Le Royaume-Uni entre l’amarrage à l’Europe et la tentation du grand large

Intervention de M. Vivien Pertusot, Responsable du bureau de l’Institut français des relations internationales (Ifri) à Bruxelles, au colloque « Le Royaume-Uni et l’Europe », lundi 8 décembre 2014.

Marie-Françoise Bechtel
Je vais maintenant passer la parole à Vivien Pertusot qui aura le rôle délicat non seulement d’expliquer la vision britannique de la mondialisation, liée au rôle que le Royaume-Uni y joue encore après avoir été lui-même hégémonique dans la mondialisation qui précéda la Première guerre mondiale, mais aussi de traiter la question, encore plus délicate peut-être, de la relation transatlantique, de la manière dont elle peut « pervertir » le lien du Royaume-Uni à l’Europe et de la manière dont l’Europe, intégrant le Royaume-Uni, pourrait rester indépendante de la relation transatlantique.

Vivien Pertusot
Je vous remercie de votre invitation qui m’offre l’occasion, devenue rare en raison de mes fonctions à Bruxelles, de m’exprimer à Paris.

Vous esquissiez, Madame, un parallèle entre la France et le Royaume-Uni sur lequel j’enchaînerai pour tenter de répondre à vos questions.

L’histoire des deux pays est faite de grandeur et de prestige, de guerres et de conquêtes et tous deux sont aujourd’hui des puissances moyennes avec des ambitions globales et des moyens limités, de plus en plus limités.

Mais le parallèle s’arrête là. Comme l’a dit Pauline Schnapper, les Britanniques ont toujours eu tendance à choisir le grand large, ce que la France n’a pas fait, du moins pas à la même échelle.

C’est plutôt par défaut que les Britanniques ont choisi de rejoindre l’Union Européenne. Mais aujourd’hui, le seul vrai moyen pour le Royaume-Uni de projeter sa puissance à l’échelle internationale est d’utiliser l’Union Européenne, ce que les Britanniques ne savent pas faire, moins encore que les Français. C’est pourtant capital pour le Royaume-Uni en tant que puissance commerciale comme en tant que puissance militaire et en tant que nation.

Le Royaume-Uni, qui est à l’origine du libéralisme économique, a une vocation naturelle à virer vers le grand large plutôt qu’à s’amarrer au continent européen.

Mais surtout, les Britanniques ont compris beaucoup plus tôt que nous autres « Européens » que le monde est en train de bouger, que des puissances émergentes redessinent les plaques tectoniques internationales et que les puissances européennes vont y perdre, notamment au niveau des échanges économiques. Ceci n’est pas un aveu de déclin mais un simple constat. David Cameron citait très régulièrement une étude réalisée en 2013 sur les puissances en 2050 [1] qui montrait que le Royaume-Uni pourrait perdre sa place parmi les dix premières économies internationales, passant de la 9ème à la 11ème place en 2050, ce qui, en soi, ne serait pas si catastrophique. Mais les Britanniques y voyaient le symbole du déclin, d’autant que selon un autre sondage il est possible qu’en 2017 les Britanniques passent de la 15ème à la 19ème place en termes de puissance manufacturière à l’échelle internationale [2].

On a vu d’abord, notamment depuis 2008, comme un peu partout en Europe et de manière aussi peu coordonnée que dans le reste des pays européens, une volonté de diversifier les exportations. Aujourd’hui on voit naître une volonté de stratégie à l’export qui se manifeste notamment dans un secteur capital pour les Britanniques, les services financiers. La City reste une place financière prépondérante dont l’aura est extrêmement importante à l’échelle internationale. Néanmoins les Britanniques ont bien conscience que d’autres places sont en train de naître ou de réémerger, notamment Dubaï, Singapour, Hongkong, qui peuvent à moyen, voire à long terme, constituer de véritables menaces pour la suprématie de la City. Le moyen de contrer cette émergence est d’essayer de capter l’attention des investisseurs non-européens. Par exemple, la City s’est longtemps battue pour devenir une place financière où on peut faire du trading en renminbi (yuan). Face à l’émergence de nouvelles économies, de nouveaux rivaux, il est extrêmement important pour la City de trouver des alternatives et de s’adapter.

Les Britanniques ont bien conscience qu’ils sont au ralenti par rapport à d’autres pays européens, notamment par rapport à l’Allemagne, en termes de puissance exportatrice mais également en termes d’investissements directs à l’étranger (IDE). Un projet sur cinq d’investissement non européen se fait encore sur le sol britannique [3]. Néanmoins, petit à petit, les Allemands sont en train de les rattraper, ce que les Britanniques n’apprécient vraiment pas car ils tiennent beaucoup à conserver une suprématie en termes d’attraction commerciale vis-à-vis des investisseurs étrangers notamment non européens.

En ce qui concerne la puissance militaire, on observe, comme en France d’ailleurs, une volonté d’action globale qui, gravée dans le marbre en 2010 lors du dernier exercice de revue stratégique de sécurité et de défense, est martelée par les leaders britanniques à chaque occasion.

Cela pour deux raisons.

La première, c’est que le Royaume-Uni a une tradition d’intervention à l’échelle internationale qui a perduré après la fin de son empire.

La volonté d’être une « Force pour le bien » (Force for good), souvent exprimée par Tony Blair, est restée dans la logique du positionnement britannique à l’échelle internationale. Pour cela, il faut être actif au niveau diplomatique mais aussi au niveau militaire.

Cela nécessite pour les Britanniques le maintien de certains acquis. On peut en citer deux qui sont tout aussi importants pour les Britanniques que pour les Français : le maintien d’une capacité nucléaire autonome, même si elle est très américanisée, et le maintien de son siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU.

Toutefois les Britanniques sont face à un véritable défi, notamment en ce qui concerne leur puissance militaire. Depuis la fin de la Guerre froide, les Britanniques ont réussi à maintenir un budget de défense relativement stable par rapport à leurs voisins. Les coupes sont beaucoup moins fortes qu’elles n’ont pu l’être en France notamment. Néanmoins, depuis deux ou trois ans, on observe des coupes extrêmement importantes dans le budget de défense britannique et, depuis 2013, le panorama à moyen terme de la capacité britannique à agir à l’échelle internationale est véritablement remis en cause, ce qui entraîne des conséquences pour le partenariat bilatéral.

Les Britanniques sont face au même défi que la France il y a deux ans lors du Livre blanc : cèderont-ils aux pressions budgétaires et fiscales aux dépens de leurs capacités d’influence et d’action globale ? Doivent-ils sanctuariser le budget de défense ? François Hollande l’a fait – plus ou moins –, les Britanniques, pour le moment, ne l’ont pas fait. C’est une question qui sera extrêmement importante et saillante pendant l’année 2015 qui verra à la fois les élections générales et la révision de la revue stratégique de sécurité et de défense. Nous verrons alors ce que les partisans de la « Force pour le bien » seront en mesure de sauver face au Trésor (Treasury). C’est là que le débat se situe.

En effet, les impacts des coupes qui se sont faites depuis 2013 vont se faire sentir à trois niveaux.

D’abord au niveau des ressources humaines. Certes on peut difficilement comparer les chiffres des forces armées après la Deuxième guerre mondiale, après la guerre des Falklands, après la fin de la Guerre froide etc. car ils ont été adaptés en fonction de l’évolution des menaces. Mais les coupes sont de plus en plus sévères et bientôt l’armée britannique aura vraiment du mal à soutenir des opérations militaires sur du long terme en raison d’un niveau de rotation des troupes qui va devenir insupportable.

Ensuite au niveau des capacités. Les capacités actuelles sont déjà mises à mal. Les Britanniques pourront-ils sur le moyen terme continuer à investir dans de nouvelles capacités ? C’est un véritable débat, sachant que pour le moment ils y parviennent avec difficulté et que leur budget, déjà sévèrement grevé, le sera de plus en plus.

Enfin, quel sera l’impact de ces coupes sur les ambitions des Britanniques à vouloir agir à l’échelle internationale et à rester un acteur global ? On peut vraiment se poser la question parce que les Britanniques montrent une certaine réticence à agir à l’échelle internationale. On l’a vu avec le débat sur la Syrie qui a été extrêmement problématique et dont les conséquences perdurent. On observe également que le soutien britannique aux opérations françaises est extrêmement timide (les Géorgiens et les Estoniens soutiennent beaucoup plus les efforts français que ne le font les Britanniques !). De plus, une nouvelle règle est appliquée depuis l’année dernière sur le financement des opérations extérieures qui, financées auparavant en grande partie sur les ressources du Trésor, devront désormais être financées au moins à 50 % par le budget de la défense, comme c’est déjà le cas en France. Cela aura un impact important sur le budget de la défense.

En quoi les relations entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne sont-elles affectées ?

Les Britanniques ont toujours été des « empêcheurs de tourner en rond ». Ils ont toujours forcé les autres à ouvrir les yeux sur la mondialisation, sur l’émergence de nouvelles puissances et sur le fait que l’Europe n’était pas naturellement et pour toujours au centre du monde. Les Européens apprécient cette lucidité britannique qui les oblige à se poser de véritables questions.

Les Britanniques ont toujours eu une certaine réticence vis-à-vis de la politique étrangère européenne. Certes, ils ont été, avec les Français, à l’origine de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) – qu’on appelait à l’époque la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) – mais cela s’est fait dans un contexte très particulier et avec des ambitions très différentes de celles des Français. On le voit aujourd’hui : les Britanniques sont très pragmatiques vis-à-vis de la PSDC. Ils n’ont pas de refus idéologique, considérant que l’outil militaire principal est l’OTAN mais qu’il peut parfois être utile d’utiliser la PSDC. Par exemple, les Britanniques étaient les premiers partisans d’une opération civile de l’Union Européenne en Ukraine.

Quelle est la portée de la spécificité britannique sur le TTIP (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) ?

Les Britanniques sont par nature friands des accords de libre-échange qu’ils poussent depuis toujours au niveau européen. Et le gouvernement actuel fait tout ce qui est possible et imaginable pour ouvrir des négociations avec les pays les plus improbables pour avoir le maximum d’accords de libre-échange à l’échelle internationale. Cela a beaucoup joué vis-à-vis des États-Unis : sans le soutien des Britanniques et des Allemands, peut-être n’y aurait-il pas de négociation en cours aujourd’hui.

Le TTIP a aussi une portée politique : pour David Cameron, le TTIP est un moyen de légitimer l’Union Européenne auprès de l’opinion publique. Malheureusement, en centrant le débat sur l’immigration, il ne l’exploite pas très habilement.

Le TTIP est aussi un moyen pour les Britanniques de rester actifs au sein de l’Union Européenne. C’est l’occasion de montrer qu’ils sont capables de pousser des projets qu’ils perçoivent comme presque intégrationnistes, montrant qu’ils restent une force d’initiative au sein de l’Union Européenne. En effet, le malaise entre l’Union Européenne et les Britanniques est de plus en plus palpable et le débat sur l’immigration n’arrange pas les choses.

Pour conclure je dirai que les Britanniques ont une position très ouverte sur le monde mais qu’ils en oublient parfois l’Europe. La nature du débat interne aggrave le fossé avec l’Europe, une situation que les Britanniques vont devoir gérer très rapidement, avant le référendum, s’il a lieu, en 2017.

Marie-Françoise Bechtel
Merci de vous être attaché à donner des réponses précises, donc empiriques, aux questions posées. C’est un grand mérite de votre part.

Vous nous avez éclairés sur plusieurs points : d’abord les défis communs au Royaume-Uni et à la France, notamment avec la question du maintien de l’arsenal nucléaire, et la concurrence des pays émergents que chaque pays vit différemment.

Vous avez évoqué la question de savoir si le Royaume-Uni pouvait rester un acteur global. Votre analyse tendait à dire que, conscient d’être de moins en moins un acteur global, il voit dans le lien spécial transatlantique le moyen, par OTAN interposée, d’avoir un certain nombre d’actions qui relèvent d’une politique de puissance de type mondial.

Soulignant que le traité transatlantique avait été voulu par les Britanniques et les Allemands, sans lesquels ce traité ne serait peut-être pas venu sur la table, vous nous avez fourni une une analyse intéressante.

Enfin ressortait de votre intervention la question de l’intergouvernementalité qui m’inspire une question : Le Royaume-Uni ne pourrait-il pas sortir vers le haut de la question de sa place – si ce n’est de son intégration – dans l’Union Européenne en proposant un renforcement de l’intergouvernementalité ? Une telle démarche susciterait l’intérêt de certains courants dans un pays comme le nôtre.

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[1] PwC, World in 2050: The BRICs and Beyond (London: PwC, January 2013).
[2] Deloitte and U.S. Council on Competitiveness, 2013 Global Manufacturing Competitiveness Index (London: Deloitte, November 2012).
[3] Ernst & Young, Staying Ahead of the Game: UK’s 2012 Attractiveness Survey (London: Ernst & Young, 2012), 7–8.

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Le cahier imprimé du colloque « Le Royaume-Uni et l’Europe » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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