Débat final animé par M. Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « La guerre des monnaies ? », lundi 28 avril 2014.
On ne voit pas clair en effet sur la manière dont pourraient coexister ces grandes monnaies qui ont toutes leurs faiblesses. L’une, à mes yeux, plus que les autres : l’euro est la seule monnaie sans État… à ceci près qu’à travers l’euro l’Allemagne entend imposer une vision ordo-libérale que les autres États acceptent parce que c’est la pire des solutions… à l’exception de toutes les autres ! C’est un monde sans grande visibilité.
Je ne partage pas tout à fait le point de vue de M. Mistral quand il parle d’une certaine équivalence dans la durée entre le dollar et l’euro. En effet, l’euro est passé de 82 cents en 2000 à 1,60 dollar en 2006. Aujourd’hui, à 1,40 dollar, nous sommes notablement au-dessus du cours de lancement de l’euro (1,16 dollar). On observe une certaine surévaluation de l’euro qui est plus sensible pour certains pays que pour d’autres.
M. Passet a fait observer que l’ « économie de bazar » allemande s’accommodait très bien d’un euro fort. « Economie de bazar » signifie que les centres principaux de recherche, d’assemblage, sont en Allemagne. Je pense que c’est un phénomène d’organisation bien pensée de la production entre l’Allemagne et ses voisins.
Mais la situation des pays de l’Europe du sud est très différente de celle de l’Allemagne. Pour ces pays, dont la France, l’euro est une monnaie très surévaluée qui contribue à leur désindustrialisation. Depuis plus de trente ans (mars 1983) la France a fait le choix de la monnaie forte, renonçant, pour rester dans le système monétaire européen, à une dévaluation dite « compétitive » qui aurait corrigé les écarts d’inflation qui existaient déjà à l’époque. Mon collègue ministre de l’économie allemand, M. von Lambsdorff me disait en 1982 que le système monétaire européen était un mécanisme de subventions aux exportations industrielles allemandes. J’observe qu’à l’époque notre déficit sur l’Allemagne était de 28 milliards de francs et qu’aujourd’hui il est de plus de 20 milliards… d’euros ! Cette désindustrialisation de notre pays est frappante : érosion de notre tissu industriel, de nos entreprises moyennes, exode des centres de décision… Nous avons perdu la sidérurgie ; nous avons perdu l’aluminium ; nous avons perdu le ciment ; nous avons perdu le PVC… Arkema, filiale de Total a été achetée par un fonds de capital américain. Du point de vue des matériaux, que nous reste-t-il ? C’est un vrai problème.
L’euro ne doit pas être jugé abstraitement mais du point de vue des intérêts de la France. À cet égard, j’observe que l’Allemagne a fait passer le choix de la nation avant celui de l’Europe.
Jean-Luc Gréau
Une monnaie « forte » qui affaiblit l’économie : Pourquoi cet euro contradictoire ? La question courait tant dans l’exposé de Jacques Mistral que dans celui d’Olivier Passet.
Les métaphores sportives ne conviennent pas pour l’examen des questions économiques et monétaires. Une monnaie n’est pas « forte » comme une équipe de football, un boxeur ou un joueur de tennis sont forts. Certaines monnaies sont surévaluées, d’autres sous-évaluées, d’autres encore sont approximativement à leur bonne parité. La question est d’autant plus difficile que le champ du commerce international s’est considérablement élargi. Nous ne sommes plus dans un espace européen ou dans un espace transatlantique.
Néanmoins j’ai commis deux chroniques dans L’Expansion en 2011 : « L’impératif de l’euro faible » et « L’énigme de l’euro fort ».
Une zone hétérogène, voire hétéroclite, comme l’est la zone euro, devrait avoir une monnaie plutôt faible, à l’échelon de ses pays de capacité modeste. J’avais écrit qu’il nous faudrait un euro portugais, soit un euro pour un dollar, voire un peu moins. Mais nous avons un euro allemand. À 1,35 dollar, les entreprises allemandes qui exportent vers la zone dollar ne perdent pas d’argent mais n’en gagnent pas beaucoup non plus.
Pourquoi le marché des changes, qui comporte des milliers d’opérateurs, continue-t-il à placer l’euro en position aussi forte après la crise de la zone euro, après la prise en considération de la fragilité des différentes économies de la zone euro (y compris maintenant la France et l’Italie dont la fragilité a été très sous-estimée pendant les années écoulées) ?
Les marchés financiers ont fait le pari de la germanisation de la zone euro, anticipant que, sous la conduite plus ou moins éclairée et plus ou moins directive de la chancellerie de Berlin, les gouvernements et les économies des pays les plus faibles allaient se rapprocher, par des moyens déterminés, de la compétitivité allemande (sans la rejoindre, bien sûr). L’hétérogénéité, le bât qui blesse pour la zone euro, allait donc se résorber.
Pour l’instant, je ne vois pas le Péloponnèse rejoindre vite le Bade-Wurtemberg ni l’Algarve rattraper la Hollande. Néanmoins, c’est le pari qui a été fait et qui pour l’instant est maintenu.
À ceci s’ajoute, il est vrai, l’habileté extrême du président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, le plus bel acrobate monétaire que j’aie jamais vu à l’œuvre, qui a réussi à sauver du désastre les dettes publiques de certains pays du sud, à commencer par ceux qui comptent essentiellement (l’Italie et l’Espagne), en finançant discrètement la souscription des nouveaux emprunts de ces États par les banques locales, italiennes et espagnoles, et en rassurant les marchés sur sa volonté de sauver la zone euro.
Qu’arrivera-t-il en définitive ? Je n’en sais rien. L’avenir le dira dans un délai de l’ordre de un à deux ans au plus. J’attends avec intérêt que Jacques Mistral, Antoine Brunet et Olivier Passet me répondent sur ce point.
Antoine Brunet
Longtemps économiste de marché, j’en suivais les évolutions jour après jour. J’ai trois souvenirs très précis qui donnent un autre éclairage à la surévaluation de l’euro, diagnostic que je partage totalement :
1) En 2011, M. Trichet dirigeait encore la BCE et l’Allemagne prétendait résoudre le problème des pays d’Europe du sud par une participation des pays émergents à leur financement. Mme Merkel avait été envoyée à Pékin pour sonder le terrain et voir comment la Chine pourrait soulager financièrement les pays d’Europe du sud en achetant une partie de la dette qu’ils avaient à émettre. M. Hu Jin Tao avait alors indiqué que la Chine envisageait très sérieusement de participer au financement de l’Europe du sud mais à une condition : le financement était consenti en euro et devait très normalement être remboursé en euro mais cela était assorti d’une condition léonine : le cours de l’euro en dollar au moment du remboursement ne devait pas être inférieur au cours en vigueur au moment de la mise en place du financement chinois. Début novembre 2011, l’euro était à 1,37 dollar. Cette référence de 1,37 dollar maintenant est devenue la règle, une règle qui nous a été dictée par Pékin fin 2011 et que les dirigeants européens s’interdisent d’enfreindre.
2) La même année, au moment du sommet de Cannes, qui avait entre autres à son agenda la question de l’Europe du sud, Mme Merkel demanda instamment et publiquement à M. Draghi de maintenir l’euro stable, demande cohérente avec ce qui précède : il fallait garder un euro autour de 1,37 dollar tant qu’on continuait à recourir à la Chine pour le financement de l’Europe du sud.
3) C’est dans la même logique qu’en février 2012, lors du premier sommet sino-allemand, Mme Merkel remercia la Chine d’avoir aidé la zone euro à maintenir l’euro stable et cher (autour de 1,37 dollar) ! Effectivement, le levier par lequel l’euro reste cher tient à ce que la Chine a la capacité de manipuler le cours euro/dollar : il suffit que sa banque centrale diversifie un peu ses énormes réserves de change du dollar vers l’euro pour pousser l’euro à la hausse. Au moment des tribulations de la Grèce, de Chypre etc., on aurait dû voir l’euro baisser. Mais l’euro n’a jamais baissé. On peut penser que la Chine s’est alors employée à vendre des dollars contre des euros en sorte que le cours de l’euro demeure dans la zone de fluctuation qui lui a été prescrite par Pékin, c’est-à-dire autour de 1,37 dollar.
J’ai cité trois déclarations publiques que l’on peut retrouver sur Bloomberg ou sur Reuters.
Il y a donc bien eu selon moi un deal entre l’Allemagne, qui trouvait intérêt à ce que la Chine accepte de financer l’Europe du sud et la Chine, qui était très intéressée à ce qu’en contrepartie l’euro reste cher contre dollar et plus encore contre yuan afin de mieux cartonner la demande intérieure européenne.
Et cette surévaluation de l’euro contre dollar et plus encore contre yuan qui prévaut maintenant depuis plus de 12 ans désindustrialise et déstabilise toute l’Europe du sud, y compris la France.
Jean-Luc Gréau
L’euro cher intéresse aussi les États-Unis.
Antoine Brunet
Mais c’est la Chine qui a pris ce dispositif. Que celui-ci ensuite intéresse les États-Unis n’est pas incompatible.
Jean-Pierre Chevènement
L’euro est un mécanisme d’ajustement et il est évident que la Chine comme les États-Unis ont intérêt à pousser l’euro vers le haut. C’est la raison pour laquelle un euro cher ne me paraît pas synonyme d’un euro qui se porte bien, pour nous, en tout cas. Je le dis à M. Mistral : l’excédent allemand de 200 milliards dissimule le déficit de tous les pays de l’Europe du sud et quand on parle de l’euro qui se porte bien, en réalité on parle de l’Allemagne.
Je vais aller dans le sens de M. Brunet : j’étais à Pékin le 31 août 2012 quand Mme Merkel vint fêter à l’usine de Tianjin la fabrication du 100ème Airbus A 320. Les journaux chinois retentissaient de ce symbole de la fécondité de la coopération germano-chinoise. On voyait en première page M. Wen Jiabao, Premier ministre de l’époque, tendre la main à Mme Merkel sous le titre : « La Chine tend la main à la zone euro ». Cela voulait tout dire !
Pour autant je ne partage pas tout à fait votre point de vue. En effet, j’ai de la peine à penser qu’on puisse raisonner dans la perpétuation d’un schéma bipolaire. Nous sommes dans un monde extrêmement difficile, complexe dont la réalité réside probablement dans les nations beaucoup plus que dans les blocs.
L’Europe se vit encore comme bloc parce qu’elle a été conçue comme telle au départ.
La Chine et la Russie s’entendent dans l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) [1], mais croyez-vous vraiment que cette alliance soit très solide ?
Si elle dure depuis vingt ans c’est par la nécessité de contrôler l’Asie centrale. Chine et Russie ont un intérêt commun à éviter que des oppositions islamistes prennent le pouvoir, non pas seulement en Afghanistan mais en Ouzbékistan ou ailleurs.
Mais les discussions sur le prix du gaz sont extrêmement difficiles entre la Chine et la Russie.
À côté de la Chine (1400 millions d’habitants), la Russie, avec ses 140 millions d’habitants, est un petit pays sur un territoire gigantesque (ce qui n’est pas un signe de puissance) au climat extrême, très difficile à pénétrer, où tout coûte très cher, impossible à administrer, hétérogène. 20% des Russes sont de tradition musulmane. Beaucoup d’autres, en Sibérie et ailleurs, se rattachent à des traditions très différentes de l’orthodoxie née à Kiev eu IXème ou Xème siècle après J.-C.
On ne peut pas réduire le monde au face à face entre les États-Unis et leurs alliés d’un côté et la Chine et la Russie de l’autre. Cela me paraît très simpliste. Nous sommes dans un monde infiniment complexe.
Les BRICS en sont un bon exemple : Ils n’arrivent à se mettre d’accord sur rien, pas même sur l’endroit où installer la banque de développement qu’ils ont décidé de créer.
La complexité du monde est le trait majeur de la réalité vers laquelle nous allons.
Vous avez évoqué la fin de l’URSS, en 1991, qui serait liée selon vous à un facteur militaire. Je n’en crois rien. Bien sûr, les Américains ont épuisé l’URSS dans la guerre des étoiles mais c’est de manière indirecte, économique. Le fondement de la chute de l’URSS, c’est que les hiérarques soviétiques ne croyaient plus du tout dans le communisme. Gorbatchev évoquait souvent les « valeurs universelles » mais il a été très déçu par la suite en réalisant que ces valeurs universelles étaient très peu partagées par les Occidentaux auxquels il avait « offert » la fin de l’URSS : cette fin s’était faite contre sa volonté mais il était allé dans le sens qui correspondait à ce que les Occidentaux lui demandaient.
La fin de l’URSS, c’est aussi et peut-être davantage la manipulation des prix du pétrole. L’Arabie saoudite, en organisant le contre-choc pétrolier en 1985-86, provoque l’effondrement des recettes de la Russie qui sont très largement liées aux hydrocarbures.
Le système de croyances est très important si on veut comprendre l’histoire d’une société comme la société soviétique. L’URSS est née d’une croyance en la révolution mondiale. Cette croyance s’est perpétuée jusqu’à Staline. Moins de trois ans après la mort de Staline (mars 1953), il y eut le rapport Khrouchtchev (février 1956). Les Soviétiques commencèrent, avec de bonnes raisons, à ne plus croire en leur « Révolution ». Leur idéal changea : il consistait désormais à rivaliser avec les États-Unis sur tous les plans. Ils se sont rendu compte qu’il y avait des lourdeurs dans le système. Finalement le système est allé à vau-l’eau jusqu’à son implosion finale.
Jacques Mistral
Il y a eu plusieurs présentations de l’histoire de l’euro, faible ou fort.
Tout en approuvant ce qui a été dit sur le constat de la parité – nous vivons effectivement avec un euro allemand et non avec un euro portugais – je voudrais proposer ma propre narration du déroulement de la crise des dettes souveraines ces dernières années.
Les doutes sur l’euro, les annonces constantes, sur les marchés et dans la presse financière, du démantèlement de l’euro, de sa disparition prochaine, restent dans les esprits. D’où l’idée que l’euro n’a pas réglé ses problèmes, que d’ici un ou deux ans nous affronterons une nouvelle crise majeure. Tout cela était profondément enraciné sur une incertitude concernant le désir profond des Européens de rester ensemble, de gérer ensemble la monnaie unique comme ils avaient décidé de le faire lors de sa création. Continueraient-ils à le faire à l’avenir ? Seraient-ils capables de créer les conditions pour que cette monnaie unique fonctionne à l’avantage de l’ensemble des pays concernés et n’aboutisse pas au désastre financier que l’on a connu ?
Les incertitudes ont duré deux ans. Les gouvernements ont mis du temps à se mettre d’accord sur ce sujet. Les enjeux internationaux étaient très importants. L’Allemagne en particulier, très réticente au début, a par la suite consenti des pas contraires à sa culture et à ses réflexes politiques : dans les deux années qui ont présidé à la définition des instruments de sortie de crise, l’Allemagne a régulièrement accepté la création de toutes les institutions nouvelles, la prise de tous les risques qui étaient associés au sauvetage des dettes des pays du sud. Elle l’a fait d’une manière que je trouve exemplaire par le fait que le Bundestag a été plus associé que n’importe quel autre parlement à ces prises de décisions successives.
En mûrissant ces décisions successives, on a modifié la situation initiale que Jean-Pierre Chevènement désignait comme celle d’une « monnaie sans État ». Au Conseil européen de juin 2012 il a été unanimement décidé de pousser plus loin l’intégration monétaire. Les marchés attendaient cette décision politique et c’est ce qui a permis, en juillet, à Mario Draghi, admirable prestidigitateur monétaire, de s’appuyer sur ce mandat politique pour s’engager, comme président de la Banque centrale, à faire en sorte que cette avancée soit possible et à mettre en œuvre les moyens dont dispose la Banque centrale pour que la spéculation sur les monnaies du sud ne mette pas en péril ce projet. C’est ce qui a calmé la spéculation et remis le financement des dettes européennes sur une meilleure voie.
Évidemment ceci n’a été possible que parce que l’euro n’a pas été dans le même temps déstabilisé à l’échelle mondiale. C’est là qu’interviennent les anecdotes que rappelle Antoine Brunet, auxquelles il donne un tour dramatique comme si des deals secrets avaient été conclus. Simplement, de Washington à Pékin et à Bruxelles, tout le monde avait un intérêt majeur à ce que l’euro ne s’effondre pas. L’effondrement de l’euro aurait provoqué une dépression mondiale par rapport à laquelle celle des années 1930 eût semblé une promenade au milieu des pâquerettes. Ce n’était pas Bernanke qui, à ce moment-là, pouvait agir dans l’intérêt général, mais les fonds souverains de tous les pays excédentaires, notamment – mais pas seulement – les Chinois. On a vu la prise de conscience qu’il était dans l’intérêt commun de l’économie mondiale et des différentes économies nationales participantes de faire en sorte que l’euro ne s’effondre pas. D’où cette stabilité organisée.
Je rejoins complètement ce qu’a dit Jean-Pierre Chevènement sur la complexité du monde. Il faut éviter les simplifications par lesquelles on résume la vision du monde à des caricatures bipolaires. Le monde est extrêmement complexe.
J’ai eu l’occasion, à Washington, de participer à des réunions qui visaient à organiser le monde des BRICS (le G24). L’idée de la banque commune d’investissement pouvait être un premier pas vers une alternative à la banque mondiale, avec des moyens, des objectifs, des principes d’action différents. Mais, depuis trois ans, tout ceci reste absolument au point mort et n’aboutira évidemment nulle part car personne n’a la première idée de qui pourrait être le directeur général de cette institution, de la capitale où on l’installerait, de la répartition du capital entre les cinq membres etc. Si les BRICS sont incapables de faire une banque de développement dont l’intérêt opérationnel est évident, il est bien clair qu’ils sont à cent lieues d’imaginer quoi que ce soit concernant un système monétaire international alternatif.
Ce qui distingue ma position de celle des deux autres orateurs, et aussi peut-être de celle de Jean-Pierre Chevènement, c’est le fait que je tâche de mesurer les alternatives. S’il s’agit uniquement de faire le diagnostic de ce qui ne va pas nous pouvons assez facilement tomber d’accord : l’euro est trop fort, le chômage est trop élevé, la répartition des revenus est inégale, les processus de décision ne sont pas cohérents etc.
Le fait d’avoir vécu cinq ans aux États-Unis m’a donné sur l’Europe un regard un peu éloigné et sur les dysfonctionnements de la vie économique et politique des matériaux supplémentaires. Vu de Washington, ce qui se passe en Europe sur le plan politique n’est pas si mal que ça. Malgré le processus chaotique que nous avons eu pendant douze ans, l’Europe a beaucoup plus avancé que ne l’ont fait le Congrès et le Président Obama (dans lequel pourtant j’avais de grands espoirs).
Il faut donc mesurer les alternatives.
Quelles sont les alternatives une fois qu’on a fait le diagnostic des choses qui ne vont pas bien ?
Toute alternative à l’euro, qu’il s’agisse d’une sortie, d’une mise en congé, temporaire ou autre, est une évolution irréversible qui porte principalement des conséquences négatives. Par conséquent, avant de s’engager dans une critique systématique de l’euro et de ses faiblesses, il faut mesurer les alternatives. C’est parce que les peuples ont beaucoup de bon sens qu’ils considèrent qu’aujourd’hui une alternative à l’euro aggraverait la situation. D’aucuns parlent de protectionnisme, mais celui qui l’utiliserait le premier se tirerait une balle dans le pied parce qu’il provoquerait une rétorsion immédiate et ses concurrents seraient trop ravis de prendre la place qu’il abandonnerait sur les marchés ! Il faut donc bien réfléchir au coût des alternatives avant d’abandonner la trajectoire sur laquelle nous nous trouvons. Pour l’instant, la trajectoire monétaire pour l’Europe est l’eurozone dont il faut donc chercher à mieux assurer l’intégration, la bonne gouvernance et, comme je le disais tout à l’heure, à lui redonner une vision adaptée au monde d’aujourd’hui.
Il en va de même pour la réforme du système monétaire international. Je suis assez d’accord avec ce que disait Olivier Passet à la fin de son intervention. Il a mentionné, à la fois pour l’euro et pour le système monétaire international tous les éléments qui expliquent pourquoi il faut tâcher d’avancer dans cette direction. Il n’y aura pas d’autre solution au problème de la liquidité incontrôlée qui, si elle persiste, nous amènera inéluctablement dans le mur.
Vous demandiez si la crise pouvait connaître un épisode supplémentaire. Oui, c’est clair, on peut en avoir d’autres. : il y a des alternatives dramatiques si on laisse les choses aller à vau-l’eau sans contrôler la liquidité.
Voilà pourquoi je plaide pour une meilleure coopération internationale. Je ne dis pas que c’est fait, je ne dis pas que c’est facile mais je pense que c’est la seule voie qui permettrait d’infléchir des tendances qui, sinon, risquent de détruire l’économie mondiale et de la ramener à un état de fractionnement et donc à des niveaux d’activité, d’emploi, de revenu, de bien-être, inférieurs à ceux que nous avons connus.
Je conclus mon livre en disant qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre mais dans un cas comme celui-ci je crois qu’il y a quelques raisons d’espérer et qu’en tout cas c’est un combat qui mérite d’être entrepris.
Jean-Pierre Chevènement
Il est quand même difficile de se satisfaire de l’euro tel qu’il fonctionne, avec un chômage qui atteint 26% en Espagne, 11% en France (où il continue de croître) et une désindustrialisation frappante : l’indice de la production industrielle est aujourd’hui inférieur à ce qu’il était en 2007… Depuis cinq ans le PNB stagne. Nous n’avons rien connu d’équivalent dans notre histoire depuis la crise des années 30.
Je pense qu’il y a une alternative à l’effondrement de l’euro qui est la transformation de ses règles. C’est pourquoi je propose une monnaie commune. Il faut accepter que l’euro-mark soit la monnaie européenne dominante. C’est la réalité. L’Allemagne est au cœur de l’Europe, son industrie pèse deux fois et demie la nôtre et on ne va pas la rattraper de sitôt. Mais, avec une monnaie commune qui permettrait des fluctuations, on aurait au moins un euro-franc qui, à 1,10 ou 1,20 dollar, nous permettrait, si par ailleurs nous faisions l’effort qu’il faut, de remonter la pente et d’offrir un espoir à notre jeunesse et à notre pays. Cela nécessite que nous fassions dans les domaines de la recherche, de l’éducation, du travail, tous les efforts nécessaires
Il faut éviter de raisonner de manière dichotomique : soit la poursuite de ce qui existe soit l’effondrement. Non, il y a peut-être des améliorations à trouver.
La Chine ira-t-elle aussi haut que le prévoit M. Brunet ? Je ne le crois pas. Je pense que son ascension s’arrêtera. Mais les 1400 millions de Chinois iront quand même très loin. Ils sont suivis par l’Inde… il y a le Japon… l’Asie, c’est compliqué !
Ce ne sera pas facile mais le fait que le centre de gravité du monde s’est un peu éloigné de l’Europe est peut-être une chance pour l’Europe.
Olivier Passet
Ma réponse à la question de Jean-Luc Gréau sera très brève. La zone euro est probablement la zone la plus « sécurisée » du point de vue financier. L’Europe a démontré qu’elle était prête à payer le prix fort pour sécuriser ses actifs. Je ne connais pas de région du monde qui soit prête à payer par la destruction de 25 % ou 30 % des capacités de ses régions périphériques la sécurisation de ses actifs ! Il y a une sorte de thérapie strictement financière.
J’ai été frappé par les récents cris de victoire, sur la Grèce en particulier : parce qu’on avait fait pré-souscrire l’émission grecque à quelques banques fantômes tout le monde a expliqué que la Grèce était sortie d’affaire ! Mais il faut regarder sur quel champ de décombres la Grèce est sortie d’affaire ! Comment un petit cercle financier peut-il affirmer que nous avons là un superbe exemple de thérapie réussie ?
J’avais déjà entendu M. Artus dire que « le problème de l’Europe est sa vertu ».
La crise des dettes souveraines suscita un moment d’ « espoir » : c’est le seul moment où l’euro a baissé. Mais on voit bien qu’on n’a pas cru longtemps à ce risque-là.
Je ne sais pas ce qu’est le bon niveau de l’euro pour les pays du sud. Je me demande si on ne s’est pas trompé. On nous a raconté que l’économie des pays du sud de l’Europe s’était effondrée à cause des excès, des coûts de fabrication etc. mais en fait ces pays doivent leurs problèmes au surinvestissement chronique qui a suscité un énorme désordre dans leur création de capacité. Ils l’ont payé très cher.
Curieusement, dans les pays du sud, la parité de pouvoir d’achat est plus élevée qu’ailleurs en Europe. Les seuls pays qui gagnent des parts de marché aujourd’hui en Europe sont les pays du sud.
Je pense que l’euro est pénalisant pour la France et pour l’Allemagne. Et le fait que les deux économies centrales sont pénalisées et extrêmement contraintes sur les marges a des effets catastrophiques sur la périphérie.
Je me demande donc si on ne fait pas erreur en pensant que l’euro est pénalisant pour le sud. Les seuls pays qui perdent des parts de marché aujourd’hui sont l’Allemagne et la France.
Jean-Pierre Chevènement
L’Allemagne perd beaucoup moins de parts de marché que la France quand même ! A l’échelle mondiale, celle où l’Allemagne conquiert des marchés, cela ne paraît guère. Quand l’Allemagne a perdu quelques points des marchés mondiaux, la France en a perdu presque la moitié de sa part.
Je voudrais que nous revenions au sujet principal : l’avenir du système monétaire international.
J’adhère assez à la perspective des DTS que dessine Jacques Mistral. M. Zhou Xiaochuan, Gouverneur de la Banque centrale de Chine, est peut-être d’accord mais il reprend finalement l’idée du Général de Gaulle : mettre fin au « privilège exorbitant du dollar ».
Antoine Brunet
Mais ce « privilège exorbitant du dollar » a présenté un intérêt certain pour nos démocraties. N’oublions pas qu’il nous a permis de mettre fin à quarante ans de guerre froide sans tirer un coup de feu contre les Russes. Je n’ose imaginer l’avidité que manifesterait aujourd’hui la Chine (et accessoirement la Russie) pour s’emparer de territoires supplémentaires si les États-Unis perdaient prochainement leur privilège exorbitant.
Je vous rappelle l’entretien télévisé que j’évoquais tout à l’heure, où M. Gorbatchev répondait à M. Védrine que les États-Unis avaient gagné la guerre des étoiles parce qu’ils avaient trouvé le moyen de paralyser le système soviétique de télécommunications et qu’ils pouvaient bombarder tous les points stratégiques de l’URSS en envoyant un bombardier accompagné d’un ou deux chasseurs… Et cet avantage en termes d’armements provenait indirectement de la suprématie monétaire américaine.
Jean-Pierre Chevènement
J’ai approché les experts américains spécialistes du « bouclier anti-missiles », il y a peu de temps, quelques années à peine, ils me disaient qu’ils arrivaient à arrêter 80 % des missiles qu’ils s’envoyaient à eux-mêmes. Ce bouclier est un bouclier troué !
Les armes nucléaires représentent une puissance de destruction qui n’a aucun précédent dans l’histoire. Les ravages provoqués par l’artillerie en 1914 (pourtant sous-estimés) ne peuvent lui être comparés. Les armes nucléaires, avec l’aléa qui s’attache à des frappes saturantes, sont terrifiantes ! Les seuls Russes disposent encore de 10 000 têtes nucléaires, dont beaucoup de têtes tactiques et environ 2000 missiles stratégiques. Mais quand bien même n’en enverrait-on que 200, c’est suffisamment terrifiant pour être dissuasif. C’est une des grandes raisons pour lesquelles la guerre froide s’est prolongée si longtemps. Et, à la fin, l’URSS s’est affaissée comme un cheval fatigué.
Antoine Brunet
Je pense que la Chine veut faire aujourd’hui la même opération au détriment des États-Unis. C’est pourquoi je m’insurge contre l’idée du nouveau DTS : elle lui servirait de marchepied. Dans un premier temps, la communauté internationale abandonnerait le dollar pour le DTS. Dans un deuxième temps la Chine démontrerait aisément que ce nouveau DTS est une usine à gaz qui ne fonctionne pas. Dans un troisième temps, elle expliquerait que seule une monnaie nationale peut servir de monnaie mondiale… et elle expliquerait aussi que le yuan, adossé sur les énormes réserves d’or et de devises de la Chine est la monnaie nationale la plus méritante. La boucle serait alors bouclée. La Chine deviendrait alors la puissance monétaire et financière suprême et pourrait engager des sommes considérables dans la recherche spatiale, dans le satellite anti-satellites, dans le sous-marin en eau profonde, dans toutes sortes de dispositifs susceptibles de déstabiliser la suprématie militaire soi-disant définitive des États-Unis.
Jean-Pierre Chevènement
Vous avez raison de faire le lien entre le monétaire et le militaire.
Mais replaçons-nous dans l’histoire longue. L’amiral Zheng He [2] n’a pas fait le tour de l’Afrique. Ce sont les Européens qui ont contourné l’Afrique du sud. Ce sont eux qui ont européanisé l’Amérique latine et même, dans une certaine mesure, l’Afrique aujourd’hui anglophone et francophone. Et la Russie a repoussé les limites de la civilisation européenne jusqu’aux rives du Pacifique.
Quand on regarde le monde, on voit bien que la Chine, même avec ses 1400 millions d’habitants, ne peut pas dominer une planète peuplée aujourd’hui de 7 milliards d’humains. D’ailleurs la Chine, réaliste, raisonne beaucoup plus en termes de post-hégémonie parce que s’il est vrai qu’elle est la puissance montante, les États-Unis, puissance très lentement déclinante, gèrent leur déclin. Ils ont fait pivoter leur puissance vers le Pacifique et, à l’évidence, organisent l’endiguement de la Chine.
Je suis donc beaucoup moins catégorique que vous. Mais nous n’allons pas régler ce problème ce soir.
Dominique Garabiol
Je vais commencer par une question sur l’euro.
Je voudrais d’abord faire remarquer que l’excédent courant de la zone euro est maintenant au niveau de l’excédent chinois. Avec le record de l’Allemagne l’année dernière et le redressement réel des échanges des pays périphériques, on obtient un taux d’excédent de la balance courante de 2,4 % du PIB de la zone euro contre 2,5 % pour la Chine. Compte-tenu de cet excédent qui devient considérable, l’euro ne peut pas baisser. Cet excédent est très nouveau : le mouvement date d’il y a deux ans. Cela explique aussi le fait qu’en termes de déflation intérieure et en termes de niveau de vie les écarts soient croissants. Si on compare les niveaux de vie en termes de PIB par habitant, l’Allemagne était à 3,6 % de plus que la moyenne de la zone euro en 2001, elle est maintenant à 13 %. On a observé le mouvement inverse en l’Espagne et surtout en Italie. Les divergences structurelles s’accroissent au profit de convergences financières, c’était l’inverse avant les crises de 2008 et de 2010. On a arbitré les deux mais on n’a pas endigué le mouvement « tectonique » de séparation des plaques de la zone euro du nord et de la zone euro du sud. Les résultats financiers sont plus convergents mais au prix de différences structurelles accrues dont Jean-Pierre Chevènement a rappelé la dimension industrielle. Dans ce cadre-là, je suis d’accord sur le fait que la Chine a joué un rôle considérable sur la stabilisation du taux de change de l’euro. D’ailleurs, c’est quasiment officiel puisque la Chine affiche un corridor de fluctuation avec le dollar mais aussi avec l’euro, ce qui, fatalement, donne un corridor dollar-euro. On est dans ce corridor. La Chine est déjà, par cette entremise, l’organisateur du système monétaire international.
Je voudrais aussi tempérer un peu la vue d’Antoine Brunet sur les réserves de change chinoises. Ces réserves chinoises tournent autour de 5 000 milliards de dollars. Mais la position nette extérieure est quand même très inférieure (environ 2 500 milliards de dollars déduction faite des emprunts extérieurs). Or l’Allemagne a une position nette de 1 700 milliards de dollars qui est à peu près équivalente. En réalité sa puissance financière est surestimée et la situation financière est encore bancale, fragilisée par les entrées de capitaux flottants. La Chine essaie de les freiner. Depuis le début de l’année un certain nombre de mesures financières d’assainissement ont visé à freiner les entrées de capitaux spéculatifs à court terme. La position de la Chine est moins favorable qu’il n’y paraît en termes de stocks de position nette mais la Chine arrive quand même à guider l’évolution du système monétaire international. C’est mon sentiment. Je ne sais pas ce que vous en pensez.
Jeanne Chevalier (étudiante)
Pensez-vous qu’une monnaie commune à l’échelle européenne pourrait préfigurer la monnaie internationale envisagée par Keynes au moment de Bretton Woods en 1944 ?
Dans la salle
Vous avez beaucoup parlé du système monétaire international et de ce qu’il devrait être dans les années à venir. Vous présentez la monnaie comme une variable qui impacte le commerce international. Cette prédominance de la monnaie, qui peut être redoutable, ne pourrait-elle pas être contrebalancée, neutralisée par un approfondissement du protectionnisme à l’échelle des nations ? M. Mistral a écarté cette possibilité mais le protectionnisme existe déjà dans les nations, on le voit bien avec la TVA sociale en Allemagne qui est une mesure protectionniste à souhait. Dans tous les pays, le protectionnisme est de plus en plus pratiqué mais de moins en moins assumé. Une manière de neutraliser l’impact de la monnaie dans les relations commerciales serait de l’allier à un système protectionniste pensé en coopération entre les nations et les blocs pour promouvoir des enjeux plus concrets, comme les enjeux sociaux et environnementaux, dans la production et les systèmes productifs nationaux.
Jean-Pierre Chevènement
Sur l’euro et la Chine, je me sens mal placé pour contredire Dominique Garabiol dont je partage les thèses.
Peut-être M. Brunet veut-il lui répondre sur la Chine ?
Antoine Brunet
J’observe avec intérêt que M. Garabiol comme M. Mistral voient dans l’euro stable et cher la trace retardée d’un accord, décidé autour de 2011, pour que des flux de capitaux se dirigent vers l’Europe du sud avec en échange la promesse de la BCE de maintenir l’euro autour de 1,37 dollar. M. Garabiol dit aussi que la Chine a suffisamment de réserves de change pour maîtriser l’évolution du cours euro/dollar.
Quiconque s’intéresse à juste titre au niveau du cours euro-dollar doit donc se préoccuper de ces réalités. C’est essentiel.
Jean-Pierre Chevènement
Dans le financement du Pirée, des flux financiers ont-ils été vraiment dirigés vers l’Europe du sud ? Non, ils ont acheté des euros…
Antoine Brunet
Ils ont certainement été dirigés vers la France. La France a depuis 2008 émis beaucoup d’OAT auprès d’étrangers non-européens. Quels pays étrangers ont acheté ces OAT ? C’est un mystère ! Je suis convaincu que beaucoup de ces OAT ont été achetées par la Chine.
Jacques Mistral
Que de mystère ! La réalité, c’est qu’il y avait un intérêt commun, pour les Chinois à assurer la pérennité de l’euro et pour les Européens à éviter l’explosion en plein vol. C’était simplement un épisode de l’histoire internationale dans lequel une crise grave a été évitée grâce à la sagesse des dirigeants qui ont su trouver un compromis raisonnable.
Jean-Pierre Chevènement
Nous sommes d’accord sur le phénomène mais M. Brunet le trouve négatif tandis que M. Mistral en fait une lecture positive.
Antoine Brunet
Vous-même vous plaignez d’un euro trop cher…
Jean-Pierre Chevènement
Absolument ! Mais j’essaie de comprendre par quels mécanismes. Vous les avez fort bien décrits.
Un mot sur la monnaie commune. Elle ne peut pas préfigurer une monnaie mondiale. Le DTS, d’une certaine manière, est une monnaie commune au monde mais la monnaie commune européenne présuppose l’existence d’un sentiment commun d’appartenance. Les peuples européens peuvent-ils identifier une Europe qui existe pour elle-même et par elle-même ? C’est ce que de Gaulle appelait une « Europe européenne ». J’ai repris ce terme qui dit bien ce qu’il veut dire.
Une monnaie commune permettrait en outre d’accrocher quelques pays comme la Russie dont le commerce extérieur se fait davantage avec l’Europe qu’avec la Chine (si la Chine représente aujourd’hui 17 % des importations russes, plus de 50 % proviennent d’Europe).
Tout cela fonctionne un peu comme les mobiles de Calder dont la capacité de mouvement résulte d’une mise en tension permanente.
Comme la formule des DTS agrège les grandes monnaies, l’euro monnaie commune agrègera l’euro-mark (monnaie dominante) et l’euro-franc qui, certes, ne sera pas dominant, mais s’il nous permet de vivre, de travailler et de prospérer, la monnaie commune aura démontré son efficacité.
Jacques Mistral
Un mot sur le Bancor, l’étalon monétaire international proposé par John Maynard Keynes qui a été évoqué dans la salle.
Cette proposition a été rejetée par les Américains parce que Keynes prévoyait très habilement un mécanisme dans lequel les pays excédentaires devaient porter la moitié du poids des ajustements en stérilisant une partie de leurs excédents. Comme en 1944 les États-Unis étaient la seule puissance ayant un important excédent commercial, ils ont évidemment refusé cette idée.
La reprendre telle quelle aurait le même résultat : jamais aucune nation excédentaire n’acceptera ex ante, pour le bien du monde, de s’inscrire dans un mécanisme dans lequel une pression de l’extérieur l’amènera automatiquement à réduire son excédent. Clairement, aujourd’hui, ni la Chine ni l’Allemagne ne peuvent accepter un mécanisme de ce genre.
C’est pourquoi, dans le chapitre que je consacre à cette question, je tâche de trouver une voie moyenne.
Un tel mécanisme ne peut être corrigé par des facteurs techniques et automatiques. Il faut une décision politique qui, au nom d’un intérêt général (contrôler la liquidité, éviter les excédents et les déséquilibres excessifs) mette en place des guidelines qui permettent de remettre l’ensemble des économies dans une voie supportable.
Est-ce jouable ?
On a dit que c’était une vision très optimiste – je le concède – mais ce n’est pas inenvisageable.
La proposition de Keynes était en avance sur son temps, parce que les États-Unis étaient l’économie dominante à l’époque, et elle était peut-être insuffisamment politique, trop « technicienne ».
Dans la salle
Je voudrais revenir sur la période des années 1970 où la forte inflation mondiale a touché la France. L’un des débats à l’époque portait sur la nécessité de lutter de toute force contre l’inflation. Dans quelle mesure la lutte contre l’inflation était-elle nécessaire à cette époque ?
Jean-Luc Gréau
La réponse est claire et nette. D’abord on n’a pas lutté contre l’inflation, on l’a laissée s’installer par crainte de la récession et de ses conséquences sociales et politiques. Tous les pays occidentaux, sans aucune exception ont donc laissé prospérer l’inflation. L’inflation moyenne de la France dans les années 1970 est montée à 12% comme aux États-Unis. L’Italie et l’Angleterre ont atteint 25%.
L’origine de cette inflation était salariale. Les salaires allaient encore plus vite que les prix et entraînaient les prix derrière eux. En 1974, on enregistre 18% d’inflation salariale, 14% d’inflation des prix ! Au deuxième trimestre, quand M. Valéry Giscard d’Estaing s’installe à la présidence de la République, 21% d’inflation salariale, 17% d’inflation des prix en terme annuel !
Quand on a fini par comprendre la chose les pays ont réagi de façon différente. En Angleterre et aux États-Unis on a pris la matraque monétaire et on a tapé très fort (politique Volcker [3]). On a donc été obligé de revenir à des évolutions de salaires beaucoup plus modérées. En Allemagne et au Japon, les employeurs et les syndicats se sont à peu près entendus pour décélérer. Nous, Français, avons attendu 1982-83 pour pratiquer un gel et en même temps une grande restructuration de notre grande industrie.
Aujourd’hui nous sommes au contraire dans une situation de déflation salariale.
Donc la clef de notre histoire d’aujourd’hui est à l’inverse de celle des années 1970…
Dans la salle
On nous répète à l’envie que la dette publique est insoutenable, qu’elle va éclater (mais on ne sait pas quand) et que les banques centrales, en monétisant ces dettes publiques, vont provoquer de l’inflation (on ne sait pas quand non plus).
En fait, le quantitative easing n’est pas si innovant que cela. Lorsque le taux d’intérêt n’est pas à zéro, la banque centrale monétise déjà la dette publique pour fixer le taux d’intérêt, pour atteindre son objectif de taux directeur. Pour fixer ce taux elle doit financer autant que nécessaire, sinon le taux monte trop. Si elle finance plus, certes le taux descend… mais quand il est déjà à zéro ce n’est pas un problème.
Donc la dette publique était déjà échangée par de la devise avant les quantitative easing.
On parle beaucoup de la dette américaine qui devrait exploser. Depuis 1997, on annonce l’explosion de la dette japonaise. Or elle bat record sur record… et n’explose toujours pas.
On avait dit aussi qu’on allait rendre la Banque centrale européenne vraiment indépendante en la distançant de chacun des trésors publics membres. Pourtant, quand enfin le vrai test est arrivé, quand il a fallu pousser au défaut une dette publique, on a préféré, comme vous l’avez dit, les acrobaties, les OMT (opérations monétaires sur titres) au moins verbalement, bref, monétiser la dette publique d’une manière ou d’une autre.
Concrètement, on n’est jamais parvenu à autre chose qu’à déplacer le problème sur la dette publique via un surplus extérieur, on n’a jamais pu faire sans déficit public, donc sans dette publique.
Jean-Luc Gréau
Dissipons une illusion : Il n’y a pas de monétisation des dettes publiques. Quelle que soit l’intervention des banques centrales, à Londres, à Washington, à Francfort ou à Tokyo, les dettes publiques, vous le voyez bien, ont augmenté. Si elles avaient été monétisées on les aurait vues se résorber.
L’un des drames de la zone euro, c’est précisément que pendant cette période de crise importante, même les pays dont les dettes publiques étaient modestes les ont vues augmenter : l’Irlande de 25% à 120% du PIB, l’Espagne de 35% à près de 100% du PIB, la France de 65% à 95% à peu près…
Le quantitative easing consiste à transférer dans les comptes de la banque centrale des titres d’emprunts privés et/ou publics, selon le cas, et à les geler, la banque centrale faisant office de réfrigérateur pour ces titres. Ça ne veut pas dire qu’on ne monétisera pas en définitive cette dette mais pour l’instant elle n’est pas monétisée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on continue à souscrire ces emprunts.
Jacques Mistral
Pour ajouter un mot à ce qui vient d’être dit je dirai plus précisément que dans le bilan des banques centrales et en particulier dans celui de la FED on ne voit pas de changement de la quantité de monnaie en circulation. C’est ce qui a conduit Ben Bernanke à affirmer qu’il n’y avait pas de monétisation de la dette publique américaine. À mon avis c’est faux puisque le bilan de la banque centrale est la contrepartie des engagements du secteur bancaire. Donc la quantité de monnaie en circulation, c’est-à-dire les comptes des acteurs privés, ne change pas. Mais les institutions financières, elles, disposent de ressources liquides en très grand nombre. Ce sont celles qu’on évoquait tout à l’heure, qui alimentent régulièrement les bulles, la dernière en date étant celle des émergents qui pendant deux ans ont profité de conditions de financement extérieur très favorables précisément parce que la banque centrale avait « mis au réfrigérateur » ses ressources, en donnant la contrepartie aux banques qui l’ont placée dans les émergents.
Dans la salle
Vous n’avez pas parlé des crypto-monnaies du type Bitcoin. Pensez-vous qu’elles pourraient constituer à long terme une monnaie internationale ?
Jacques Mistral
Antoine Brunet va nous expliquer que c’est une manipulation de la Chine pour déstabiliser le système financier occidental.
Antoine Brunet
Non, la Chine s’est opposée clairement au Bitcoin, peut-être plus que les États-Unis, parce qu’elle considère que son intérêt c’est le yuan monnaie de réserve mondiale et non le Bitcoin.
Jacques Mistral
En réponse à votre question, je dirai que le Bitcoin est un objet intéressant mais ce n’est pas une monnaie. La définition d’une monnaie, c’est d’être un instrument de paiement qui a valeur libératoire sur un territoire. Or on n’est pas obligé d’accepter d’être payé en bitcoin. Ce n’est pas une monnaie, c’est un instrument spéculatif amusant, après tous ceux qu’a inventés Wall Street pour attirer des sommes d’argent réel qu’on transforme en argent virtuel.
Certains, lorsque la mer se retirera, verront ce qui leur reste…
Antoine Brunet
Au début, j’ai cru que cette histoire de Bitcoin allait très vite capoter. Je suis surpris par la lenteur avec laquelle le phénomène Bitcoin se désamorce. Il est quand même impressionnant que des opérateurs privés aient réussi à mettre en place un instrument qui sert à certains règlements, même s’il n’y a pas l’obligation d’accepter le règlement en Bitcoin. Et les États devraient être très vigilants : si commençait à se développer une monnaie privée qui prenne de l’ampleur au détriment du dollar, du yuan et de l’euro, je pense que les États se trouveraient très mal, sans oublier que ce Bitcoin a l’avantage d’échapper complètement à la vigilance des inspecteurs des impôts. Un des succès du Bitcoin a été l’aspect échappatoire fiscale.
Jean-Pierre Chevènement
Il est donc en phase avec l’époque.
Dans la salle
Ma question porte sur la bipolarité ou la multipolarité et la stratégie de la Chine à cet égard. Nous, Occidentaux, avons souvent une vision bipolaire du monde. Les Chinois ont une vision quand même beaucoup plus complexe. Il suffit de lire « L’art de la guerre » de Sun Tzu [4] par exemple.
Ne pensez-vous pas que la stratégie de la Chine consisterait davantage à viser une multipolarité qu’une opposition bipolaire ?
Jean-Pierre Chevènement
Je vais essayer de répondre à cette intéressante question.
La monnaie est un sujet éminemment politique. Nous ignorons ce qui va se passer dans les vingt ou trente années qui viennent. Le scénario optimiste dessiné par M. Mistral, à mon sens, a peu de chances de se réaliser. Nous ne sommes pas à l’abri de déraillements. Le mieux que nous puissions faire serait d’éviter les catastrophes. Je rappellerai à ce propos le mot de M.van Rompuy qui nous avait été rapporté par Pierre de Boissieu [5] : « Il y a une différence entre les institutions européennes et les locomotives, c’est que quand une machine déraille, elle s’arrête. L’Union, elle, continue. »
Oui, la Chine a compris que nous sommes dans un univers multipolaire. Mais le concept chinois du Yin et du Yang (je vous renvoie à Lao Tseu) débouche sur cette forme suprême de sagesse qui est le non-agir. M. Brunet n’y croit pas du tout. Pour ma part j’en doute aussi.
Je vous remercie tous d’être venus. Je remercie tout particulièrement les intervenants d’avoir animé ces échanges qui étaient quand même extrêmement éclairants.
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[1] Le Forum de Shanghai, créé en 1996 à l’initiative de la Russie et de la Chine, réunissant autour d’elles le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan, avait pour objectif de contribuer à la stabilisation de l’Asie centrale ex-soviétique. En 2001, après l’adhésion de l’Ouzbékistan, il change de statut pour devenir l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). En 2004, la Mongolie en devient observateur, suivie en 2005, par l’Inde, l’Iran et le Pakistan.
[2] De 1405 à 1433 Zheng He, l’amiral de la flotte impériale chinoise, à la tête de 70 vaisseaux beaucoup plus grands que ne le furent, plus tard, les bateaux de Christophe Colomb, explora l’Asie du sud-est, l’océan Indien, remonta la mer Rouge jusqu’en Égypte et descendit les côtes africaines jusqu’au Mozambique. Mais, contrairement à ce qu’affirme le Britannique Gavin Menzies (« 1421, The Year China discovered the World », sorti à Londres en 2002), il ne fit jamais le tour de l’Afrique ni ne traversa l’Atlantique.
[3] Paul Volcker, nommé par Jimmy Carter à la direction de la FED en juillet 1979, inverse la politique monétaire américaine en relevant le taux d’intérêt et, de là, le taux de change du dollar. Les objectifs de cette nouvelle politique sont la lutte contre l’inflation et l’arrêt du processus de dépréciation du dollar par rapport aux autres devises.
[4] « L’Art de la guerre » est le premier traité de stratégie connu au monde écrit par Sun Tzu, stratège militaire du début de l’époque des Royaumes combattants (475-221 av. J.-C.). Sa compréhension dépasse le domaine militaire et peut être étendue à la plupart des domaines de l’activité humaine. L’Occident n’en prit connaissance qu’à partir du XVIIIe siècle.
[5] Jean-Pierre Chevènement évoque le colloque « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » organisé par la Fondation Res Publica le 2 décembre 2013.
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Le cahier imprimé du colloque « La guerre des monnaies ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation
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