La souveraineté des Etats dans la mondialisation numérique

Intervention de M. Bernard Benhamou, Secrétaire Général de l’Institut de la Souveraineté Numérique, délégué aux usages de l’Internet au ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, au colloque « République et numérique » du 28 octobre 2014.

Merci à vous pour cette invitation.

En complément de la présentation initiale, je tenais à préciser que j’ai eu l’occasion d’exercer plusieurs fonctions liées aux technologies et aux usages numériques auprès du gouvernement, d’abord en tant que conseiller de la délégation française dans le cadre du premier sommet des Nations Unies sur la société de l’information, qui s’est déroulé entre 2003 et 2006, et, plus récemment, entre 2007 et 2013 en tant que délégué interministériel auprès du ministère de la Recherche et du ministère de l’Industrie sur les questions d’usages et d’appropriation des usages par le plus grand public.

Bernard Stiegler a insisté sur le fait que nous sommes face à un domaine qui évolue extrêmement vite. Or le politique, s’occupait traditionnellement de domaines industriels qui évoluaient par décades, voire par siècles. Aujourd’hui, nous sommes face à des domaines qui se reconfigurent à mesure que nous les observons. L’une des explications du déficit de prise en main politique, noté à plusieurs reprises, c’est que nous Français, nous Européens, avons justement vu se créer décennie après décennie, des secteurs, des « silos », des « verticales » (pour parler le langage du marketing). Et nous avons vu des pouvoirs s’organiser au sein de ces grands secteurs (l’énergie, la santé, les transports, le tourisme, la culture) dont la particularité était leur relative autonomie les uns par rapport aux autres.

À l’inverse, les technologies numériques ont commencé à irriguer l’ensemble des secteurs des services et des industries au niveau du back office, c’est-à-dire du fonctionnement logistique de ces services. Par la suite, avec l’Internet, c’est le cœur de métier de l’ensemble des industries qui a commencé à basculer vers le numérique. Un exemple de ce basculement nous a été donné en 2009 lorsque nous avons créé le premier portail européen de services publics sur mobiles, Proxima mobile. Nous avions reçu à cette époque l’un des vice-présidents de Nokia avait déclaré à propos de l’iPhone : « Ceci sera le Vietnam d’Apple ! ». Selon lui, Apple ne saura jamais faire de bons téléphones. Il avait raison. Ceux qui ont un iPhone savent que c’est un médiocre téléphone : mauvaise batterie, mauvaise antenne, mauvais réception, mais les personnes l’utilisent pour tout autre chose que pour téléphoner. Le téléphone est en effet devenu le septième usage des smartphones, derrière les réseaux sociaux, les messageries etc. Aujourd’hui, le problème n’est plus d’avoir un savoir d’ingénieur face à un domaine donné mais de savoir s’adapter face aux potentialités du numérique. Cette adaptation a été particulièrement difficile pour les entreprises européennes. Nokia, notre champion européen, qui a créé le marché international du GSM et en a été le leader incontesté, est aujourd’hui quasiment désintégré. À terme, tous les secteurs industriels seront remodelés dans leur cœur de métier.

Je citerai en priorité deux secteurs liés à la souveraineté des États, l’énergie et la santé.

Dans le domaine de la santé, je vous invite à lire l’extraordinaire ouvrage d’un grand chercheur américain, Éric Topol, intitulé « La destruction créative de la médecine » (où on reconnaît le concept schumpeterien). Il y montre que ces secteurs vont être transformés de l’intérieur au point que l’ensemble des savoirs traditionnels, des métiers traditionnels dans le domaine de la santé, vont être entièrement transformés. Bernard Stiegler évoquait les possibilités inquiétantes de chômage surajouté lié à l’automatisation. À cela il faut ajouter les transformations dans la nature des métiers de la santé, de l’énergie, des services, du tourisme etc. Nous allons vers l’intégration par le numérique de nouvelles fonctions dans le cœur d’activité de tous les secteurs. Topol écrit qu’en dehors des urgences et de la chirurgie, tous les hôpitaux vont devenir d’immenses centres de traitement de données, de Big data ou « mégadonnées » (néologismes que l’on utilise pour évoquer l’analyse de données en masse). Ces analyses ouvrent la possibilité d’établir des prédictions dans le domaine scientifique, mais aussi dans le suivi des comportements individuels, et permettent de prévoir le comportement des êtres humains beaucoup plus précisément qu’on ne l’a jamais fait dans le passé. À terme, les hôpitaux pourraient devenir des centres de traitement de données à des fins de prévention, de suivi des paramètres biologiques grâce aux appareils portés par les patients et, à terme, de prévention génétique. C’est un paysage entièrement remodelé dont certains pensent qu’il pourrait, dans le seul secteur de la médecine, réduire de moitié les effectifs des personnels médicaux qui se concentreront alors sur des tâches de très haut niveau, qui ne pourraient pas, pour l’instant, être déléguées aux machines. Les secteurs qui sont actuellement considérés comme de très haute qualification pourraient donc aussi être touchés par cette contraction du travail.

Il en va de même pour l’énergie. Les infrastructures de production et de distribution d’énergie correspondent en France à des réseaux centralisés. Là où d’autres pays, tels les États-Unis, connaissent un paysage industriel de l’énergie lié à une diversité d’opérateurs, nous avions la particularité historique, liée à l’époque gaullienne, d’avoir une centralisation de la production et de la distribution de l’énergie.

De plus en plus, on envisage des formes de redistribution de l’énergie à l’échelle locale (quartier, ville, voire région) et la possibilité de rendre certains domaines géographiques quasiment autonomes en énergie, avec différentes formes de production et de redistribution en énergie, et surtout avec la possibilité d’optimiser l’ensemble, de l’améliorer, grâce et avec les technologies numériques issues de l’Internet. L’un des derniers brokers (distributeurs) d’énergie aux États-Unis s’appelle Google. Cette société a acquis un tel savoir-faire au niveau international dans l’optimisation de la consommation d’énergie qu’un jour elle a décidé de vendre ce savoir-faire sous forme de service aux entreprises d’abord, peut-être un jour aux particuliers. Dire que l’un des concurrents possibles d’EDF dans les années qui viennent s’appellera Google n’est plus du tout de la science-fiction.

Les mastodontes numériques (Amazon, Yahoo, Facebook, ebay ou Apple) sont désormais des compétiteurs potentiels sur la totalité des secteurs de l’activité économique. C’est une nouveauté sans commune mesure avec ce que nous avons connu dans les vingt-cinq premières années du Web ou les quarante premières années de l’Internet. Nous assistons à la possibilité d’une mise en coupe réglée de la quasi-totalité des activités productives.

Nous avons connu jusqu’à une période récente une situation où l’essentiel de l’Internet, des technologies numériques, connectaient entre eux des ordinateurs. Les données qui transitaient sur les réseaux étaient conçues sur des ordinateurs par des opérateurs humains (un téléphone, une tablette, sont des ordinateurs). Mais, dans la période qui vient, transiteront par le réseau les données issues des capteurs présents dans toutes sortes d’objets connectés, dans le domaine de la santé, du bâtiment, de l’automobile… La Ford Fusion a 800 capteurs à bord : capteurs de pression, de température, d’humidité, capteurs vidéo, capteurs audio, radars… à terme, notre environnement quotidien sera investi par des dizaines de milliards d’objets connectés (vêtements, denrées alimentaires, tous les appareils électroménagers etc.). Tout notre environnement sera connecté.

Aujourd’hui notre rapport aux technologies est défini par le moment de la déconnexion (je suis connecté à l’Internet ou je ne le suis pas). C’est un peu plus compliqué avec le mobile mais on sait à peu près quand un appareil est éteint ou allumé, quand il transmet ou non de l’information. À terme cette distinction sera impossible. Nous serons, que nous le voulions ou pas, connectés. Nous interagirons avec des capteurs connectés en permanence, dans notre domicile, dans notre lieu de travail, sur la voie publique, dans l’ensemble des lieux publics. C’est ce que l’on appelle dans le jargon technologique l’Internet des « objets ». General Electric appelle cela l’Internet industriel, parce que tous les objets industriels utiliseront la capacité d’échanger avec le réseau pour fournir des services de plus en plus adaptés à leurs usagers, pour adapter leur consommation électrique, modifier le fonctionnement des objets, se renseigner sur ce que la personne peut vouloir avant même qu’elle le souhaite, etc. C’est un enjeu de première grandeur pour toutes les grandes sociétés du monde. Près d’un quart des plus grandes sociétés se mobilisent et investissent massivement cet Internet des objets.

Nous étions tous conscients que le numérique pouvait constituer dans certains domaines une prise de risques par rapport aux citoyens, en particulier dans le domaine de la vie privée. On s’est beaucoup interrogé sur la capacité des personnes à maîtriser les informations diffusées sur les réseaux sociaux. M. Chevènement parlait des risques d’atomisation, de fragmentation de la société. Dans nos métiers, on parle de « balkanisation » du réseau au profit de micro-communautés qui ne parlent qu’entre elles et, de ce fait, se radicalisent par un phénomène de « polarisation de groupe » qui a été beaucoup étudié. Dans un petit groupe de personnes qui parlent entre elles, ne se font entendre que ceux qui parlent un peu plus fort que les autres. Cela produit des mécanismes qui peuvent à terme menacer la démocratie elle-même. La démocratie suppose en effet que nous soyons mis en contact, non seulement avec des opinions qui diffèrent des nôtres, mais aussi avec des opinions qui nous dérangent. Quand un groupe n’est jamais mis en contact avec des opinions qui le dérangent, on est alors confronté à un risque majeur pour nos démocraties car ce groupe finit par nier jusqu’à l’existence possible d’opinions contradictoires. C’est parfois ce qui se produit. Certains parlaient à propos de Facebook d’un « nouveau continent » : plus d’un milliard et demi d’utilisateurs, un nouveau pays est né ! En réalité, de multiples micro-communautés se sont agrégées. Communiquent-elles entre elles ? Rien n’est moins sûr, même si elles utilisent les mêmes outils pour se connecter. De plus, nous recevons, outre l’information, les services publicitaires associés à cette information. Chaque mail reçu via Google est scanné et le contenu de ces messages conditionne la publicité (pour une clinique si nous avons échangé avec une personne malade, pour une agence de voyages si nous avons parlé de voyage).

Nous ne pouvons plus ignorer les risques évidents que ces nouvelles formes de fragmentation des opinions publiques peuvent impliquer pour le fonctionnement démocratique des sociétés.

Telle était la situation avant même qu’un certain contractant d’une agence de renseignement américaine ne décide de faire valoir une clause de conscience « radicale » en révélant les stratégies de surveillance de masse de la NSA. Cet homme s’appelle Edward Snowden et les opinions sur ce qu’il a eu l’occasion de faire sont encore contrastées : traître pour les uns, héros pour les autres. Je retiendrai la définition du Sénat français qui a souhaité qu’il reçoive la citoyenneté d’honneur du Parlement de la République française, ce qui honore autant le récipiendaire que le Sénat et le Parlement lui-même. Comme l’a dit un ancien président des États-Unis, les services rendus par Edward Snowden à l’ensemble de la communauté mondiale sont infiniment supérieurs aux crimes commis au regard de la loi américaine. Ce qu’il a fait nous profite à tous car il nous a permis de comprendre que ce « panopticon » (possibilité d’être regardé en permanence) n’était pas virtuel. Ce n’est pas une simple tentation que pourraient avoir des régimes autocratiques, cette possibilité est déjà mise en œuvre à l’échelle mondiale par des agences dont les moyens technologiques et humains sont considérables. La NSA, l’ancien employeur de Snowden, a des moyens presque dix fois supérieurs à ceux de la CIA, avec des moyens de mise en œuvre de programmes infiniment plus lourds, infiniment plus puissants qu’aucun pays n’en a jamais eu, avec des capacités d’écoute, de collecte de masse des informations qui remettent en cause la notion même de vie privé à l’échelle planétaire. Aujourd’hui, non seulement on est capable d’écouter ce que vous dites mais on peut en déduire ce que vous ne dites pas grâce aux métadonnées (informations relatives à la consommation téléphonique) et aux sites que vous consultez, sans même consulter le contenu des messages que vous échangez, simplement en voyant avec qui vous entrez en relation. En assemblant tout cela, grâce à l’augmentation phénoménale des puissances de calcul, on est capable d’apprendre sur vous des choses que vous-même ignorez peut-être (sur vos opinions politiques, vos convictions religieuses…) et même de prévoir l’évolution de vos convictions.

De plus, le stockage d’informations, qui était une chose lente, lourde, complexe ne coûte aujourd’hui virtuellement rien. De ce fait, l’effacement devient l’exception et le stockage la norme. Jusque-là, la transmission était un acte volontaire, coûteux, difficile, et l’oubli une chose automatique : effacement par le pardon (prescription), effacement par l’oubli des fautes…

Aujourd’hui, l’un des nouveaux droits que le citoyen est en passe de demander, voire d’exiger, est la capacité du citoyen à maîtriser les informations. C’est l’objet de discussions que nous avons eues avec nos partenaires européens ces dernières années.

Récemment des débats ont opposé Google et l’Union Européenne à propos de la capacité qu’auraient les citoyens à exiger le droit à l’oubli, en tout cas à l’oubli de l’indexation (l’information resterait stockée, seule l’indexation pourrait en être modifiée).

Je vous ai parlé des objets connectés qui vont envahir notre environnement. Ces objets parleront de nous, de notre rythme cardiaque, de toutes sortes de fonctions ou actions… Ces informations pourraient être captées par des tiers qui en tireraient des conclusions sur les pathologies dont nous sommes affectés, sur nos opinions, nos préférences sexuelles etc. Ces objets ont pour particularité de transmettre de l’information sans fil et de manière parfaitement invisible. Les objets contenus dans un véhicule ou à notre domicile, seront captables à distance par des tiers. Ce skimming rend l’individu transparent, comme il rend transparents les murs de la maison. On sait qu’aux États-Unis, la protection de la vie privée commence avec l’inviolabilité du domicile. À terme, cette hyper transparence des individus, de leurs possessions et de leurs activités devra être étudiée de très près par nos sociétés. D’où un nouveau droit de maîtrise des objets connectés et des informations qu’ils génèrent. Ce droit porte un nom presque poétique, « le droit au silence des puces ». Il s’agit de faire en sorte que les objets qui nous entoureront dans les années qui viennent ne parlent pas de nous sans notre consentement. Ce droit a été reconnu comme fondamental par le Parlement européen et la Commission européenne (nous y avions travaillé lors de la première réunion ministérielle européenne sur l’Internet du futur en 2008) et il a été très récemment reconnu dans un rapport du Conseil d’État sur les libertés numériques comme étant une des pistes pour intégrer les préoccupations des citoyens dans la conception même des technologies. En effet, si l’on attend que ces technologies soient utilisées par plusieurs milliards d’individus, il est infiniment difficile, voire quasiment impossible, de les modifier. On le voit avec Google, Facebook et bien d’autres. Ceux qui, à Bruxelles, ont l’occasion de négocier avec eux savent qu’il est quasiment impossible de demander à Facebook de simplifier ses 155 paramètres de confidentialité, d’autant qu’en général les gens ne prennent pas la peine de les modifier, pas plus qu’ils ne prennent la peine d’effacer leurs historiques de navigation ou les cookies qui permettent de recueillir des informations sur quiconque navigue sur Internet. L’un des droits fondamentaux du citoyen, dans les temps qui viennent, sera de se faire entendre en tant que prescripteur, en tant que co-élaborateur des technologies, avant même que de parler du logiciel libre et de la capacité d’élaboration autonome de ces technologies par les citoyens. C’est un point essentiel.

Il est aussi nécessaire de faire en sorte que les principes et les valeurs dont nous souhaitons qu’elles régissent nos sociétés soient intégrés en amont, « a priori » et non pas « a posteriori » par ces technologies. Cela suppose que ces règles soient entendues par les créateurs de ces technologies au moment où ils les conçoivent, sans attendre qu’elles aient quelques milliards d’utilisateurs, comme c’est le cas du mobile aujourd’hui.

Les instruments de la souveraineté sont aujourd’hui devenus indiscernables des instruments du pouvoir technologique. Les nouvelles formes de guerre, outre celles que nous menons sur des théâtres d’opérations extérieures, concernent de potentielles attaques de nos infrastructures critiques. La multiplication des objets connectés entraîne aussi la multiplication des capacités d’attaque. Google et d’autres travaillent sur des voitures autopilotées (nos petits-enfants trouveront étrange qu’on ait pu piloter soi-même une voiture). En prenant le contrôle à distance de la voiture, on peut en faire une arme contre la personne qui est dans la voiture ou un bélier contre des cibles extérieures. On imagine le pouvoir de ceux qui auront la capacité de pirater les systèmes de sécurité de millions d’automobiles !

Concernant l’affaire Snowden, nous avons tous entendu parler de la capacité de stocker les messages des personnes via le programme PRISM. Mais ce programme n’est pas le plus inquiétant pour les États et pour leur économie. Ainsi, le programme Bullrun, dont l’objectif était de permettre à la NSA de corrompre les mécanismes de sécurité des transactions sur Internet. Les algorithmes de chiffrement qui permettaient de rendre les messages opaques devaient posséder une porte dérobée (back door) pour que tout message, échangé par exemple entre Thalès et Airbus ou entre le ministère des Affaires étrangères et ses antennes dans l’ensemble des réseaux diplomatiques de la planète, puisse être déchiffré par les équipes de la NSA. La NSA et le gouvernement des États-Unis ont ainsi pris le risque de compromettre, à l’échelle de la planète, la confiance économique dans le réseau, la confiance que pouvaient avoir les acteurs économiques dans la capacité à protéger la confidentialité de leurs secrets industriels, de leurs données sensibles, avec des conséquences incommensurables pour les États. Dans un revers de l’histoire que nous-mêmes, acteurs diplomatiques des années passées, n’avions pas imaginé, nous avons vu des acteurs industriels américains de premier ordre déclarer que le gouvernement des États-Unis était devenu « l’ennemi de l’industrie américaine » car il menaçait la confiance globale que pouvaient avoir les marchés extérieurs dans les technologies qu’ils mettaient en place. La Chine a, du jour au lendemain, déclaré qu’elle ne souhaitait plus faire appel aux machines d’Apple pour ses marchés publics. Plus près de nous, l’Allemagne a déclaré que toutes les sociétés contractantes de la NSA seraient interdites de marché public en Allemagne.

Ceci touche au cœur des questions de souveraineté. Quand la Chine bloque les logiciels Microsoft de ses administrations, comme elle l’a fait récemment, c’est aussi pour favoriser ses propres solutions, élaborées sur le sol chinois. Néanmoins, c’est un message envoyé à l’ensemble de la planète (les Chinois seront suivis par les Brésiliens) : l’ensemble des services de l’État, des industries, reposent sur ces technologies. Nous ne pouvons pas prendre le risque d’utiliser des technologies qui seraient criblées de failles de sécurité et ne pourraient plus assurer de manière sereine le fonctionnement d’un État ou d’une entreprise. En effet, ce que ne disait pas la NSA, c’est qu’en fragilisant les systèmes de sécurité sur Internet, elle rendait possibles des attaques par des groupes maffieux, des groupes de hackers malveillants qui peuvent profiter des failles de sécurité qu’elle a elle-même générées.

Ceci pose de nouvelles questions en termes de souveraineté, c’est la raison pour laquelle nous avons souhaité créer l’Institut de la souveraineté numérique (ISN), avec plusieurs acteurs industriels de ce secteur. En effet, ces sujets deviennent des sujets politiques, au sens premier, parce qu’ils concernent l’ensemble des industries, l’ensemble des citoyens, l’ensemble des États. Les questions de souveraineté numérique, qui n’étaient discutées que par un cénacle étroit d’experts, sont désormais des questions dont doivent se saisir les citoyens. S’ils ne s’en saisissent pas, la pente naturelle du marché sera de gérer lui-même les technologies et leurs implications sociales, culturelles et politiques. Dans « The New Digital Age, un meilleur des mondes numérique », écrit par le patron de Google, Éric Schmidt, avec Jared Cohen, on lit en filigrane que les États sont devenus des monstres bureaucratiques inefficaces, que les sociétés de l’Internet comme Google sont beaucoup plus efficaces, et qu’elles auront donc vocation à remplacer les États. Le nombre de personnes issues de Google au sein du cabinet Obama montre que la porosité politique par rapport à la Silicon Valley est déjà effective.

Si nous, Européens, ne nous saisissons pas de ces questions, nous faisons courir des risques évidents à nos industries. Il est évident qu’en Europe on accepte la « disruption », c’est-à-dire la capacité à déranger l’ordre établi d’un point de vue industriel uniquement quand c’est en dehors de l’Europe. Une société de covoiturage française que nous avons aidée et financée dans ses tout premiers stades, BlaBlaCar, présente dans 27 pays, est devenue un succès paneuropéen, parmi les plus remarquables dans le domaine des services sur Internet en matière de covoiturage. Nous sommes très fiers de l’avoir accompagnée dans sa toute première époque d’existence car c’est un modèle qui ne ressemble ni à Facebook, ni à Google, qui ne ressemble pas à rien de ce que nous connaissions : c’est vraiment l’originalité européenne en action.

Mais cela ne suffit pas. Nous n’avons plus de géant européen. Comme l’écrivait Madame la Sénatrice Catherine Morin-Desailly dans son excellent rapport, l’Europe est devenue une colonie numérique du continent américain (on pourrait maintenant ajouter… et du continent asiatique). Ceci n’est pas tenable. C’est une question industrielle – nous sommes sensibles aux questions de chômage, de capacité de rebond des industries et des économies européennes – mais c’est aussi une question culturelle majeure. Notre modèle de vie, dont nous sommes si fiers, a fait rêver toutes les élites de la planète. Dans « Le rêve européen », Rifkin écrivait que toutes les élites ne rêvaient que de vivre comme les Européens. Les milliardaires chinois se font construire des maisons européennes dans les banlieues de Shanghai ou de Pékin…

Jean-Pierre Chevènement
Livre dépassé, il faut le dire…

Bernard Benhamou
Livre dépassé, je l’entendais ainsi. Mais nos principes et nos valeurs sont vraiment en danger. C’est pourquoi il est loin d’être évident que nous pourrons, quoi qu’il arrive, faire valoir la primauté de ce que nous considérions être les modes de vie, les modes démocratiques, l’expression démocratique dans nos sociétés. Il n’y a pas de déterminisme de ces technologies. Le Web a effectivement été créé en Europe par un Européen – dont on rappellera quand même qu’il était mis à disposition par le MIT (Massachusetts Institute of Technology) pour travailler au CERN – mais ce Web peut aussi bien servir les objectifs démocratiques que les objectifs extrêmes. On le constate tous les jours. La maîtrise des réseaux sociaux par les extrémistes est aujourd’hui impressionnante. Ils ont identifié les points faibles de la formation de l’opinion publique sur les réseaux et s’en servent avec une maestria que nous devons prendre en compte. Hier, le représentant du département de la justice américain déclarait : La guerre nouvelle, pour nous, se mène sur Internet  parce que nous ne devons pas laisser l’initiative, dans ces domaines, à des mouvements dont les objectifs politiques sont exactement antagonistes des nôtres.

Si nous devons créer des « sachants », des savants, des personnes doctes, nous devons aussi faire en sorte que « l’honnête homme »  de ce siècle comprenne les enjeux fondamentaux du numérique. Cela ne signifie pas qu’il doive coder. C’est un grand débat : les citoyens doivent-ils maîtriser le code informatique ? Comme le dirait mon vieil ami et collègue Lawrence Lessig : « le code informatique crée du droit » (« Code is Law »). Aux États-Unis, il y a le code de la Côte Est, élaboré à Washington, c’est le code législatif, et le code de la Côte Ouest, conçu en Californie, le code technique. Aujourd’hui, le plus important est selon L. Lessig le code technique parce que Google, Apple, Amazon ou Facebook sont capables d’avoir une influence politique sur des milliards de personnes. Il faut donc que ce code soit aussi sous le contrôle des citoyens. À défaut, il sera sous le contrôle d’une élite auto-cooptée qui pourra agir dans la plus parfaite opacité sur l’ensemble des phénomènes politiques, culturels, industriels de la planète. Le citoyen doit être à même de faire valoir son droit, via les relais multiples offerts par nos sociétés organisées, à fixer les limites de ce que ces technologies peuvent faire. En effet, ce n’est pas parce qu’une chose est techniquement possible qu’elle est moralement souhaitable ou socialement acceptable par l’ensemble d’un groupe ou d’une société. Je ne plaide pas pour un isolationnisme technologique. Bien au contraire. Je suis très favorable en particulier aux notions de neutralité de l’Internet, cruciales pour les temps qui viennent en termes de compétition et de lutte contre les monopoles. Il nous faut pour cela des citoyens avisés, informés, et ne pas penser que tout cela relève de la seule sphère technique. C’est désormais, de plain-pied, de l’action politique qu’il s’agit.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Benhamou. En nous montrant les fantastiques possibilités de manipulation qui existent dans cet univers où nous nous trouvons tous étroitement et constamment connectés, vous ne nous avez pas complètement rassurés. La notation positive que je peux cependant émettre date de l’époque où j’étais ministre de l’Intérieur. Nous n’étions alors pas vraiment interconnectés mais je voyais arriver beaucoup de « blancs » (ces feuilles de papier sur lesquelles un certain nombre de gens écrivent des choses qu’on ne devrait pas savoir). En réalité, l’autorégulation du système vient du fait qu’on finit par ne plus lire ces papiers, d’abord parce qu’on n’en a pas du tout envie, ensuite parce qu’ils se neutralisent et qu’on ne peut rien en faire. Qui lit aujourd’hui toutes les informations disponibles ? Certes, il y a les possibilités de cyberguerre, de cyber-terrorisme, et de toutes sortes de manipulation, on l’a vu à travers des agissements de la NSA. Qui lit les informations recueillies par la NSA ? Ce n’est ni le président Obama ni M. Kerry mais, au mieux, un obscur fonctionnaire… Peut-être même cette tâche est-elle sous-traitée à une entreprise privée. Ce n’est pas très rassurant.

Cela pose le problème de savoir où est le citoyen. Quelle est la communauté d’appartenance de ce « citoyen » que nous voulons défendre ? Est-il encore un citoyen français ou plutôt un citoyen européen ? Que signifie d’ailleurs le terme de « citoyen européen » ?  Où cette citoyenneté commence-t-elle ? Où s’arrête-t-elle ? Quel citoyen voulons-nous défendre? Comment pourra-t-il s’exprimer, participer à la formation d’un projet, d’une volonté collective ?

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[1] Nokia Corporation, multinationale de télécommunications finlandaise, devint premier constructeur mondial de téléphones mobiles en 1998. En 2013, Nokia s’est séparée de sa division « terminaux mobiles » au profit de Microsoft pour 5,4 milliards d’euros. À peine plus d’un an plus tard, le géant américain des logiciels vient d’enclencher le changement d’identité de sa nouvelle acquisition. Dans les prochaines semaines, le nom de Nokia jusqu’à présent utilisé par Microsoft va laisser sa place à Microsoft Lumia.
[2] “The Creative Destruction of Medicine: How the Digital Revolution Will Create Better Health Care”, Eric J. Topol, 2012.
[3] En psychologie sociale, la polarisation de groupe désigne la tendance générale à l’extrémisation des réponses initialement présentes chez les individus qui composent le groupe. (étudiée notamment par Moscovici et Zavalloni).
[4] Face à « la difficulté pour les États de faire valoir leur souveraineté sur les ‘nouveaux territoires numériques’ et devant les nouveaux risques liés à l’impérialisme des grandes plateformes », Cloudwatt annonce le 7 octobre 2014 la création de l’Institut de la Souveraineté Numérique (ISN). Didier Renard, président de la société Cloudwatt, assurera la présidence de l’Institut de la Souveraineté Numérique. Bernard Benhamou assurera les fonctions de Secrétaire Général de l’Institut.
[5] « The New Digital Age, Reshaping the future of people, nations and business », Eric Schmidt, Jared Cohen, éd. Knopf, avril 2013
[6] « L’Union européenne, colonie du monde numérique ? » Rapport d’information de Mme Catherine MORIN-DESAILLY, fait au nom de la commission des affaires européennes – n° 443 (2012-2013) – 20 mars 2013.
[7] « Le rêve européen », Jeremy Rifkin, éd. Fayard, 2005
[8] « Le code fait loi – De la liberté dans le cyberespace » (« Code is Law – On Liberty in Cyberspace »), Lawrence Lessig – janvier 2000 – Harvard Magazine.

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