Intervention de M. Alain Dejammet, Président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « L’ingérence, lundi 19 janvier 2015.
L’opposition entre les deux thèmes, souveraineté et ingérence, paraît bien radicale, voire caricaturale.
D’un côté, la souveraineté et les souverainistes, personnages rancis, « moisis », obtus, défenseurs d’une mauvaise cause, froide et inhumaine : « L’élaboration du droit international humanitaire a été profondément marquée par le problème crucial de la souveraineté de l’État. C’est, depuis la nuit des temps, l’obstacle central auquel se heurtent l’élaboration et l’application du droit international » [1] écrit le professeur Bettati, qui formule un peu plus tard, dans le même livre, ce jugement lapidaire : « La souveraineté, c’est la garantie mutuelle des tortionnaires » [2]. Voilà qui est radical ! En fait le professeur Bettati faisait allusion à cette scène bien connue de la Société Des Nations en 1933 lorsque face au professeur Bernheim, Juif de Haute-Silésie, qui s’indignait des pratiques odieuses des hitlériens à l’égard de leurs compatriotes réfractaires au régime et des Juifs (incendies, violences, profanations etc.), Goebbels, ministre de la Propagande et de l’Information, avait répondu : « Charbonnier est maître chez soi ! ». La cause est donc entendue : la souveraineté est la garantie mutuelle des tortionnaires…
De l’autre côté, du côté du professeur Bettati, de l’ingérence, les avocats humanitaires et les redresseurs de torts.
Que l’on se rassure, le professeur Bettati est en fait tout à fait nuancé. Il s’est surtout attaché dans ses thèses à tenter de concilier les extrêmes, c’est-à-dire « à aménager un nouvel espace juridique où se trouveraient indissolublement liés la légitimation de l’intervention humanitaire et le principe fondamental de l’indépendance et de la non-soumission de l’État à l’égard de l’extérieur » [3]. Tel est le sens de la démarche du professeur Bettati.
Ce « principe fondamental de l’indépendance et de la non-soumission de l’État à l’égard de l’extérieur », est effectivement celui de la souveraineté, à la base de plusieurs constitutions – dont la Constitution française – mais surtout de la Charte des Nations Unies qui, dans son chapitre I (Buts et principes), affirme : « L’Organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses Membres » (Art. 2, § 1). Tel est le principe absolu sur lequel est fondée la Charte des Nations Unies.
Ce principe est doublement garanti et protégé, d’une part par le refus de l’ingérence : « Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État… » (Art. 2, § 7), d’autre part par l’affirmation de l’indépendance politique (Charbonnier est maître chez soi…) qui met l’État souverain à l’abri d’un coup de force extérieur, comme l’expose l’article 2, § 4, déjà justement cité par le professeur Latty : « Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ».
Le recours à la force est en réalité permis mais dans les seuls cas de la légitime défense face à une agression armée (Art. 51 de la Charte [4]) ou dans ceux où, pour maintenir la paix et la sécurité internationales (premier but des Nations Unies), le Conseil de sécurité (Art. 24 § 1 de la Charte [5], Art. 39 [6], Art. 40,41et 42 [7]) décide collectivement des mesures impliquant ou non l’emploi de la coercition, recours aux sanctions ou opération militaire.
Ce principe de la souveraineté et ses corollaires (compétence nationale exclusive, intégrité territoriale, indépendance politique et le refus de l’ingérence qui en résulte), datent de la Charte (1945) mais ils ont été depuis constamment repris, affirmés dans d’innombrables textes, résolutions, déclarations. L’intitulé de la grande déclaration très solennelle du 9 décembre 1981 de l’Assemblée générale : « Déclaration sur l’inadmissibilité de l’intervention et de l’ingérence dans les affaires intérieures des États » est parfaitement clair et exclut explicitement le concept même d’ingérence. Les documents finaux des grands sommets mondiaux de l’ONU, dont le dernier date de 2005, répètent inlassablement ce rejet de l’ingérence (dans les textes anglais qui font foi autant que le texte français, cette notion est exprimée par les mots « interference » ou « intervention »).
D’où ce paradoxe : comment peut-on à la fois célébrer l’ONU (nos chefs d’État se pressent aux Nations Unies pour exalter l’action de l’ONU et de son Secrétaire général), signer des deux mains des textes solennels qui, en 2000, en 2005, condamnent à répétition l’ingérence et, dans le même mouvement, exalter le droit d’ingérence ? C’est tout simplement de la provocation. Le professeur Bettati reconnaît d’ailleurs qu’en utilisant délibérément le mot « ingérence », plutôt que les mots « intervention « ou « interference » qui se trouvent dans la Charte, il choisissait le parti de la provocation.
Comment expliquer ce paradoxe ?
La première réponse est qu’il y a un gouffre entre la théorie et la pratique. La vérité très simple est que tout en condamnant en principe l’ingérence, et sans référence à un droit ou un devoir quelconque d’ingérence, les Nations Unies, depuis l’origine, pratiquent l’ingérence.
Dès février 1946, le Conseil de sécurité, à peine créé, décide l’ouverture d’une enquête sur les affaires intérieures de l’Espagne [8], sur le régime franquiste : ingérence !
Plus tard se déroulera la grande saga de la lutte pour l’émancipation des peuples, rythmée par des textes condamnant la politique des États colonisateurs : ingérence !
La France n’est pas épargnée, elle se défend, elle s’oppose, elle quitte son siège… mais la question algérienne est inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée des Nations Unies : ingérence !
L’ONU ne se borne pas à ce que le professeur Bettati qualifie d’ « ingérence immatérielle », elle agit, elle ordonne des sanctions (embargo sur les armes [9], sanctions pétrolières [10] …) qui frappent concrètement un État, l’Afrique du sud, par exemple, pour cause de comportement national délinquant, l’apartheid. Il y a incontestablement ingérence à raison d’affaires intérieures d’un État !
Pour justifier ces atteintes à la souveraineté, nul besoin de bâtir en parallèle un nouveau droit ou un nouveau devoir, celui de l’ingérence. Il suffit tout simplement d’appliquer la Charte et de s’appuyer sur les textes qui donnent mandat aux Nations Unies pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. C’est le but essentiel des Nations Unies. Il suffit donc de caractériser, au gré de la volonté collective du Conseil de sécurité, tel ou tel comportement national d’un État comme une menace à la paix ou à la sécurité internationales pour fonder une saisine du Conseil, un débat, une prise de sanctions, une intervention, une ingérence. L’ONU a donc toujours continué à faire de l’ingérence, comme Monsieur Jourdain fait de la prose, sans le proclamer et en trouvant dans sa propre Charte les raisons mêmes de son action.
Il y a une seconde réponse. Les avocats d’un vrai droit d’ingérence, qui garantirait la satisfaction des préoccupations humanitaires, ne se satisfont pas d’un état des lieux où l’intervention est liée au constat d’une situation mettant en péril la paix ou la sécurité internationales.
Pour bâtir ce droit d’ingérence humanitaire ils font donc état de très nombreux textes rassemblés dans ce qu’ils appellent le « droit humanitaire » (conventions, pactes, sur la torture, sur le génocide, sur la protection des enfants etc.). Mais ces textes, conventions, pactes, traités, consacrent en fait des accords entre États souverains, lesquels, dans l’exercice de leur souveraineté, consentent à des limitations de celle-ci. Il n’y a donc pas de réelle ingérence.
Les partisans d’un droit d’ingérence à créer se tournent donc vers les Nations Unies et recensent, comme vient de le faire le professeur Latty, les résolutions de l’Assemblée générale (en 1988 et 1989) ou du Conseil de sécurité (en 1991), qui ont milité pour la mise en œuvre de l’assistance humanitaire. Mais, à bien regarder, ces textes en appellent aux États, les invitent à ouvrir leurs frontières, à faciliter l’offre qui leur est faite par d’autres États de déployer une assistance humanitaire, ils peuvent les presser, comme c’est le cas dans la résolution du Conseil de sécurité du 5 avril 1991(condamnation de la répression contre les Kurdes), mais ils n’enfreignent pas la souveraineté des États. Il n’y a donc pas de réelle ingérence. Ces textes ne peuvent donc pas, parce que la France y a joué un rôle, être qualifiés de première mise en œuvre du droit d’ingérence. Ce n’est pas une intrusion, ce n’est pas une immixtion, c’est une invitation, éventuellement insistante, mais ce n’est pas de l’ingérence.
Tout change lorsque les tenants de l’ingérence vont au-delà des traités, pactes, accords, conclus entre États souverains, au-delà de l’invitation adressée par l’Assemblée générale ou le Conseil de sécurité et prônent, en dehors de l’ONU, une action directe, concrète, militaire, par un groupe d’États contre un autre dont le comportement est jugé délinquant, meurtrier. Il y a là de toute évidence mise en cause par la force de l’intégrité territoriale ou de l’indépendance politique d’un État, ceci pour des raisons que beaucoup jugeront impérieuses, d’humanité, de morale, mais qui ne sont pas fondées encore aujourd’hui sur le droit positif.
Ce fut le cas en 1999 à propos du Kosovo. Les négociations tenues à Rambouillet n’aboutissent pas. Excédée, l’OTAN, décrétant que la République Fédérale Yougoslave se comporte abominablement mal, qu’elle met en danger les populations du Kosovo, juge inutile de passer par le Conseil de sécurité où elle redoute un veto russe. « Veto russe » imaginaire, légende complaisamment diffusée. Il n’y a pas eu de réunion du Conseil de sécurité… par conséquent il n’a pu y avoir de veto ! L’OTAN a bel et bien tourné le dos aux Nations Unies parce que l’intention avouée, arrêtée, après Rambouillet, était de faire intervenir l’OTAN. On est donc passé à la frappe sans que les Russes eussent été le moins du monde consultés. Cette intervention s’est fondée sur le drame de Račak (janvier 1999) où quarante personnes, apparemment des civils, ont été massacrées par les milices serbes. On pense toujours aux résolutions du Conseil de sécurité, on oublie les déclarations qui sont unanimes, les déclarations présidentielles et la déclaration du Conseil de sécurité très raide, très dure à laquelle la Russie et la Chine se sont ralliées en janvier 1999. Reste que la décision unilatérale de l’OTAN de recourir à la force, applaudie par beaucoup de partisans de l’ingérence, a bénéficié d’un soutien assez large.
En 2003 le scénario se répète à propos de l’Irak où il s’agit d’ailleurs moins de protéger les populations que de vouloir créer un régime « démocratique » en Irak et faire en sorte qu’il n’y ait pas d’ « arme de destruction massive ». La force qui intervient n’est pas l’OTAN mais une coalition.
Dans les deux cas les coalisés se sont passés de l’autorisation du Conseil de sécurité, comme l’a rappelé le professeur Latty. Frappant directement, invoquant le devoir d’humanité, la lutte contre les « barbares », pour l’établissement de la « démocratie »…, ils affirment bel et bien, à l’écart des Nations Unies et de leur Charte, un nouveau droit, une nouvelle ambition, celle de l’ingérence. On est ici exactement dans la situation, évoquée par le professeur Bettati, d’une opposition frontale entre, d’un côté, la souveraineté et le droit international positif fondé sur celle-ci et, de l’autre côté, l’ingérence.
Comment, pour répondre au vœu du professeur Bettati comme au souci des souverainistes, concilier l’intervention humanitaire et les vieux principes du respect de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique des États ?
C’est la question posée par le Secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, aux membres des Nations Unies [11]. Les délégués qui se succédèrent à la tribune après son discours étaient, j’en fus témoin, malgré les bons sentiments exprimés, troublés par ces offensives menées en-dehors des Nations Unies. Les Canadiens, de bonnes âmes qui tuent les bébés phoques et massacrent leur environnement, étant supposés une fois pour toutes incarner la vertu onusienne, se portèrent volontaires pour tenter de régler le problème et ils firent, comme on fait toujours, une commission. Dans ladite Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE), un Australien, Gareth Evans, un Algérien, Mohamed Sahnoun, un certain nombre de personnalités importantes… mais aucun représentant de l’école française du droit d’ingérence. Plus tard, dans le groupe d’anciens ministres dont on flanqua cette commission pour vérifier si tout allait bien, toujours pas de Français. Il semblerait que les « pères » du droit d’ingérence eussent été soigneusement tenus à l’écart de cette réflexion sur ce que l’on pouvait faire.
La solution dégagée fut de nier les contradictions entre la souveraineté et la préoccupation humanitaire. Comme l’a rappelé le professeur Latty, la CIISE renversa habilement le problème, arguant dans son rapport déposé à la fin décembre 2000 que le cœur de la mission d’un État tient précisément dans la protection de sa population. La souveraineté est une responsabilité, celle d’assumer le bonheur, la protection de sa population. La souveraineté s’identifie donc avec le devoir de protéger. C’est habile, tous les souverainistes sont ravis : nous sommes des personnages considérables et nous sommes humains, nous devons protéger. Si l’État s’acquitte de sa responsabilité, c’est parfait. Si l’État manque à son devoir il appartient aux autres États, tous attachés à la souveraineté, donc tous attachés à la protection de leur population et de toutes les populations, de rappeler l’État délinquant à ses obligations, de le convaincre. Cela en multipliant les avis, les conseils, les démarches… C’est après tout le rôle des diplomates. Et si par malheur l’État en cause n’écoute pas ces avis, persiste dans la délinquance, maltraite sa population, force sera aux autres États d’intervenir par des moyens armés mais dans le respect de la Charte, donc sur décision de Conseil de sécurité. En bref, il s’agit certes d’intervention humanitaire mais il s’agit tout autant de préserver la doctrine de la souveraineté, d’éviter qu’elle ne soit souillée, compromise, par la pratique délinquante d’un membre de la « communauté internationale ». C’est la première fois, à propos de cette affaire de Responsabilité de protéger, qu’on a commencé à parler de « communauté internationale ». Jusque-là l’expression était assez floue mais là on affirme clairement que l’attachement à la souveraineté, à ce qu’elle signifie, c’est-à-dire la « Responsabilité de protéger », exige d’éviter que ce concept, ce dogme, soit compromis par le mauvais comportement d’un État qui maltraiterait sa population. On protège donc les populations mais on protège aussi le dogme de la souveraineté. Les deux préoccupations sont liées. Il n’y a pas ingérence. Voilà le raisonnement habile, assez convaincant, de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États.
Dans la pratique, l’intervention des États-gendarmes n’est permise que dans un nombre restreint de cas précis de menace aux populations : génocide, épuration ethnique, crime de guerre, crime contre l’humanité. L’accent est mis sur la nécessité, avant le recours à la force, d’épuiser les procédures amiables, les médiations, tout ce qui est diplomatique. Mais, surtout, conformément à la Charte, l’engagement de la procédure du recours éventuel à la force est exclusivement réservé au Conseil de sécurité. Là réside la très grande différence avec la position d’autres tenants du droit d’ingérence. S’il y a veto, d’autres efforts devront être poursuivis. Il n’est pas question de laisser quelques États décider d’agir en-dehors de l’ONU comme ils l’ont fait unilatéralement en 1999 ou en 2003. Contrairement aux assertions de certains, la Responsabilité de protéger, principe conforme à la Charte, exercice obligatoirement collectif du Conseil de sécurité, n’est absolument pas, l’héritier d’un droit d’ingérence abstrait, quasiment naturel, dont se prévaudraient individuellement certains États.
Tel que proposé par la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États, repris en 2004 par un groupe de conseillers du Secrétaire général puis par Kofi Annan lui-même, le principe de la Responsabilité de protéger fut consacré par la déclaration du Sommet de 2005. Ce texte n’ajoute rien à la Charte qui n’est pas modifiée. Il n’a valeur que de recommandation aux États. Il ne fut pas complété, il ne fut pas précisé, comme certains partisans inquiets et absolutistes de la souveraineté l’auraient souhaité, par d’autres résolutions. Il fut toutefois à son tour consacré dès 2006 par une résolution de caractère général du Conseil de sécurité sur la protection des civils [12]. Puis il fut évoqué, mentionné, dans les débats et les textes du Conseil de sécurité portant sur les crises en Côte d’Ivoire, au Soudan ou en Somalie.
Les cas de déclenchement de la Responsabilité de protéger restent ceux, restrictifs, de 2005 : génocide, crimes de guerre, crime contre l’humanité, épuration ethnique. La commission canadienne aurait souhaité ajouter le cas de l’assistance humanitaire en cas de catastrophe naturelle. En 2008, lors d’un typhon qui frappa la Birmanie, la France, qui voulut recourir au Conseil de sécurité pour forcer la junte birmane à accepter une aide humanitaire extérieure se heurta au refus de nos partenaires au Conseil de sécurité et à celui d’Edward Luck, conseiller spécial pour la Responsabilité de protéger qui avait été créé par Kofi Annan.
Le concept de la Responsabilité de protéger, même s’il est tout à fait conforme à la Charte, est une fleur fragile, ne la bousculons pas. On le mesure à la lumière de la crise libyenne. C’est au nom de la Responsabilité de protéger qu’en 2011 le Conseil de sécurité décida à deux reprises d’intervenir en Libye : en février, résolution 1970 [13] pour imposer des sanctions au régime du colonel Kadhafi coupable de menacer sa population, et en mars, résolution 1973 [14], pour déclencher une intervention armée afin d’empêcher des massacres projetés de la part des forces du colonel Kadhafi. Dans la seconde résolution (1973), le Conseil de sécurité autorisa une coalition de pays à utiliser « tous les moyens nécessaires » (formule codée du langage des résolutions qui signifie qu’on peut utiliser la force) pour protéger les populations et établir de manière concrète, en précisant qu’il n’y aurait pas de troupes au sol, une zone d’exclusion aérienne pour interdire aux hélicoptères et aux avions de Kadhafi de massacrer les populations. L’autorisation d’user de la force (« tous les moyens nécessaires ») était-elle absolue, pour protéger par quelque moyen que ce soit la population ? Ou bien était-elle limitée à l’usage des armes contre des appareils, des avions, des hélicoptères libyens ? On peut débattre, il y a une certaine ambiguïté. La résolution dérangeait : Chine, Russie, Brésil, Inde, Allemagne ne la votèrent pas mais ils laissèrent faire. Il n’y eut pas de veto. À l’épreuve, il apparut vite que la coalition ne se bornait pas à attaquer des avions mais frappait au sol. On parla aussi d’interventions au sol de « forces spéciales ». Bref, il y eut doute sur le respect des dispositions mêmes de la résolution, avec cette ambiguïté que j’ai signalée sur le périmètre exact de la référence « usage de tous les moyens nécessaires ». S’appliquait-elle à tous les moyens au sol ou bien ne visait-elle que les moyens militaires nécessaires à la mise en œuvre de l’interdiction aérienne ? Il y eut en revanche conviction de ce que, au-delà du coup d’arrêt donné aux troupes de Kadhafi, au-delà d’une protection a minima des civils, l’opération déclenchée par plusieurs pays avec le soutien de l’OTAN visait au changement de régime et à l’élimination physique du colonel Kadhafi. « Dévoiement de la résolution ! » clamèrent ceux qui doutaient de son opportunité. Dès lors, l’opposition de la Russie et de la Chine, se cristallisa. Et lorsqu’à bon droit on réclama l’ouverture de corridors humanitaires en Syrie, en invoquant la Responsabilité de protéger, les vetos russes et chinois s’abattirent. La Responsabilité de protéger fut mise en suspens, elle risque de le demeurer.
Le problème, bien connu, classique, est politique. Dans quelle mesure l’intervention armée extérieure, quoique conforme au droit, mise en œuvre conformément à la Charte par le Conseil de sécurité, ne crée-t-elle pas davantage de dommages que la non-intervention militaire, celle-ci pouvant heureusement se confondre avec une poursuite laborieuse, acharnée et peut-être longue de la négociation ? Kadhafi en 1998 avait fini par céder aux pressions occidentales et accepter le principe d’un jugement des personnes supposées coupables des attentats contre la Panam et l’UTA. Il n’y avait pas eu besoin d’intervention militaire pour l’amener à cette évolution ainsi qu’à sa renonciation aux armes nucléaires. La junte birmane évolua, elle libéra les opposants sans qu’il y ait eu non plus intervention armée. La Russie, tout au long de l’année 1998, avait accepté de négocier au Conseil de sécurité sur le Kosovo. Rien ne dit que si les coalisés de 1999 avaient été un peu plus patients, ils n’auraient pas pu reprendre les conclusions de Rambouillet et poursuivre la négociation. Mais il y avait une sorte d’agitation frénétique autour de l’utilité de montrer que l’OTAN était capable d’agir. D’un autre côté, sans intervention brutale des forces aériennes de l’OTAN en septembre 1995, Milošević aurait-il accepté d’aller à Dayton et de négocier ?
Le problème est politique mais surtout moral. L’ingérence humanitaire répond à une aspiration morale. Celle-ci doit-elle nécessairement prévaloir sur le politique ? Aux intervenants suivants d’essayer de répondre.
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[1] Mario Bettati « Le droit d’ingérence. Mutation de l’ordre international », éd. Odile Jacob 1996, p. 9
[2] Ibid, p. 17
[3] Ibid, p.9
[4] Art. 51 Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par des Membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.
[5] Art. 24 § 1 Afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’Organisation, ses Membres confèrent au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu’en s’acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité le Conseil de sécurité agit en leur nom.
[6] Art. 39 Le Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.
[7] Art. 40 Afin d’empêcher la situation de s’aggraver, le Conseil de sécurité, avant de faire les recommandations ou de décider des mesures à prendre conformément à l’Article 39, peut inviter les parties intéressées à se conformer aux mesures provisoires qu’il juge nécessaires ou souhaitables. Ces mesures provisoires ne préjugent en rien les droits, les prétentions ou la position des parties intéressées. En cas de non-exécution de ces mesures provisoires, le Conseil de sécurité tient dûment compte de cette défaillance.
Art. 41 Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les Membres des Nations Unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques.
Art. 42 Si le Conseil de sécurité estime que les mesures prévues à l’Article 41 seraient inadéquates ou qu’elles se sont révélées telles, il peut entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Cette action peut comprendre des démonstrations, des mesures de blocus et d’autres opérations exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de Membres des Nations Unies.
[8] Résolution 32-1 Relations entre les Membres des Nations Unies et l’Espagne (Vingt-sixième séance plénière, le 9 février 1946.)
[9] 7 août 1963 – Le Conseil de sécurité adopte la résolution 181 appelant tous les États à arrêter la vente et la livraison d’armes, de munitions et de véhicules militaires à l’Afrique du Sud. L’embargo sur les armes a été rendu obligatoire le 4 novembre 1977.
[10] 13 novembre 1963 – L’Assemblée générale, dans sa résolution 1899 (XVIII) sur la question de la Namibie, engage instamment tous les États à s’abstenir de fournir du pétrole à l’Afrique du Sud. Cette initiative a été la première des nombreuses actions menées par l’ONU pour prendre des sanctions pétrolières efficaces contre l’apartheid.
[11] « Si l’intervention humanitaire constitue effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté, comment devons-nous réagir face à des situations comme celles dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica, devant des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme, qui vont à l’encontre de tous les principes sur lesquels est fondée notre condition d’êtres humains ? » Kofi Annan
[12] Résolution 1738 adoptée par le Conseil de sécurité à sa 5613e séance le 23 décembre 2006
[13] Résolution 1970 adoptée par le Conseil de sécurité à sa 6491e séance le 26 février 2011
[14] Résolution 1973 adoptée par le Conseil de sécurité à sa 6498e séance le 17 mars 2011
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