guère à devenir le « piège de l’euro ».
Le cas allemand en question
L’explication fournie par Hans-Werner Sinn de la relative bonne santé de l’économie allemande – quoique brillamment défendue et documentée – peut paraître partielle. En effet, la fuite des capitaux allemands, attirés par la perspective de rendements élevés, vers les pays du sud de l’Europe suite à l’introduction de l’euro aurait privé l’industrie d’outre-Rhin de précieux investissements, qui eussent évité à l’Allemagne d’être « l’homme malade de l’Europe » [6] de 2001 à 2006 (le taux de chômage atteignit 12% en 2005). De ce point de vue, les « réformes Schröder » et « l’Agenda 2010 », consistant essentiellement en une politique de modération salariale, n’avaient guère d’autre but que de permettre aux entreprises de recouvrer des taux de marge qui, à terme, renforceraient leur compétitivité. C’est donc, pour l’économiste allemand, « i[la nécessité [de réformes] résultant de [l’introduction] de l’euro » plutôt qu’« un avantage découlant de l’euro lui-même]i » qui explique le succès allemand. Et Hans-Werner Sinn de surenchérir : « La thèse selon laquelle l’Allemagne a été le grand gagnant de l’euro est, à la lumière de ces arguments, simplement absurde » [7].
Ce raisonnement, d’une part, fait fi des spécificités structurelles et historiques de l’économie allemande, en particulier de la compétitivité hors-prix de ses industries exportatrices [8]. D’autre part, il minimise la responsabilité de la politique économique non-coopérative de l’Allemagne dans les déséquilibres macroéconomiques qui ont frappé la zone euro [9]. Ceci étant dit, il faut reconnaître que c’est en s’appuyant sur une vérité factuelle que Hans-Werner Sinn conteste l’idée selon laquelle le redressement de l’économie allemande s’est fait au détriment de ses partenaires européens : la part des exportations allemandes vers les autres pays de la zone euro n’a cessé de diminuer depuis l’année 2007 [10]. Il n’en demeure pas moins que la déflation interne mise en œuvre par l’Allemagne et la reconstitution de « l’hinterland allemand » suite à la réunification ont déséquilibré les rapports de force commerciaux au sein de la zone euro.
Le piège de l’euro est-il complètement refermé ?
Fort heureusement, Hans-Werner Sinn reconnaît implicitement que chaque société possède une propension qui lui est propre à supporter la hausse des prix. Ce qui revient à dire qu’il subsiste entre les pays de la zone euro des différences significatives en termes de niveaux d’inflation structurelle, dont la cause réside dans l’existence de préférences sociales différentes, elles-mêmes produits de chaque histoire nationale. Par conséquent, les politiques de dévaluation interne menées sans trop de heurts en Allemagne dans le cadre de « l’Agenda 2010 », ou en Irlande à partir de 2007, et vivement suggérées aux pays du sud de l’Europe dès 2010, ne présentent pas le même coût social. Une raison parmi d’autres tient à la puissance des industries exportatrices irlandaise et allemande qui exerce mécaniquement une pression à la baisse sur les salaires, pression qui n’a pas d’équivalent dans des pays où les salaires se montrent bien plus rigides.
Pour autant, selon l’auteur, les GIPSIC n’ont d’autre possibilité que « d’annuler l’appréciation réelle » qu’ils ont connue afin de rétablir des prix et des salaires en phase avec leur productivité. Dès lors, dans le cadre de l’union monétaire, il n’y a qu’une alternative : soit le Portugal, l’Espagne, la Grèce et peut-être même la France, mettent en œuvre une politique de dépréciation réelle de bien plus grande ampleur (de 20 à 30% selon les pays [11]) que ce qui a été fait jusqu’à présent [12] ; soit l’Allemagne consent à rien de moins qu’une inflation de 5,5% par an pendant 10 ans. Autant dire que tant pour des raisons économiques que politiques et historiques, l’alternative semble se muer en impasse.
Hans-Werner Sinn met en exergue un autre obstacle de taille à la dévaluation interne : celle-ci ne manquerait pas de faire fondre la valeur des actifs possédés par les agents économiques du pays tandis que la valeur de leurs passifs resterait, elle, inchangée. Dans des pays supportant déjà d’écrasants fardeaux de dettes, cela constitue un écueil non négligeable. Pour cette raison, répéter à l’envi que si les pays baltes, faiblement endettés, ont emprunté le chemin de l’austérité avec succès, il n’y a pas de raison que les GIPSIC ne puissent l’emprunter à leur tour et aboutir à la même issue, constitue une erreur que Hans-Werner Sinn ne manque pas de pointer.
Une fois dressé, le diagnostic clinique de « l’impasse dans laquelle est immobilisée la zone euro », Hans-Werner Sinn va droit au but : « C’est le véritable dilemme (…) : 40% de la population de la zone euro (…) est enlisée dans une redoutable situation caractérisée par une perte de compétitivité due à un excès d’inflation financée par le crédit et dont l’issue par la voie de la réduction des prix est obstruée par le problème de la dette interne ». En toute logique, le verdict tombe : « une dépréciation pure et simple, au moyen d’une sortie de l’union monétaire, demeure la seule issue praticable » [13].
Hans-Werner Sinn imagine alors les modalités de nature à institutionnaliser un nouveau statut de semi-membre dans une sorte « d’antichambre » de la zone euro à double entrée et à ordonner le processus de sortie : contrôle temporaire des capitaux ; « préparation de la nouvelle monnaie dans le secret pour l’introduire en un week-end, lorsque les banques sont fermées » ; conversion de tous les dépôts et contrats entre agents économiques nationaux dans la nouvelle monnaie en conservant les valeurs faciales ; extension du Mécanisme Européen de Taux de change (European exchange Rate Mechanism, en anglais) [14] aux pays qui souhaitent quitter temporairement l’union monétaire, rétablir leur compétitivité, satisfaire aux critères exigés par les traités et, enfin, revenir pleinement dans la zone euro [15].
Si la perspective ouverte par l’économiste allemand d’une zone euro à plusieurs degrés d’intégration a le mérite d’offrir de la flexibilité aux pays confrontés à des déséquilibres macroéconomiques, elle n’interroge pas véritablement le principe même de celle-ci dans la mesure où subsisteraient alors sous une même chape monétaire des économies hétérogènes – sauf à réduire la zone euro à la portion congrue. C’est en ce sens que la solution proposée par Hans-Werner Sinn diffère de celle d’une monnaie commune, préconisée par d’autres économistes : le principe d’une monnaie commune, quoiqu’il maintienne la dénomination « euro » comme symbole d’une volonté de coopération et de solidarité, voire même de convergence à terme, entre les nations membres, autorise, dans certaines limites, ces dernières à user de l’instrument de la dévaluation pour réguler leur compétitivité au sein de la zone monétaire. En définitive, alors qu’une monnaie commune constitue un changement de paradigme visant à faire disparaître le vice originel de la zone euro, l’union monétaire flexible n’en représente, elle, qu’un amendement – de poids, certes. Encore faut-il qu’une telle alternative soit envisagée…
—————
[1] Hans-Werner Sinn, The Euro Trap : on bursting bubbles, budgets and beliefs, Oxford university press, 2014 : page 7.
[2] R.Dahrendof, ‘Alle Eier in einen Korb’, Der Spiegel, N°.50/1995, 11 décembre 1995 (traduit par l’auteur).
[3] Termes utilisés par H.Kohl dans son discours devant le Bundestag le 23 avril 1998 à l’occasion d’un débat sur l’Union Economique et Monétaire.
[4] Acronyme anglais utilisé par l’auteur pour désigner les pays du sud de la zone euro – Grèce, Italie, Portugal, Espagne, Chypre – et l’Irlande.
[5] Les ratios de dette publique de ces deux pays sont passés respectivement de 98% et 59% en 1995 à 176% et 128% en 2013.
[6] The Euro Trap : on bursting bubbles, budgets and beliefs, p95.
[7] Ibidem p97
[8] Voir Note de lecture de la Fondation Res Publica du livre de G.Duval, Made in Germany : le modèle allemand au-delà des mythes, Seuil, janvier 2013 https://www.fondation-res-publica.org/Le-modele-allemand-au-dela-des-mythes_a729.html
[9] Voir G.Duval, Made in Germany : le modèle allemand au-delà des mythes, Seuil, janvier 2013 : p218.
[10] Celle-ci représentait 42% des exportations totales de l’Allemagne en 2007. En 2012, elle n’en représente plus que 36%. On observe cette tendance dans toutes les grandes économies de la zone euro, celles-ci se tournant naturellement vers les économies émergentes en croissance.
[11] The Euro Trap : on bursting bubbles, budgets and beliefs, Table 4.1, p120.
[12] De 2007 à 2012, les salaires ont diminué de 3% en Espagne, de 7% en Grèce et ont augmenté de 3% au Portugal.
[13] The Euro Trap: on bursting bubbles, budgets and beliefs, p140.
[14] Créé le 1er janvier 1999 pour accueillir pendant deux ans les pays qui souhaitent intégrer la zone euro, ce mécanisme compte aujourd’hui comme membres Le Danemark et la Lituanie. Leurs taux de change peuvent varier par rapport au cours de l’euro dans des marges de +/-15%.
[15] The Euro Trap: on bursting bubbles, budgets and beliefs, p348-350
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.