Accueil de Jean-Pierre Chevènement et Introduction de Alain Dejammet

Interventions de M. Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, et M. Alain Dejammet, Président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « La Russie en Europe » du 23 septembre 2014.

Jean-Pierre Chevènement
Je tiens à souhaiter la bienvenue aux personnalités qui nous ont fait l’honneur d’accepter de participer à ce colloque intitulé « La Russie en Europe » : M. Jacques Sapir est professeur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ; M. l’Ambassadeur Marc Perrin de Brichambaut a été longtemps Secrétaire général de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) ; Mme Hélène Carrère d’Encausse, bien connue à travers ses ouvrages, notamment ceux consacrés à la Russie, est Secrétaire perpétuel de l’Académie française.

Alain Dejammet, président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, ambassadeur de France, qui a été notre représentant au Conseil de sécurité, va introduire ce colloque.

Alain Dejammet
Le titre de ce colloque « La Russie en Europe » ne comporte pas de point d’interrogation. Il recèle néanmoins des doutes. C’est sur ces doutes que vont porter les quelques éléments d’introduction que je souhaite proposer.

Les doutes sur la situation de la Russie en Europe sont alimentés par les tensions actuelles et par le climat intellectuel et journalistique.

On connaît l’origine des tensions: intervention russe en Crimée, annexion de la Crimée pour les uns, retour de la Crimée à la Russie (comme on a parlé, en 1860, du retour de Nice et de la Savoie à la France) pour les autres, minoritaires. Mais il y a eu incontestablement une modification de frontières. Et puis il y a l’agitation dans le Donbass avec le lourd soupçon d’une présence militaire russe.

D’où, à l’Ouest en général, décision de rétorsion et de sanctions.

La rétorsion est l’interruption du dialogue. Le dialogue stratégique entre les États-Unis et la Russie qui s’était maintenu durant toute la guerre froide (c’était l’époque du « condominium États-Unis/URSS », dénoncé par la France du président Pompidou) est aujourd’hui rompu. On avait considéré comme un progrès le fait que la Russie, après avoir été pendant longtemps tenue en lisère, puisse rejoindre le G8. C’est fini, la Russie en est exclue.

Les sanctions ne sont pas décidées par le Conseil de sécurité mais par l’Union Européenne, par les États-Unis et par d’autres pays de l’Otan (Canada, Australie etc.). Ces sanctions ont un effet indéniable. Quelle peut être leur efficacité à long terme ? L’expérience prouve que les sanctions tardent beaucoup à atteindre leur objectif. En fait elles ne modifient pas beaucoup le comportement des régimes auxquels elles s’appliquent. Elles visent, en réalité, le plus souvent un changement de régime. Cela peut être très lent, comme pour les sanctions qui ont mis fin au système de l’apartheid en Afrique du sud et en Rhodésie. La plupart de temps, le but, le changement de système, est en fait accéléré par un coup de pouce militaire. ce fut le cas pour la Yougoslavie, pour la Serbie, pour la Libye. Les sanctions sont donc une arme assez dangereuse. Elles entraînent évidemment des répliques de la part de la Russie. C’est peut-être aussi, compte tenu des caractéristiques russes, ne pas tenir compte de la résilience, de l’endurance du peuple russe et du fait qu’il détient et détiendra encore pendant longtemps, en matière énergétique, la primauté que lui confèrent ses réserves minérales et fossiles.

Voilà pour les faits.

Le climat est détestable. Je n’ai pas besoin d’expliciter, la presse se complaît à rendre compte des insultes échangées. Il est vraisemblable que les Russes tiennent également des propos excessifs mais, du côté français, on voit le président Poutine traité de « petite frappe », de « voyou », dans des revues à couverture saumon généralement courtoises où l’on met en avant le fait qu’il a été officier du KGB. Rappelons à cet égard que le président G.H. Bush avait été lui-même directeur de l’agence de renseignements américaine (CIA).

Dans la réalité, Poutine a-t-il donné récemment cette image ?

On l’a vu en Normandie le 6 juin 2014 : s’est-il livré, à l’occasion de la commémoration du débarquement, à une exaltation des prouesses russes par rapport à l’Occident ? S’est-il comporté en invité bruyant, fracassant ? Il avait inauguré, en juin 2011, à Paris, le monument aux morts dédié aux soldats et officiers russes du corps expéditionnaire envoyé combattre auprès des Français, en 1916, sur décision de l’empereur Nicolas II. Figurant un cavalier russe sans arme, tête nue, tenant par la bride un cheval fourbu, ce monument est un modèle de sobriété, à l’opposé de la vision que certains voudraient donner d’un président et d’une Russie arrogante, exaspérante, méprisant l’Occident.

Voilà la situation. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut revenir au point de départ (1989-1991). Le 20 décembre 1991, à Evere, siège assez lugubre de l’Otan dans la banlieue de Bruxelles, le Conseil Atlantique avait invité les représentants des anciens satellites de l’Union soviétique et le représentant de la Fédération de Russie. A la fin de la rencontre, on était en train de rédiger une déclaration aimable, comme il est d’usage quand on réunit des gens qui n’ont pas toujours les mêmes sentiments, quand le représentant russe, l’ambassadeur Nikolaï Afanassievski, sorti un instant pour téléphoner à Moscou, annonça : « Je regrette, il faut modifier le texte de la déclaration, on ne peut pas citer l’Union soviétique. L’Union soviétique n’existe plus »… Avis de décès  annoncé par le représentant russe devant les membres de l’OTAN, au siège même de l’Alliance atlantique ! Dans leurs rêves les plus fous, les auteurs du traité de l’Atlantique Nord, en 1949, n’auraient pas imaginé cette scène ! Jubilation à l’Ouest ! Le problème réside précisément dans cette jubilation : les Russes, qui avaient d’eux-mêmes dissous un empire et mis fin au communisme, auraient pu être associés à ce moment de victoire. La dissolution de cet empire s’était faite de manière pacifique (à part quelques difficultés militaires dans les pays baltes), ce qui n’avait pas été le cas pour les empires français, anglais, portugais etc.

« L’empire éclaté » [1] de Mme Carrère d’Encausse était prémonitoire ! Mais, citant Lénine en 1922 : « Le communisme, c’est les soviets plus l’électricité », Mme Carrère d’Encausse rappelait également en 1989, en évoquant Tchernobyl, qu’électricité et communisme cohabitaient mal.

C’était la fin du rêve communiste. Les Russes l’ont compris et ont d’eux-mêmes démantelé l’URSS. Loin de les associer à une victoire commune, l’Occident a pensé que c’était lui, et quasiment lui seul, qui avait gagné. Il n’a pas partagé les fruits de la victoire.

D’où les questions qui se posent : l’Occident a-t-il voulu de la Russie à partir de 1990-1991 ?
La Russie elle-même a-t-elle voulu de l’Europe ?

L’Occident a-t-il voulu de la Russie ?

Sur le plan interne, un nuage de sauterelles (experts en tous genres, en démocratie, économie, culture etc.) s’est abattu immédiatement sur la Russie. D’autre part, l’âme slave n’étant pas totalement étrangère aux ressorts de l’âme humaine, on a assisté à un débordement de libéralisme, à une frénésie de l’économie de marché, à la naissance de la nomenklatura des oligarques etc.

L’Occident ne voulait pas associer la Russie mais s’efforçait de modifier véritablement la Russie.

Sur le plan externe, au départ, indéniablement, le premier président Bush avait à l’esprit un « nouvel ordre mondial ». La participation de la Russie à un fonctionnement normal du Conseil de sécurité fut saluée avec enthousiasme. La Russie a été embrigadée dans toutes sortes d’opérations qui ne lui inspiraient pas toujours un intérêt excessif (Cambodge, Haïti, Afrique…) mais qu’elle signait, votait, parfois en traînant un peu les pieds. Elle suivait, en général, et n’a commencé à s’alarmer que lorsque les Nations unies ont traité du démantèlement de la Yougoslavie

De la part de l’Europe, Marc Perrin de Brichambaut en parlera de manière plus experte, la Politique de bon voisinage (PEV) a donné quelques résultats. Plus récemment est né le Partenariat oriental [2], voulu par la Suède et la Pologne, qui n’inclut pas la Russie. On peut y voir une première mise à l’écart.

Mais tout ceci ne pèse rien par rapport au phénomène majeur qu’a été l’extension de l’Otan, parce que, très vite, les Américains ont été saisis par l’idée qu’ils étaient vraiment victorieux, que l’OTAN était leur instrument, dont ils étaient les maîtres, et qu’il était bon d’étendre sans bornes la juridiction de l’OTAN. Au départ, quelques Américains de bon sens ont sonné l’alarme, je pense à George Kennan qui avait été, trente ans auparavant, le concepteur de la politique de containment (endiguement) à l’encontre de l’Union Soviétique, qui a mis en garde les Américains contre cette politique d’extension de l’OTAN [3]. Mais celle-ci a été voulue avec acharnement par des diplomates américains, souvent d’origine européenne (Mme Albright, Richard Holbrooke), et ils ont gagné. Cette politique d’extension de l’OTAN et l’effort pour construire un réseau anti-missiles aux frontières de la Russie, en Pologne, ou un peu plus loin, en Tchécoslovaquie, ont inquiété les Russes parce que l’OTAN n’est pas une académie diplomatique, ce n’est pas un think tank, c’est incontestablement une organisation militaire qui vit dans l’adversité. Comment, pour les Russes, ne pas se sentir soupçonnés, rejetés, en voyant se rapprocher d’eux une alliance militaire défensive avec son réseau d’installations guerrières et d’exercices d’armées ?
L’Occident voulait-il de la Russie ? Cela pouvait ne pas être totalement le sentiment des Russes.

Les Russes eux-mêmes ont-ils voulu de l’Europe ?

Sur le plan interne les choses ont changé à partir de Poutine. Le modèle qu’Eltsine avait laissé croître en Russie a été modifié. La Russie entame une phase politique différente. On a parlé d’une « démocratie verticale », d’une démocratie souveraine… une démocratie plus musclée, en tout cas, que les exemples offerts par Europe occidentale et le bienheureux Danemark.

Sur le plan externe, au départ, la Russie manifestait une grande ouverture : c’était le thème de la « maison commune », de Gorbatchev et l’adhésion au projet de François Mitterrand de confédération européenne. Ces projets, limités à l’Europe, étaient mal vus des Américains et des Canadiens. Ils étaient voués à mourir.

L’adhésion au Conseil de l’Europe manifeste que la Russie – qui, certes, est souvent condamnée, comme d’autres, la Turquie par exemple, par la CEDH – épouse encore beaucoup de nos valeurs, par exemple à propos de la peine de mort, qui ne sont pas partagées ailleurs, notamment aux États-Unis.

La Russie aurait probablement voulu voir en l’OSCE la structure de sécurité de l’Europe. Confortant cette idée d’une organisation de sécurité qui dépasse l’Europe, Medvedev avance en 2008 une proposition de « traité paneuropéen de sécurité », un traité qui, englobant aussi bien les États-Unis et le Canada que l’Union Européenne, se serait superposé à l’Otan et aux autres alliances régionales. L’Otan tourne le dos. En fait, on garde à l’esprit le jugement de Bush père et de James Baker pour qui le concept de « sécurité paneuropéenne » était irréel. C’est grave parce que la Russie avait fait un pas dans cette direction.

Alors la Russie se rétracte. Avec la Communauté des États Indépendants (CEI), dès la dissolution de l’URSS, elle avait essayé de bâtir une organisation qui n’a pas tellement bien fonctionné. Elle accumule, en désordre, de nombreux accords distincts : l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) [4], l’Union douanière, qui concerne essentiellement la Russie, sa vieille alliée la Biélorussie, l’Arménie, quelques pays du Caucase dont l’Ukraine se tient à l’écart. Mais finalement la Russie se retourne sur elle-même.

Elle pense à son étranger proche. On se récrie en Occident, dénonçant la création de « zones d’influence » … mais on oublie que ce thème des « zones d’influence » est largement pratiqué en Occident (doctrine Monroe, France-Afrique…).

La Russie met en avant la protection de ses compatriotes. Et l’Occident derechef de s’indigner… oubliant que la France, de Kolwezi au Mali, se soucie également de ses compatriotes, que l’Angleterre est intervenue aux Malouines, que la Turquie s’est installée à Chypre, en y créant la République Turque de Chypre du Nord. Ces concepts décidément ne sont pas propres à la Russie.

On arrive aux crises de la Géorgie et de l’Ukraine. Quelles que soient les responsabilités russes, assurément lourdes, on ne peut méconnaître que le déclenchement des troubles est dû à ces deux pays. Pour la Géorgie ce fut, le 7 août 2008, l’intervention militaire contre l’Ossétie du sud. Pour l’Ukraine, ce furent les événements du 21 février. Un accord trouvé par trois ministres occidentaux, polonais, allemand et français, est désavoué par la foule de Maïdan. Le lendemain, les ministres occidentaux partis, l’accord est oublié et Janukovitch disparaît. La Russie, conservatrice, ne comprend pas très bien ce phénomène des foules. Selon sa conception de la démocratie, la foule ce ne sont pas les urnes. Mai 1968, en France, n’a pas débouché sur un changement de régime. La foule de Tahrir n’a pas débouché sur la démocratie en Égypte. La foule de Taksim n’a pas débouché sur le renversement d’Erdogan. Alors la Russie comprend mal Maïdan, d’où son intervention dans les affaires de Crimée qui déclenche les hurlements occidentaux, normaux, évidemment compréhensibles parce que c’est la violation du droit international, c’est l’atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, donc l’atteinte à un principe fondamental du droit international.

Le problème, c’est que le droit international est fondé sur deux principes contradictoires : le droit à l’intangibilité des frontières, l’intégrité territoriale, et le droit des peuples à l’autodétermination. Face à cette contradiction ce sont les rapports de force qui décident. Pendant des années le Conseil de sécurité des Nations unies a voté des résolutions exaltant le respect de l’intégrité territoriale de la République fédérale yougoslave… tandis qu’on dépeçait la République fédérale yougoslave. Il en fut de même quand vint le tour de la Serbie : la grande résolution du Conseil de sécurité de juin 1999 sur le Kosovo commençait par « … réaffirmer le respect de l’intégrité territoriale de la République fédérale serbe… » alors qu’on travaillait déjà à l’indépendance du Kosovo. Cette hypocrisie totale concerne également l’usage de la force : il est évident que la création d’une zone d’exclusion aérienne signifie qu’on n’interviendra pas au sol. Or il est patent qu’on est intervenu au sol en Libye. Lorsqu’on décide qu’au Kosovo l’UCK (l’armée des insurgés) doit être démobilisée, on se contente d’ôter les badges : exit les militaires, bienvenue aux petits hommes verts qui n’auront plus de badges mais garderont leurs armes. D’autres feront de même, en 2014, en Crimée.

Ce double jeu de l’Occident avait un témoin qui fut pendant des années ambassadeur de la Russie aux Nations Unies. Il s’appelait Serguei Lavrov. Il a vu tout cela, il en a tiré leçon. Il est ministre des Affaires étrangères de Russie depuis pas mal d’années. Il est réaliste, M. Lavrov. D’autres parleront de cynisme.

À ce cynisme qui l’amène à se tenir un peu à distance d’une Europe hypocrite et donneuse de leçons va-t-il s’ajouter le messianisme ? « La Russie ne bouge pas, elle se recueille », disait Gortchakov, ministre des Affaires étrangères de la Russie du temps de la guerre de Crimée. Lavrov, sans doute, a médité cette phrase.

La Russie est-elle capable de basculer vers un eurasianisme, s’éloignant délibérément de l’Europe ? On en parle. L’eurasianisme n’est pas une évolution de la pensée russe vers la pensée asiatique (Lao Tseu, Confucius ou Mao), c’est plutôt un retour vers des racines dans le sud de la Russie, la Touranie, la Perse, l’exaltation de la religion, de l’ordre… ce qui est quand même très différent des valeurs européennes. Le grand prêtre de cette école serait Alexandre Douguine [5], disciple de René Guénon, un personnage barbu présenté comme une sorte de Raspoutine. Mais le mouvement a d’autres adeptes, notamment des journalistes, tel Prokhanov. Ce sont des personnages très éloignés des valeurs démocratiques occidentales. Cette mouvance, peu évoquée dans la presse française, beaucoup plus dans la presse américaine, ne semble pas correspondre à une réalité solide. Peut-être aurons-nous sur ce point l’éclairage de nos collègues anciens ambassadeurs en Russie. Ce qui est certain c’est que Douguine a été démis de son poste à l’université et ne paraît pas avoir l’influence qu’on lui prête.

Ce qui serait plus inquiétant, c’est que M. Lavrov et les dirigeants se tournent vers la Chine, concluent des contrats avec la Chine, fassent affaire avec la Chine, oublient, lentement, sûrement, l’Europe.

Or nous avons besoin de la Russie. Dans l’état actuel des choses, dans le contexte des événements du Proche et du Moyen-Orient, on voit mal comment régler ces questions (Syrie, Iran, lutte contre le djihadisme…) sans la Russie.

Pour parler avec la Russie, il faut reprendre un dialogue à peu près raisonnable et être conscients de nos propres contradictions. On a entendu, comme il fallait s’y attendre, l’appel à « mourir pour Donetsk » (évocation de Munich : « mourir pour Dantzig »). Ceux qui ont lancé cet appel oubliaient que la Pologne elle-même en 1938 s’était servie en Tchécoslovaquie.

L’Occident ne doit pas ignorer ses propres turpitudes. Il lui faut garder raison pour pouvoir dialoguer de manière plus sereine, réfléchie, objective, avec la Russie et garder, car il le faut, la Russie en Europe.

Jean-Pierre Chevènement
Merci à Alain Dejammet qui a cadré le sujet chronologiquement et défini la problématique du colloque.

Avant de passer la parole à Marc Perrin de Brichambaut, je vous livrerai en deux mots les impressions que je rapporte du voyage que j’ai fait à Moscou la semaine dernière [6].

Ayant effectué plusieurs voyages qui m’ont permis d’avoir des contacts à haut niveau, j’ai plus que des impressions sur la manière dont se déroule cette crise, incontestablement la plus grave depuis les années 1990-1991 (1990-1991, la dissolution de l’Union Soviétique, n’était d’ailleurs pas vraiment une crise, plutôt un moment historique).

Les contacts que j’ai eus avec les entreprises françaises me montrent que les répercussions de la politique de sanctions risquent d’être extrêmement graves et durables. Il n’est pas besoin que je développe l’idée que la Russie est un pays profondément engagé dans la mondialisation. Son commerce extérieur (635 milliards d’euros en 2012) en fait un pays qui compte… qui compte surtout pour les pays d’Europe avec lesquels se fait la moitié de ce commerce extérieur. J’ai le sentiment que toutes les mesures prises ou en voie de l’être vont accélérer le basculement de la Russie vers ce qu’on appelle les émergents et plus précisément vers l’Asie, et pas seulement vers la Chine. Lorsqu’on sait que les pays émergents représentent aujourd’hui du point de vue de la production plus que les anciens pays industrialisés, on voit bien à quoi va aboutir cette politique de sanctions. Les entretiens que j’ai eus avec la présidente de la Banque centrale russe, Mme Nabioulina, me montrent que l’économie russe, en dépit de quelques problèmes, n’est pas dans la situation catastrophique (du point de vue du change, des prix…) qu’on décrit souvent en Occident. Il ne faut pas sous-estimer la résilience de la Russie, même si la politique de sanctions a et aura beaucoup d’effets négatifs.

Sur le plan politique, l’Ukraine est évidemment un objet géopolitique, vu depuis toujours, notamment par les théoriciens géopolitiques de la fin du XIXème siècle comme un enjeu très important (théorie du Heartland [7]).

Soustraire l’Ukraine à l’influence de la Russie est à l’évidence un moyen d’affaiblir la Russie. Sur ce qui s’est passé en Ukraine, j’ai tendance à penser qu’on voyait venir ce problème de très loin et depuis longtemps. On pourrait évoquer la Révolution orange mais les conditions dans lesquelles le Partenariat oriental a été mené, rappelées par Alain Dejammet, devraient nous interpeller. Ce problème procède aussi de dérapages qui n’ont pas été forcément délibérés : la destitution du Président Janukovitch, le fait que l’accord du 21 février n’a pas été exécuté, tout cela a créé des malentendus. À n’importe quoi on a répondu par n’importe quoi. L’annexion de la Crimée est une réalité, Alain Dejammet s’est exprimé de manière tout à fait claire sur ce sujet, mais il n’est pas douteux qu’un processus d’escalade s’est mis en place et qu’il faut le résorber.

J’ai trouvé des interlocuteurs très disposés à suivre un sentier difficile, un sentier de crête. Il y a eu un cessez-le-feu, les accords de Minsk limitent la régionalisation aux deux oblasts de Donetsk et de Louhansk. L’application de l’accord d’association passé entre l’UE et l’Ukraine a été reportée à décembre 2015, ce qui est interprété favorablement par la partie russe qui pourra envisager les conséquences possibles sur une économie russe très intriquée avec l’économie ukrainienne.

Je crois pouvoir vous dire que le rôle de la France et en particulier les initiatives qu’a prises le Président de la République au moment des cérémonies commémoratives du débarquement de Normandie sont appréciés. Le format de Normandie (Porotchenko, Poutine, Angela Merkel, Hollande) est considéré comme relativement opératoire. La liaison entre Porotchenko et Poutine a été peut-être difficile à établir et l’idée d’une opération anti-terroriste n’était pas faite pour calmer le jeu. Nous sommes maintenant dans une phase différente, les deux présidents semblent se parler tous les jours.

Des élections auront lieu en Ukraine le 26 octobre prochain. Qui va l’emporter ? Sera-ce le parti de la paix, que représente quand même Porotchenko ? Ou bien le parti de ceux qui veulent encore radicaliser le conflit ? Pour quel objectif ? On peut s’y étendre longuement. Je pense que le fait de créer un foyer de discorde durable au cœur de l’Europe n’est pas de l’intérêt de l’Europe ni de la Russie et encore moins de l’Ukraine. Peut-être y a-t-il des gens qui pensent différemment.

La voix de la raison, la voix d’une paix reposant sur des règles transparentes, claires, stables, reconnues de tous, doit se faire entendre aujourd’hui. Il est extrêmement important qu’on ne laisse pas les gens qui mettent de l’huile sur le feu nourrir un conflit qui n’est vraiment pas dans l’intérêt, non seulement de la France, mais de la Russie, de l’Ukraine, de l’Europe en général et du monde.

Je donne la parole à M. Marc Perrin de Brichambaut qui fut durant six ans Secrétaire général de l’OSCE.

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[1] « L’empire éclaté », Hélène Carrère d’Encausse, éd. Flammarion, 1978
[2] Le Partenariat oriental, inauguré au Sommet de Prague en mai 2009, vise à rapprocher l’UE de 6 pays : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il représente la dimension orientale de la PEV et renforce les relations bilatérales entre l’UE et ses partenaires.
[3] « i[Je pense que les Russes vont progressivement réagir de façon adverse, et que cela aura un effet sur leurs politiques. Je pense que c’est une erreur tragique. Il n’y a absolument aucune raison de faire cela. Personne n’était menacé. Cette extension ferait se retourner dans leur tombe les pères fondateurs de ce pays. Nous nous sommes engagés à protéger un grand nombre de pays, alors même que nous n’avons ni les ressources ni l’intention de le faire de façon sérieuse. [L’extension de l’OTAN] était simplement une action conduite avec insouciance par le Sénat qui n’a aucun intérêt réel pour les Affaires étrangères]i. » (George Kennan en 1998. Source : Thomas Friedman, Foreign Affairs, 2 mai 1998)
[4] Le Traité de sécurité collective (TSC ou encore Traité de Tachkent) fut signé le 15 mai 1992 par six États membres de la CEI sur onze. Le 7 octobre 2002, à l’occasion des réformes de la CEI, les pays signataires du TSC signèrent une Charte à Chisinau, en Moldavie. La Charte stipulait la création de l’OTSC, créée afin de reprendre l’application du TSC et donc la quasi-totalité du contenu politico-militaire de la CEI. Le 18 septembre 2003, l’organisation devient effective.
[5] Voir à ce propos l’intervention de M. Jean de Gliniasty lors du colloque « États-Unis – Chine : quelles relations ? Et la Russie dans tout cela ? » organisé le 2 juin 2014 par la Fondation Res Publica.
[6] Jean-Pierre Chevènement a été nommé en octobre 2012 représentant spécial pour les relations entre la France et la Russie dans le cadre de la « diplomatie économique » du Quai d’Orsay.
[7] La théorie du Heartland, analyse géopolitique globale de l’histoire du monde proposée par le géographe britannique Halford John Mackinder publiée en 1904 sous la forme d’un article : « The Geographical Pivot of History », présenté à la Royal Geographical Society. Le Heartland, qui se trouve au centre de l’« Île monde » (continents européen, asiatique et africain), s’étend de la Volga au Yangtze et de l’Himalaya à l’Arctique. (« Qui règne sur l’Europe orientale règne sur la terre centrale. Qui règne sur la terre centrale règne sur l’île mondiale. Qui règne sur l’île mondiale règne sur le monde ».)

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Le cahier imprimé du colloque « La Russie en Europe » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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