Une carte chinoise dans le jeu russe ?

Intervention de M. Dominique David, directeur exécutif de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) et rédacteur en chef de la revue « Politique Etrangère », au colloque « Etats-Unis – Chine : quelles relations ? Et la Russie dans tout cela ? » du 2 juin 2014.

L’injonction à la brièveté, pour introduire l’ours russe dans ce jeu de quilles asiatique, m’amènera à être brutal en dépit de la terreur que m’inspire la masse des anciens ambassadeurs à Moscou présents dans la salle.

Je commencerai par dire ce que pourrait être ma thèse si on me laissait le temps de la développer :

Bien entendu la Chine existe dans la stratégie russe. On peut même parler de phantasme chinois dans certains milieux russes. Mais il me semble que la Chine n’est centrale dans aucun des axes ni aucune des temporalités de cette stratégie russe.

Je m’en vais, pour essayer de le démontrer quelque peu, parcourir ces temporalités en parlant des options russes stratégiques sur le long terme, sur le moyen terme et sur le court terme.

Sur le long terme, la stratégie russe peut être caractérisée par trois obsessions :

L’obsession de l’ouest : la population russe est à l’ouest, la modernité vient de l’ouest (je ne vous infligerai pas les réflexions sur Pierre le Grand ou sur les années 1990) et, de Charles XII à Brzezinski, c’est l’ouest qui apporte la menace.

La spécificité russe. On peut parler (si on est gentil) d’une ambivalence ou (si on est moins gentil) d’une ambiguïté russe. Les Russes ont toujours revendiqué leur spécificité inscrite à la fois dans leur géographie (un pays qui fait entre 9 et 11 fuseaux horaires selon les temps historiques appartient par définition à plusieurs espaces géostratégiques) et dans le message que les Russes délivrent sur eux-mêmes : la troisième Rome, l’importance d’une spiritualité spécifiquement russe, y compris pour la détermination de certains choix politiques… Ce discours se retrouve aujourd’hui dans un certain nombre de retours de géopolitique eurasiatique. Ce message sur la spécificité russe a d’autant plus de poids dans certains milieux russes qu’une partie de la propagande du pays dénonce la décadence d’un Occident gouverné par des gays, par les tenants de l’immoralité, etc.

Une « conscience blanche ». Ce terme ne doit pas être interprété dans un sens racial, ce n’est pas ce que je veux dire. Mais la Russie est une « conscience blanche » en ce sens qu’elle a le sentiment de constituer le dernier rempart de l’Occident contre l’Asie. Il n’est pas nécessaire de pousser beaucoup un certain nombre de décideurs russes pour le leur faire dire. C’était d’ailleurs une partie des raisons qui, dans les années 1990, incitaient la Russie à demander son intégration à l’Occident (sans que jamais ce mot ne fût prononcé). C’est à cette aune qu’il faut estimer la provocation que constitue l’exclusion de la Russie du G8 où elle avait été intégrée pour des raisons avant tout symboliques et non, bien sûr, pour le poids de son économie. En effet, le G7 (ou le G8) est une institution « blanche » même s’il inclut le Japon (qui a été « blanchi » depuis longtemps, comme certains capitaux…).

Sur ces axes de long terme, la Chine est présente mais elle n’est pas centrale.

Si l’on passe aux choix stratégiques de moyen terme, autrement dit si l’on s’interroge sur la stratégie poutinienne (s’il y a, comme je le pense, une stratégie poutinienne), on peut définir cette stratégie autour de quatre objectifs :

Le premier est de stopper ce que les Russes voient comme une stratégie de rollback (refoulement) de la Russie, c’est-à-dire la stratégie occidentale consistant à repousser la Russie vers ses marges non européennes et non occidentales. La Russie discerne cette stratégie de rollback dans l’unilatéralisme occidental dans toutes les grandes crises depuis vingt ans, dans l’extension de l’OTAN, dans le déploiement potentiel de défenses antimissiles, etc.

Le deuxième objectif est pour la Russie de regagner ses galons de puissance « classique », non pas au sens militaire du terme mais au sens de vieille puissance. Penser que la Russie est satisfaite d’être classée parmi les « émergents » est une plaisanterie ! La Russie sait que les puissances classiques demeurent dans le monde en dépit des poussées émergentes, et elle veut être reconnue comme une puissance classique. Or, jusqu’à présent, les puissances classiques sont reconnues sur un axe occidental. C’est à l’ouest qu’on reconnaît les puissances classiques et qu’on les affirme. D’où, une fois encore, l’interrogation sur le G7 qui ne va pas se tenir à Sotchi, et qui va se tenir sans la Russie [1].

Troisième objectif : reconstituer un espace de puissance autour de la Russie ; il renvoie à l’obsession de l’espace géographique dans les stratégies russes. L’obsession du contrôle d’espaces, d’interposer des espaces de défense dans des stratégies qui ont toujours été terrestres est centrale dans l’histoire russe, dans la vieille géopolitique russe. Cet espace « étranger proche », cet espace d’intérêt commun est essentiellement à l’ouest de la Russie. L’Union eurasiatique devrait être étendue au Kazakhstan mais ce sont évidemment la Russie et l’Ukraine qui constituent le fond de l’Union eurasiatique : une fois encore, la Russie utile est essentiellement à l’ouest.

La quatrième dimension de cette stratégie est constituée de l’obsession islamiste. La Russie identifie le danger islamiste comme une menace absolument centrale. Elle pense à juste titre avoir sur ce sujet quelque chose à dire aux autres. Et en effet, la cohabitation, à l’intérieur de l’empire russe (ou de l’empire soviétique), avec de très importantes communautés musulmanes donne aux Russes une conscience particulière du problème, un message spécifique à délivrer. La Russie pense que l’Occident, dans sa décadence, a une stratégie absolument suicidaire vis-à-vis de l’islamisme. Or, bien qu’il y ait des Ouigours en Chine, la question islamiste se pose essentiellement sur un axe qui n’est pas asiatique (au sens de l’Asie de l’est).

Si l’on considère ces quatre objectifs, on voit que s’il y a éventuellement pour Moscou quelques cartes chinoises à jouer, il n’y a pas véritablement d’alternative chinoise, contrairement à ce qu’on a pu croire fugitivement dans les années 1990 avec la diplomatie d’Evgueni Primakov. Encore ne suis-je même pas sûr que la menace qu’avait formulée Primakov de s’appuyer sur d’autres puissances que les puissances occidentales fût autre chose qu’un chantage conjoncturel.

Le court terme m’amène à évoquer ce qui se passe en Ukraine depuis quelques mois, et la création par les Russes d’une nouvelle situation stratégique à partir de quatre facteurs :

D’abord, bien sûr, le désordre ukrainien.

Le deuxième facteur est la faiblesse de l’Occident, telle que perçue par les Russes : la « désoccidentalisation » économique et idéologique du monde, la décadence morale des leaderships occidentaux, la faiblesse militaire de l’Europe, l’impuissance militaire des États-Unis dans les crises concrètes.

Le troisième facteur, ce sont les erreurs des Européens qui, dans la relation avec l’Ukraine, ont constamment substitué à leur impuissance à produire du politique des propositions techniques, technocratiques si l’on veut, qui n’ont fait que mettre le feu aux poudres.

Le quatrième élément est un solide sens de l’opportunisme du leadership moscovite, assorti d’une mauvaise foi tout aussi solide dans l’explication de leur manœuvre.

Tout ceci débouche sur un risque incontestable d’isolement de la Russie. Pour « gagner » la Crimée, ce qui n’était peut-être pas le but initial, le Russie va être isolée d’abord de l’Ukraine, quoi qu’il advienne de l’Ukraine. Elle va être isolée de l’Union Européenne. Elle va être isolée du reste des puissances occidentales, du G8 etc.

Inversement, pour de nombre de raisons, économiques, culturelles, géographiques…, la Russie ne peut pas être totalement isolée. Une Russie isolée, en particulier une Russie isolée économiquement – donc sous la menace d’un effondrement économique – constituerait un grave danger. C’est pourquoi un jeu de balance entre la dynamique d’isolement et le danger d’isoler va s’ouvrir. Dans ce jeu extrêmement compliqué, la Russie va jouer toutes les cartes qu’elle a encore en main parmi lesquelles il y a incontestablement une carte chinoise (d’où le voyage à grand spectacle du président Poutine la semaine dernière), et des cartes asiatiques (le Japon peut en être une autre). J’en conclus que la Chine peut-être pour Moscou une carte intéressante, par exemple sur l’axe énergétique, ou celui de la lutte contre le terrorisme (autour de l’organisation de coopération de Shanghai) mais dans un jeu global où la Chine, trop incertaine à court terme et trop étrange à long terme, restera pour le moment marginale.

En conclusion :

À mon sens, la Russie n’a pas abdiqué son espérance d’être partie d’un Occident qui ne s’appellerait pas l’Occident. Cela reste son phantasme premier. À cet égard, le grand acquis des populations russes dans les années 1990 a été psychologique : le retour dans la « communauté des nations civilisées », comme on disait sous Gorbatchev. C’est ce retour qui est en train d’être mis en cause. Mais au cœur du leadership russe, le phantasme de faire partie d’un Occident qui ne s’appellerait plus Occident (un mot pas très « propre »…) demeure pérenne.

La Russie n’a ni les moyens ni la volonté de jouer la Chine contre les autres. Elle peut jouer la Chine comme une carte secondaire efficace, mais pas comme une carte maîtresse, et surtout pas comme un chantage fondamental. Mais elle se servira convenablement de la carte chinoise, autant qu’elle le pourra, dans le jeu qui va s’ouvrir.

Que sera ce jeu ?

La définition de la partie de cartes dépend en grande partie de nous.

Merci.

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[1] Le sommet du G7 du 5 juin 2014 devait initialement se tenir à Sotchi, station balnéaire russe. Mais les chefs d’État et de gouvernement du groupe ayant exclu Vladimir Poutine de leurs réunions, ils ont préféré se retrouver à Bruxelles. (M. David s’exprimait le 2 juin.)
[2] Vladimir Poutine, accompagné d’une importante délégation, composée de dizaines d’hommes d’affaires et de leaders régionaux, s’est rendu en Chine les 20 et 21 mai 2014  à l’occasion du 4e sommet de la Conférence pour l’interaction et les mesures de confiance en Asie (Cica). Il a rencontré son homologue chinois Xi Jinping pour évoquer l’accord gazier en négociation depuis deux décennies. Il a aussi assisté à un défilé naval sino-russe en Mer de Chine orientale.

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Le cahier imprimé du colloque « Etats-Unis – Chine : quelles relations ? Et la Russie dans tout cela ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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