Intervention de M. Abderrahmane Mebtoul, Professeur des universités, expert international, au colloque « Le Maghreb et son nord » du 17 avril 2014.
J’ai occupé pas mal de hautes fonctions en Algérie entre 1974 et 2013 mais ce soir je parlerai en tant qu’expert international.
Ce que vient de dire M. Chevènement me fait remonter vingt-et-un ans en arrière. Un grand colloque « L’Europe et l’Afrique » avait été organisé au siège de l’UNESCO. Pierre Moussa, Mohamed Berrada (à l’époque ambassadeur du Maroc à Paris) et moi étions intervenus sur le thème « Le Maghreb, pont entre l’Europe et l’Afrique ». C’était en décembre 1993. Vous voyez, Monsieur le ministre, que nous n’avons pas beaucoup avancé depuis !
Invité au Parlement européen à Bruxelles, j’ai constaté l’existence de multiples associations « amitié Europe-Algérie », « amitié Europe-Tunisie », « Europe-Maroc ». Face à cette dispersion, nous avons décidé fin septembre 2013, grâce à l’initiative de députés européens allemands, français, italiens et espagnols et bon nombre d’amis maghrébins de fonder l’association « Europe-Maghreb » [1] dont l’élément moteur est Mme Benarab-Attou, députée des Verts au Parlement européen. J’ai été invité au lancement de cette association pour intervenir sur le thème que je vais traiter aujourd’hui.
Selon les données statistiques du FMI, en 2012 le PIB du Maghreb a atteint 437 milliards de dollars (pour environ 91,5 millions d’habitants), soit 0,61 % du PIB mondial et moins de 80 % du PIB de la Grèce (qui compte dix ou onze millions d’habitants) ! Selon les tendances, de 1950 à 2012, le Maghreb est en régression du point de vue économique au sein de l’économie mondiale. L’Algérie, avec 208 milliards de dollars de PIB représente 48 % du PIB maghrébin. Le Maroc, 98 milliards de dollars, la Libye (6 millions d’habitants), 82 milliards de dollars, la Mauritanie, 4,2 milliards de dollars et la Tunisie, 46 milliards de dollars.
Comme vient de le rappeler Monsieur le ministre, je viens de diriger une étude pour l’institut français des relations internationales (IFRI) sur la sphère informelle au Maghreb [2] où l’informel représente 50% de la superficie économique, 60 % à 70 % de la superficie économique.
Je voudrais souligner un autre élément important : lors des tensions récentes entre le Maroc et l’Algérie, je suis intervenu personnellement dans la presse algérienne [3] pour « remettre les pendules à l’heure ». Certes il y a eu des paroles déplacées. Prenant prétexte des malheureux Syriens aux frontières, un prétendu défenseur des droits de l’homme a demandé aux autorités algériennes de rompre définitivement les relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc [4]. Je suis intervenu à travers mes réseaux de manière personnelle et assez énergique et je note avec satisfaction la déclaration de notre ministre des Affaires étrangères algérien (qui représente la voix officielle de l’Algérie) à l’agence russe, avant-hier, disant qu’il n’y aura jamais de rupture diplomatique entre l’Algérie et le Maroc et que ce qui unit le peuple marocain et le peuple algérien est beaucoup plus fort que ce qui les différencie. Cela montre l’importance des réseaux de la société civile, des intellectuels, des hommes de bonne volonté des deux côtés pour aller vers des relations apaisées entre l’Algérie et le Maroc. De même que la construction européenne n’est pas concevable sans l’Allemagne et la France, il ne peut pas y avoir d’intégration des pays du Maghreb si l’Algérie et le Maroc font cavalier seul. Comme je l’ai dit au colloque « L’entreprise face à ses défis », organisé à Tunis-Port El Kantaoui les 10 et 11 décembre 2010, il est suicidaire pour chaque pays du Maghreb de faire cavalier seul. Les échanges intermaghrébins représentent à peine 2 % ou 3 %. La plupart des échanges se font avec l’Europe !
Un véritable problème va se poser pour l’Algérie. Les échanges entre les États-Unis et l’Algérie sont passés de 10 milliards de dollars en 2010 à 3,8 ou 4 milliards en 2013. Selon l’AIE, en 2017 les États-Unis seront le concurrent direct de l’Algérie pour le pétrole et le gaz de schiste. Or, 25 % des recettes de l’Algérie proviennent actuellement des États-Unis. L’Algérie devra forcément se tourner vers l’Europe. En effet, je ne pense pas qu’elle puisse concurrencer le Qatar ou les canalisations russes qui vont actuellement de la Sibérie vers la Chine (l’Algérie doit contourner la Corne de l’Afrique pour arriver en Asie). Son marché naturel sera donc l’Europe. Déjà, le Transmed [5] et le Medgaz [6] font de l’Algérie un acteur important au niveau des relations avec l’Europe.
Je viens de rentrer de Rabat, où se trouve le siège de l’ARGA (Alliance pour Refonder la Gouvernance en Afrique). Du 27 au 30 janvier 2014 nous y avons discuté du Maghreb dont le destin et les avantages comparatifs sont en Afrique. « Il faut ouvrir les frontières ! » préconisaient le ministre de la fonction publique marocaine et des membres du cabinet royal. Mais les frontières sont bien ouvertes entre l’Algérie et la Tunisie… et cela n’a pas vraiment dynamisé les échanges ! Il faut une coordination. Il faut une vision politique des avantages comparatifs de chaque pays. Faute de quoi l’ouverture des frontières, que nous souhaitons et qui se fera, ne suffira pas à dynamiser l’échange. L’intégration du Maghreb passe par une coordination consciente des politiques économiques. M. Ghilès a travaillé sur ce sujet. Sonatrach [7] et les phosphates marocains constitueraient un grand champion dans le domaine des engrais, ce qui favoriserait l’émergence du Maghreb sur la scène internationale en termes d’avantages comparatifs.
Invité il y a dix-huit mois par l’IRES (Institut Royal d’études Stratégiques) pour deux jours de réflexion, j’ai dit à nos amis marocains : « Laissons de côté le Sahara occidental. Nous allons nous disputer pour rien. Essayons plutôt de voir les projets que nous pouvons faire ensemble ». Nous avons répertorié cent cinquante projets dont plus de 35% étaient faisables à court et moyen termes ! Il faut donc une volonté. Mon ami tunisien vient de parler de la Banque maghrébine… Je m’en félicite mais cent millions de dollars, ce n’est rien du tout !
En tant qu’Algérien, je reprends à mon compte le concept de colocalisation de Jean-Louis Guigou. Je suis intervenu lors de la dernière visite du ministre français en Algérie dans la presse internationale et locale algérienne pour vendre ce concept. Il faut un partenariat gagnant-gagnant. Et il faudrait que les Français, concernant le Maghreb, se débarrassent de leur vision coloniale. Ils ne sont plus les seuls sur le marché. Il y a eu une percée des Asiatiques, notamment des Chinois (pas uniquement en Algérie, même au Maroc). Donc il faudrait qu’ils aient une autre vision culturelle du partenaire. C’est un élément fondamental.
L’Algérie est un grand pays du fait de sa situation géographique. J’ai échangé récemment à l’ambassade de la CEE à Alger avec le patron de la lutte anti-terroriste de la Communauté économique européenne : la stabilisation de la région ne peut pas se faire sans l’Algérie. L’Algérie a les moyens financiers que n’ont pas les autres pays du Maghreb. L’Algérie a plus de 192 milliards de dollars de réserves de change (chiffre officiel au 31/12/2013), sans compter les 173 tonnes d’or. L’Algérie a entamé un programme ambitieux de développement. Certes il y a eu des insuffisances, il y a eu de la corruption mais une importante dépense publique a été programmée (cinq cents milliards de dollars entre 2004 et 2013, dont 68 % en devises).
Il faut reconnaître que les Français restent les premiers partenaires d’investissements hors hydrocarbures. Ne confondons pas l’octroi des marchés par les Chinois avec l’investissement. Quand il déclare que l’investissement chinois en Algérie est seulement de 1 milliard de dollars, l’ambassadeur de Chine parle de l’investissement, pas des parts de marché, c’est différent.
En ce qui concerne le Sahel, je suis tout à fait d’accord avec Monsieur le ministre, le Maghreb d’une manière générale, l’Algérie d’une manière particulière, ont un rôle stratégique à jouer. Les frontières algériennes avec le Niger, le Maroc, la Tunisie, la Libye, la Mauritanie… totalisent cinq mille cinq cents kilomètres ! à propos de dépenses militaires, j’ai promis à l’Amiral Dufourcq qui dirige la Revue de la Défense nationale (RDN) un article sur l’armée algérienne. Il est vrai que la dépense militaire algérienne a été de 10,9 milliards de dollars en 2013. Mais on oublie que cela rentre dans le cadre de la modernisation des armées de terre et de l’air et surtout depuis les tensions au Sahel et cette dépense n’est en aucune manière dirigée contre le Maroc : le doublement des dépenses militaires a suivi l’affaire d’In Amenas [8]. En effet, Sonatrach, c’est l’Algérie et l’Algérie c’est Sonatrach, malheureusement ! Je suis bien placé pour en parler : j’ai passé trente ans de ma vie à Sonatrach dont j’ai dirigé toutes les études et j’ai connu tous les ministres depuis 1965 jusqu’à ce jour. En attaquant Sonatrach on s’est attaqué au poumon du pouvoir algérien ! L’affaire du Sahara occidental n’a jamais entraîné un doublement des dépenses militaires.
Dans les deux ouvrages collectifs que j’ai dirigés avec le docteur Camille Sari (Quelle gouvernance et quelles institutions au Maghreb face aux enjeux géostratégiques ? et L’intégration économique maghrébine, un destin obligé), qui paraîtront avant juin 2014 en France, sont abordés les aspects sécuritaires, les aspects institutionnels, les aspects économiques etc. On y trouvera notamment un bel article de l’amiral Dufourcq (« Vers un espace stratégique euromaghrébin ») et un article de Jean-Louis Guigou (« En dix ans, l’Afrique du Nord peut devenir la Ruhr de l’Europe »). L’objectif principal est d’aplanir les divergences.
L’Europe est interpellée, concernée par tout ce qui se passe sur son sud. Comme le rappelait déjà le séminaire de Pierre Moussa en 1993 au siège de l’Unesco à Paris, le Maghreb servira de pont entre l’Europe et l’Afrique (qui abritera deux milliards d’hommes à l’horizon 2035-2040) sous réserve, de sous-intégration régionale, d’une gouvernance renouvelée, de la valorisation du savoir… Sous toutes ces réserves, nous pourrions assister à un déplacement de l’axe de la croissance de l’économie mondiale de l’Asie vers l’Afrique à l’horizon 2035, ce qui explique d’ailleurs le nombre de séminaires organisés sur l’Afrique (États-Unis-Afrique, Europe-Afrique, Japon-Afrique, Turquie-Afrique, Brésil-Afrique…). L’enjeu est en Afrique et les avantages comparatifs du Maghreb et de l’Europe sont en Afrique.
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[1] Ce mardi 24 septembre 2013 au Parlement européen de Bruxelles, à l’initiative des eurodéputé(e)s Malika Benarab-Attou, Sonia Alfano, Carmen Romero Lopèz et Garcés Ramon Vicente, le Groupe d’amitié UE-Maghreb a été lancé suivi d’une conférence sur la construction du Grand Maghreb. Ce Groupe d’amitié UE-Maghreb sera un espace de construction collective de propositions, d’analyses et de questionnements qui permettront de contribuer à un large débat public sur la question de l’intégration maghrébine.
[2] « Le Maghreb face à la sphère informelle » (Note de l’IFRI, déc. 2013)
[3] Crise algéro-marocaine : Pourquoi le zèle de Farouk Ksentini ? Le Matin| 01/02/2014 Pr Abderrahmane Mebtoul, Expert International en management stratégique
[4] Le président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme (CNCPPDH), Me Farouk Ksentini, avait préconisé la rupture des relations diplomatiques avec le Maroc suite à une affaire de prétendues expulsions par les autorités algériennes de réfugiés syriens.
[5] Transmed : gazoduc algérien qui fournit du gaz naturel algérien à l’Italie depuis 1983
[6] Medgaz est le gazoduc le plus profond de la Méditerranée, mis en service en avril 2011. Capable de transporter, sur 210 kilomètres et à plus de 2 000 mètres de profondeur, huit milliards de mètres cubes par an de gaz naturel entre Beni Saf, sur la côte algérienne, et le port d’Almería, au sud-est de l’Espagne.
[7] Sonatrach (« Société Nationale pour la Recherche, la Production, le Transport, la Transformation, et la Commercialisation des Hydrocarbures s.p.a »)
[8] Prise d’otages menée du 16 au 19 janvier 2013 par un groupe armé islamiste sur un site gazier dans le Sahara au sud de l’Algérie.
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