La politique intérieure du Royaume-Uni : diagnostic

Intervention de M. Charles Grant, Directeur du Center for European Reform (CER), au colloque « Le Royaume-Uni et l’Europe », lundi 8 décembre 2014.

Marie-Françoise Bechtel
Je vais passer la parole à M. Grant. Dans un article publié par La Croix en 2010 [1], il mettait en question l’idée même que la Grande-Bretagne serait le pays du libéralisme économique. En réalité, écrivait-il, le rôle de l’État est beaucoup plus important au Royaume-Uni que ce que l’on dit ou ce que l’on croit généralement.

Je lui passe la parole pour le diagnostic de la politique intérieure du Royaume-Uni et notamment du fameux euroscepticisme.

Charles Grant
Je parlerai de la stratégie de David Cameron et – pour provoquer Sir Peter Ricketts – des raisons pour lesquelles elle pourrait bien échouer. Puis, analysant la montée du United Kingdom Independance Party (UKIP, Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni), je tenterai d’expliquer pourquoi l’opinion publique est tellement sceptique. Peut-être évoquerai-je plus tard dans le débat des effets d’un éventuel British exit sur l’Angleterre et sur l’Union Européenne.

La stratégie de David Cameron est très simple. Il s’est engagé, s’il remporte les prochaines élections législatives, à renégocier les termes de l’appartenance britannique à l’Union européenne puis à organiser d’ici 2017 un référendum sur le maintien du Royaume-Uni au sein de cette Union Européenne réformée.

Cette stratégie de Cameron pourrait échouer pour des raisons internes et des raisons externes.

Le problème interne est qu’il n’a pas déployé beaucoup d’efforts pour entraîner l’adhésion de l’opinion publique à l’Union Européenne. En effet, il rencontre beaucoup de problèmes au sein du Parti conservateur où les eurosceptiques sont très puissants et les concessions qu’il leur consent ne font que renforcer leurs exigences (« Il donne des morceaux de viande rouge aux eurosceptiques pour que le monstre disparaisse mais, à chaque fois, le monstre revient demander plus de viande rouge », disent ses conseillers). C’est pour faire plaisir aux eurosceptiques qu’il a quitté le Parti populaire européen (PPE) des démocrates-chrétiens au Parlement européen et qu’il a fait voter, il y a trois ans, une loi prévoyant un référendum immédiat en cas de nouveau transfert de pouvoirs à l’Union Européenne. En décembre 2011 il a refusé de signer le pacte budgétaire européen (Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance), par lequel 25 des 28 états membres de l’Union Européenne s’étaient accordés pour limiter leur dette. Récemment, il a annoncé une politique très dure contre les immigrés européens. Il me rappelle un roi saxon qui régnait à la fin du Xe siècle, Æthelred the Unready (Æthelred le mal conseillé), qui offrait de l’or, des Danegelds (tribut aux Danois [2]) aux Vikings chaque fois qu’ils attaquaient l’Angleterre, pour qu’ils partent. Les Vikings partaient pour revenir l’année suivante en demandant plus de Danegelds. D’une certaine manière, les tactiques de David Cameron ne sont pas beaucoup plus efficaces. Chaque fois qu’il donne quelque chose aux eurosceptiques pour les satisfaire, ils en demandent plus l’année suivante. Il n’a jamais vraiment essayé de convaincre les Britanniques que l’Union Européenne est une bonne chose, sauf, peut-être, lors de son discours de Bloomberg [3], il y a deux ans. Probablement Cameron pense-t-il pouvoir convaincre les Britanniques au moment du référendum annoncé dans ce discours, mais peut-être sera-ce trop tard.

La deuxième raison pour laquelle la stratégie de Cameron pourrait échouer, c’est que sa tactique de réformes nécessite le soutien d’alliés en Europe. On ne peut réformer l’Union Européenne que si Angela Merkel, François Hollande, la Commission européenne, le Parlement européen sont d’accord pour accepter les réformes, qu’il s’agisse d’un rôle élargi pour les parlements nationaux, de mesures pour protéger et étendre le marché unique ou de dispositions pour limiter les aides sociales aux immigrés européens… Rien n’est possible sans les alliés. Or Cameron est en train de perdre ses alliés. Sa tactique, la priorité donnée aux eurosceptiques dans son parti, plutôt que « vendre » l’Union Européenne au public britannique, le discréditent auprès de beaucoup de gouvernements européens. D’autant que, pour s’opposer à l’arrivée de Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission, le Premier ministre britannique est allé jusqu’à brandir la menace d’une sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne (il aurait dit à un dirigeant européen : « Si vous nous forcez à accepter Juncker, vous le regretterez ! Je pourrais bien faire campagne pour le Non lors du référendum britannique ! »). À mon avis, Cameron avait raison de s’opposer à la présidence de la Commission par J.C. Juncker mais ce genre de tactique est inefficace, contre-productive : avec de telles menaces, on perd ses amis.

À la décharge de Cameron, je dirai que s’il n’a pas pu vraiment « vendre » l’Union Européenne au peuple britannique jusqu’ici, c’est largement parce que UKIP (United Kingdom Independance Party) est très fort. Aujourd’hui, les sondages lui accordent presque 20 % des voix (30 % pour les conservateurs, 30 % pour les travaillistes, 8 % pour les libéraux, 6 % pour les verts). UKIP est en train de gagner des voix au détriment des conservateurs. C’est pour tenter de reprendre ces voix perdues que Cameron a suivi une stratégie de plus en plus eurosceptique. Le problème, c’est que cette tactique n’a pas marché. En effet, en parlant de plus en plus de l’immigration, il accroît le sentiment que les immigrés représentent un problème et, ce faisant, pousse les gens à soutenir UKIP dont c’est le « fonds de commerce ». Je crois qu’il l’a maintenant compris.

UKIP attire beaucoup de sympathisants pour plusieurs raisons.

D’abord, le peuple britannique n’a guère de sympathie pour l’Union Européenne, comme Pauline Schnapper l’a rappelé. Toutefois ce n’est pas un sujet de préoccupation pour la majorité des Britanniques.

En revanche ils sont hostiles à l’immigration et le génie de Nigel Farage, le meneur de UKIP, a été de confondre les deux sujets, l’Europe et l’immigration, en disant que pour contrôler ses frontières, le Royaume-Uni doit quitter l’Union Européenne. Et aujourd’hui, même les Britanniques qui ne souhaitaient pas forcément quitter l’Union Européenne se disent : si on veut exclure tous ces Polonais, il faut quitter l’Union Européenne. Il est vrai que nous avons eu une vague d’immigration polonaise (un million) après 2004. L’immigration en Grande-Bretagne depuis dix ans, évaluée en « gros » à un demi-million chaque année (plus de 260 000 net), représente une pression importante sur les services publics. Si les couches moyennes se réjouissent d’avoir des plombiers polonais très bon marché, les classes populaires britanniques sont moins satisfaites.

UKIP gagne aussi des soutiens par un discours critique à l’égard de la classe politique, qui, en Angleterre comme en France, n’est pas très populaire. Les laissés pour compte (left behind) de la mondialisation ne se situent ni à gauche ni à droite mais ils sont nostalgiques des années 50. C’est à eux que s’adresse UKIP. Et Nigel Farage, très charismatique et plein d’humour, est beaucoup plus écouté que Cameron ou Ed Miliband !

Le scepticisme grandissant de l’opinion publique est dû en partie à la crise de l’euro. Même si nous n’en faisons pas partie, nous constatons que la zone euro est mal gérée : beaucoup de chômage, peu de croissance. Or les leaders de l’Eurozone sont aussi ceux de l’Union Européenne. Ils ne sont pas très avisés, ils commettent des erreurs économiques.

Il y a aussi la perception en Angleterre que nous Britanniques avons de moins en moins d’influence. La conviction que l’Union Européenne est menée par les Français et les Allemands pour promouvoir leurs intérêts et que nous ne pouvons pas influencer les événements à Bruxelles commence à s’avérer à cause des erreurs de tactique de David Cameron. En politique les leaders sont très importants. Ed Miliband, le leader des travaillistes, ne veut pas de référendum sur l’Europe. Son plaidoyer pour l’Europe n’est pas sérieusement convaincant. Malheureusement les leaders favorables à l’Europe ne sont pas capables de la « vendre ».

Marie-Françoise Bechtel
Merci. J’ai cru entendre dans votre analyse de l’euroscepticisme que le facteur de l’immigration et de la relation avec la notion de frontière est plus important que l’idée que l’Europe – et en particulier la zone euro – n’est pas un modèle économiquement performant (quasi récession, chômage…). Dans la hiérarchie des facteurs vous sembliez minorer le second. C’est ce qui m’a frappée dans votre intervention au cours de laquelle, comme d’autres personnes dans la salle peut-être, j’ai eu parfois l’impression qu’il était question de notre propre pays : captation du thème de l’immigration, course du parti conservateur derrière ce thème pour essayer de limiter l’euroscepticisme.

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[1] « L’État dans tous ses états ». Charles Grant, directeur du Centrer for European Reform, laboratoire d’idées sur l’Europe : L’État reste important en Grande-Bretagne La Croix, 26 mars 2010.
[2] Danegeld désigne également un impôt établi en Angleterre vers 1001par le même Æthelred II. Il servait soit à acheter le départ des Danois dont les flottes désolaient les côtes, soit à solder les troupes destinées à les repousser. Maintenu longtemps après l’expulsion des Scandinaves, le Danegeld ne disparut que sous le roi Étienne d’Angleterre, en 1135.
[3] Discours sur l’Europe prononcé le 23 janvier 2013 à Bloomberg par le Premier ministre David Cameron.

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Le cahier imprimé du colloque « Le Royaume-Uni et l’Europe » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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