Que peuvent-faire l’Europe et la France au Maghreb ?

Intervention de M. Francis Ghilès, Senior Researcher au Centre d’Etude et de Documentation Internationale (CIDOB) de Barcelone, ancien correspondant du Financial Times pour l’Afrique du Nord, au colloque « Le Maghreb et son nord » du 17 février 2014.

Merci beaucoup, Monsieur le président, de m’avoir invité.

Puisque je suis à Paris, je commencerai en évoquant les conversations que feu le président Mitterrand et le chancelier Kohl eurent à partir de 1990 sur l’Afrique du nord. Ces conversations, qui se poursuivirent jusqu’à la fin du deuxième mandat de M. Mitterrand, duraient parfois des heures. Ancien professeur d’histoire, le chancelier Kohl, qui avait une vue très large de l’histoire, comme l’a montré sa politique vis-à-vis de l’Allemagne de l’est et de l’Europe de l’est, dit un jour au président Mitterrand : Nous avons parachevé la réconciliation entre la France et l’Allemagne, y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour aider à la réconciliation entre la France et l’Algérie ? En 1991, le Chancelier avait même proposé que le Président et lui-même se rendissent à Alger. Les réformes économiques avaient commencé au Maroc et en Tunisie et l’Algérie tentait des réformes difficiles qui furent ensuite compromises. L’idée était de parler au Maghreb – et au Moyen-Orient – depuis Alger. Mais le président Mitterrand n’a jamais donné suite à cette suggestion.

Le Maghreb et son nord…
Nous pourrions parler du Maghreb et son sud car beaucoup de problèmes de sécurité viennent du sud et de l’est.
Le Maghreb et son ouest : le Maroc, en raison des difficultés avec l’Algérie, développe une coopération avec l’Afrique et le Brésil. C’est une très bonne chose.

Mais le Maghreb est éclaté, la Méditerranée est éclatée et on peut se demander aujourd’hui ce qui va arriver à l’Europe. Nous vivons dans une région qui connaît des bouleversements. Je sais que le pessimisme est de mode mais si « gouverner c’est prévoir », il faut essayer d’imaginer la situation dans dix ans, dans cinq ans.

J’ai beaucoup travaillé sur la thématique du coût du non-Maghreb, à la fois pour l’ancien ministre des affaires étrangères espagnol, M. Moratinos et pour une étude pour le Peterson Institute [1] à Washington, appuyée par l’Office Chérifien des Phosphates (OCP), dont M. Terrab est le PDG. Mais on constate le faible nombre d’études prospectives sérieuses. Trop souvent on se contente de répéter les mêmes choses.

Qu’en sera-t-il du Maghreb dans dix ans ?

Les frontières n’auront pas changé. Les frontières de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie seront les mêmes. Je ne sais pas si la question du Sahara sera résolue en droit international mais le Maroc y sera toujours. La Libye éclatera-t-elle ? Je n’en sais rien. Même incertitude pour la Syrie et l’Irak.
Nous verrons l’émergence d’un nouvel État dont on parle très peu : dans dix ans, il est fort possible que le Kurdistan soit un État. Nous sommes devant des changements plus importants que depuis cent ans. Mais, en Afrique du nord, les frontières, bien ou mal gardées, passoires ou non, seront là où elles sont aujourd’hui. C’est un point important.

Politiquement, au Maroc, la légitimité repose sur une dynastie au pouvoir depuis trois cents ans.

En Algérie, après la colonisation française et l’échec de la tentative d’ouverture économique et politique de 1988-1991, la légitimité est évidemment plus difficile à construire. Mais quoi qu’il advienne des échéances électorales du mois d’avril prochain, la légitimité révolutionnaire arrive à sa fin. Elle a perduré pendant cinquante ans, ce qui est normal dans tout pays qui a fait la révolution. Aujourd’hui l’Algérie va devoir passer à autre chose. Ira-t-elle vers une légitimité armée ? Une légitimité de meilleure gouvernance ? Je n’en ai pas la moindre idée mais elle est à un moment charnière.

Je rentre de deux semaines en Tunisie. Avec l’adoption d’une nouvelle constitution, la Tunisie a, me semble-t-il, de bonnes chances de construire une légitimité nouvelle, plus démocratique, ce qui aura des conséquences importantes en raison de la situation géographique de ce pays. Si la Tunisie a aujourd’hui ce gouvernement c’est d’abord parce que la société tunisienne a refusé certains messages du gouvernement précédent (Ennahda). La société tunisienne est constituée des petits enfants de Bourguiba. Tout dictateur qu’il fût, le président Bourguiba a fait deux ou trois choses dont nous voyons le résultat aujourd’hui. La société tunisienne s’est donc battue. Ce qui est arrivé au Caire et à Istanbul cet été a sans doute donné matière à réfléchir aux dirigeants d’Ennahda. Il y a aussi eu l’intervention discrète mais très efficace de l’Algérie qui a convoqué M. Ghannouchi à Alger début septembre pour lui indiquer fermement qu’elle se préoccupait de l’ordre et de la sécurité chez son voisin tunisien [2]. Beaucoup de gens, en Europe et ailleurs, pensent qu’il existe un islamisme modéré. Je n’en suis pas convaincu du tout. Il faut noter qu’une des premières personnes à téléphoner à M. Mehdi Jomâa, le nouveau premier ministre tunisien, fut M. Barack Obama (« Ma ligne est ouverte, dites-moi… ») et M. Mehdi Jomâa, est invité à Washington au mois d’avril. Ce que pensent les Américains est donc extrêmement clair. Je pense que c’est important.

Deux choses me frappent au Maroc :
Le Maroc utile est passé de Kenitra à Casablanca, Tanger et Agadir. Sur le plan spatial et économique c’est important.
Le Maroc a su développer des compagnies qui, qu’elles soient d’État ou privées, jouent un rôle important à l’international. Mais quel que soit le succès de sa politique vis-à-vis de la Chine, du Brésil et de l’Afrique, le Maroc continue et continuera de pâtir économiquement de ne pouvoir avoir des échanges sérieux avec l’Algérie. Aujourd’hui, les échanges entre l’Algérie et le Maroc, c’est trois cents millions de dollars de cannabis qui fuient du Maroc vers l’Algérie (naturellement personne n’est au courant au Maroc) et au moins six cents millions de dollars de produits pétroliers algériens qui passent la frontière dans d’énormes camions (et personne à Alger n’est au courant). à Tlemcen, il faut se lever à six heures du matin pour faire le plein. Si on ajoute les frontières tunisienne, libyenne, malienne etc. on s’aperçoit que les zones de « siba » (zones de non-droit) en Afrique du nord croissent. Le pourcentage de l’économie informelle marocaine, algérienne, tunisienne varie entre 30 % et 50 %.  Il atteint 80 % en Libye. C’est extrêmement dangereux car on ne sait plus aujourd’hui qui trafique les drogues, les cigarettes, qui est un djihadiste, qui est un contrebandier déguisé en djihadiste… Tout cela ajoute à la confusion.

Et le fait que les dirigeants nord-africains, en général, n’aient pas de projet pour leur région ne facilite pas les choses.

Je me souviens qu’au milieu des années 1980, le président Chadli Bendjedid avait convaincu ses pairs de ne pas faire de la résolution de la question de frontières internationalement reconnues au Maghreb un préalable à la reprise des relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc [3]. Le pari d’une politique de coopération économique à petits pas qui rapprocherait l’Algérie, le Maroc et les pays voisins fut accepté par Hassan II qui déclara lors d’un discours resté célèbre : « Tout sauf le timbre et le drapeau ! » [4]. Et c’est ainsi que des négociations pour la construction d’un gazoduc reliant l’Algérie à la péninsule ibérique purent être initiées. Et des discussions très approfondies eurent lieu entre le ministre de l’Intérieur algérien El Hadi Khediri et le ministre de l’Intérieur marocain, M. Basri.

Une telle coopération pourrait-elle reprendre ?

Ce qui est certain, c’est qu’une énergie bon marché serait extrêmement utile pour le développement du Maroc, tout comme le Maroc pourrait faire beaucoup de choses en Algérie. Et je ne suis pas le seul à penser que c’est par un accord autour de l’utilisation conjointe des phosphates, du gaz, du soufre et de l’ammoniaque que se construira le Maghreb économique. Des études ont été faites pour le Peterson Institute sur le coût du non-Maghreb [5], on peut le chiffrer à 2 % ou 3 % de croissance perdue chaque année. Tout repose sur la confiance. Plus de 1500 compagnies tunisiennes travaillent en Algérie et s’en sortent très bien en dépit des difficultés de ce pays. Pour beaucoup de compagnies tunisiennes le marché algérien (et libyen) est aujourd’hui fondamental, au moment où l’Europe connaît les difficultés que l’on sait.

Des milliers de Marocains travaillent en Oranie moyennant un droit qu’ils payent à l’entrée. Ils déclarent ne rencontrer aucun problème ni avec la population – il est vrai plutôt jeune – ni avec la police. Ils se marient en Algérie et vont en vacances au Maroc sans difficulté. Et pendant ce temps on s’insulte entre Alger et Rabat. Le bêtisier algérien-marocain est quelque chose de grave parce qu’il mène à une course aux armements. C’est d’abord aux dirigeants des deux pays qu’il incombe de déterminer ce qu’ils veulent à échéance de dix ou quinze ans.

Que peut faire l’Europe ?

Je ne reviendrai pas sur les rapports très étroits entre la France et l’Afrique du nord. Au moment de l’affaire saharienne, la France a pris le parti du Maroc, ce qui était peut-être compréhensible. Il faut dire qu’à l’époque les difficultés entre Alger et Rabat étaient aussi liées à la guerre froide. Alger a formé les commandos de l’ANC sud-africaine (et ceux de l’OLP) et Nelson Mandela a visité la frontière algéro-marocaine du côté marocain en mars 1962. C’est l’histoire. Aujourd’hui l’Algérie n’est plus un pays révolutionnaire. Mais si ce conflit a perduré, c’est aussi parce qu’il arrangeait finalement tout le monde : les Européens, la France, les États-Unis… la responsabilité n’en revient pas uniquement aux Algériens et aux Marocains.

L’Europe, la France, le « Nord » pourraient-ils faire plus aujourd’hui ?

J’ai été l’un de ceux qui ont eu de grands doutes sur les résultats économiques du processus de Barcelone dès le début des années 2000, mais je pense que le Maghreb est fondamental non seulement pour la France mais pour l’Europe.

Au Maghreb les familles ont deux enfants, alors qu’elles en comptent six ou sept au Caire. Le modèle familial maghrébin est le modèle européen à cause des Maghrébins qui vivent et travaillent en Europe et qui ont souvent la nationalité française, anglaise ou hollandaise. L’influence de l’Europe sur le Maghreb est énorme, ce que révèle le débat en Tunisie. Le Caire est un tout autre monde, qui est beaucoup plus sous l’influence du Golfe et de l’Arabie saoudite.
L’Europe a une population vieillissante. Au Maghreb plus de la moitié de la population a moins de trente ans. Vous connaissez les conséquences. Il ne s’agit pas seulement de « réservoir de main d’œuvre », aujourd’hui il s’agit de permette au Maghreb de construire de la valeur ajoutée dans ses industries et ses activités. Il y a énormément à faire et ces sujets sont très peu étudiés. Lorsqu’un président voyage, la presse titre : « La France a … 20 % du marché ». Mais cela ne veut rien dire. Le problème est international. Les compagnies allemandes et anglaises font un forcing important en Algérie. Le monde change et le problème n’est pas de savoir si la France « garde sa part du marché ». La France est dans un ensemble, ses compagnies appartiennent à des actionnaires du monde entier.

Je conclurai peut-être, puisque je suis à Paris, en disant que la France peut jouer un rôle beaucoup plus important et faire comprendre à l’Europe certaines choses sur le Maghreb mais elle ne peut le jouer qu’à condition de parler à Berlin, à Londres, à Stockholm, car l’Europe ne se limite pas à Paris. On a l’impression que hors Paris on ne comprend pas l’Afrique du nord. Mais ce n’est pas du tout le cas ! Je l’ai dit au début : c’est M. Kohl qui a suggéré la politique de Barcelone, ce n’est ni M. Mitterrand, ni M. Gonzalès qui n’en avait cure. Quand on monte une Union pour la Méditerranée où les Allemands n’existent pas, il faut s’attendre à une réaction allemande ! Les Allemands ont de la mémoire. Ils se souviennent des conversations entre M. Kohl et M. Mitterrand.

Très souvent, à la Shell, quand on fait les consulting, les cartes sont à l’envers, l’Afrique du nord au-dessus et l’Europe en bas. Ces cartes révèlent à quel point le Maghreb est imbriqué dans l’Europe.

Je ne perds pas espoir, les choses sont difficiles mais c’est dans les moments de grande crise, de grands changements, de grand chamboulement que l’on pense l’avenir. Je pense que c’est vraiment le moment où Français, Européens, Nord-Africains ont vraiment matière à réfléchir. Et peut-être dans dix ou quinze ans verra-t-on apparaître des façons de regarder le nord et le sud qui seront un peu différentes d’aujourd’hui.

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[1] “Maghreb Regional and Global Integration : A Dream to be Fulfilled » (rapport du Peterson Institute de Washington en 2008)
[2] « L’Algérie est disposée à aider la Tunisie sur le plan sécuritaire et faire part de son expérience dans la lutte contre le terrorisme. Les interrogations du président Bouteflika concernaient la situation en Tunisie, les questions sécuritaires et politiques. Il nous a assuré que l’Algérie soutenait le consensus national, sans prendre position pour tel ou tel parti » Ghannouchi sur Nessma TV
[3] Chadli Bendjedid, ancien président algérien (1979-1992), avait accepté en pleine guerre du Sahara de rencontrer feu Hassan II sur les frontières maroco-algériennes. Il figurait ainsi, aux côtés du Roi Hassan II et des autres présidents maghrébins dans la photo historique de la création de l’Union du Maghreb Arabe à Marrakech.
[4] « Tout est négociable sauf le timbre et le drapeau »,  formule devenue célèbre prononcée dans les années 1980 par le roi Hassan II (en 1982, lors d’un entretien avec le président algérien Chadli Bendjedid,  Hassan II lui aurait déclaré dans un signe de bonne volonté « Laissez-moi le timbre et le drapeau, tout le reste est négociable »).
[5] « Maghreb Regional and global integration : A dream to be fulfilled », Peterson Institute for International Economics, Washington, DC octobre 2008, www. petersoninstitute.org

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Le cahier imprimé du colloque « Le Maghreb et son nord » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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