La France dans le nouveau « Kriegspiel » mondial

Note de lecture du livre de Jean-Michel Quatrepoint, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, journaliste économique, « Le Choc des Empires » (le débat Gallimard ; mars 2014), par Baptiste Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica.

Dans son dernier livre, Jean-Michel Quatrepoint propose une grille de lecture décapante des relations internationales. Trois pays semblent désormais dominer l’économie mondiale : l’empire américain, la « germanie » et l’empire du Milieu. Et la France dans ce « Kriegspiel » mondial ? L’auteur, qui n’est pas un déclinologue, démontre qu’un sursaut est encore possible.

C’est autour de trois pays, les Etats-Unis, la Chine et l’Allemagne que s’organise le XXIème siècle. Difficile de déterminer l’issue de ce grand jeu mondial, même si un affrontement majeur – entendre militaire – est à exclure, dans la mesure où aucun des trois grands acteurs ne le souhaite, tant les interdépendances sont fortes. Au pire, on peut assister à une « certaine guerre froide » [page 22]

La Chinamérique tout d’abord – le G2 – n’est plus à l’ordre du jour. Il s’agit pour les Américains, au contraire, d’isoler la Chine, c’est le retour de la politique du containment, le Japon étant une pièce maitresse dans la stratégie américaine, et le double accord de libre-échange (transpacifique et transatlantique) étant « un moyen de contrer la Chine, d’isoler la Russie, et de se remettre au centre du jeu mondial ». « Deux économistes américains, Niall Ferguson et Moritz Schularick, ont inventé le terme, non pas de Chinamerica, mais de Chimerica, pour qualifier la relation symbiotique entre la croissance chinoise portée par les exportations et la consommation excessive de l’Amérique financée par la dette. La Chimerica serait donc, à l’image de la Chimère de la mythologie grecque, un monstre hybride, qui n’a pas d’avenir, tant elle a généré dans l’économie mondiale des distorsions massives et terrifiantes. » [page 100].

Toutefois, la Chinallemagne parait plus réaliste, car la Chine est pour l’Allemagne mercantiliste « un relais de croissance pour ses exportations ; elle est son partenaire, a priori incontournable, pour demain […]. Pour la Chine, l’Allemagne, c’est l’Europe ». Cela tombe bien, écrit plus loin Jean-Michel Quatrepoint, puisque l’Europe, à défaut d’être allemande comme on peut souvent le lire, est à l’image de l’Allemagne, tant elle a su se hisser au sommet de l’Europe – souhait formulé par Angela Merkel en 2005 – et s’assurer une position hégémonique. L’auteur ajoute même que « l’Europe est le seul nationalisme que [l’Allemagne] peut se permettre » [page 145], et c’est ainsi aux pays d’Europe qu’elle entend imposer ses règles et sa pensée économique. Forte de son second miracle économique et de l’affaiblissement parallèle de la France, elle a également su profiter de l’élargissement consécutif à la réunification pour faire des pays d’Europe de l’Est – la Mitteleuropa – un nouvel hinterland, complètement intégré à la stratégie industrielle des entreprises allemandes. Tout cela pendant que la France échouait à faire fonctionner une Union Pour la Méditerranée qui, avec davantage de volonté politique, avait vocation à dynamiser une aire de co-développement (notamment sur le plan industriel) presque évidente. Une vue d’ensemble qui conduit l’auteur à remettre en lumière les analyses de Pierre Béhar : « Géopolitiquement, […] Berlin est une capitale d’empire » [page 155].

Cependant, avec le sociologue allemand Ulrick Beck, on comprend que « le potentiel de pression dont dispose l’Allemagne [est issu] de la menace d’effondrement économique. La stratégie du refus […] est le levier central de la puissance économique allemande » [page 196]. On a donc une stratégie vis-à-vis des partenaires européens associée à une stratégie mercantiliste sur le plan économique. C’est sur ce dernier plan que l’Allemagne est en train de réaliser un pivotement remarquable qui a pour but d’étendre l’hinterland au monde, faisant alors de la zone euro la base-arrière de son industrie. Pour en faire la démonstration, Jean-Michel Quatrepoint rappelle quelques chiffres essentiels : en 2007, 65% du colossal excédent commercial allemand (près de 200 milliards d’euros) était réalisé à l’intérieur de l’Union Européenne, 35% à l’extérieur ; en 2012, seulement 26% était réalisé à l’intérieur de l’UE [page 207]. Le mouvement s’accélère même en 2013 puisque 78% de l’excédent a été réalisé hors de l’UE [source : Eurostat].

Comment la France en est-elle arrivée à un tel point de relégation ? Pour l’auteur, quatre erreurs stratégiques l’expliquent : « La première fut de ne pas dévaluer en 1981. La deuxième de ne pas mieux négocier la réunification et l’élargissement. La troisième, qui découle des deux précédents, de pas s’affronter à la Bundesbank » [page 161]. Et enfin, la quatrième erreur, la monnaie unique, copie conforme du mark allemand. Cela traduit avant tout une faillite de la classe dirigeante française, qui « a fait passer les intérêts de la construction européenne avant ceux de la France », quand l’Allemagne utilisait cette même construction européenne pour servir ses propres intérêts [page 161].

Pour ne pas sortir de l’Histoire, la France, devenue l’Homme malade de l’Europe, devrait redécouvrir le lien Etat-Nation-Entreprise, revitaliser un modèle mourant et trouver un « nouveau pacte fondateur ». Comment ? « En entrant de plain-pied dans la troisième révolution industrielle », celle qui transforme l’économie en Iconomie, c’est-à-dire « l’intelligence partagée en réseau, […] une ‘reconception’ d’ensemble des process de production, de l’organisation même des entreprises, des administrations », dans lesquels le « cerveau d’œuvre » remplace la main d’œuvre [pages 249-250]. Toutefois, cette proposition peut poser problème, du point de vue sociétal, car avec Christophe Guilluy, on peut estimer que si « la machine économique […] a besoin de cadres dans des secteurs de pointes et d’immigrés à exploiter dans les services […], les autres catégories [les couches populaires] sont alors rejetées à la périphérie » [Interview accordée au Figaro le 06 juin 2014]. Autrement dit, on ne voit pas bien quelle pourrait être la place que pourraient occuper les catégories modestes, déjà peu intégrées économiquement, dans la transition industrielle préconisée par Jean-Michel Quatrepoint.

Enfin sur le plan international, ce qui manque à la France, écrit l’auteur, c’est une stratégie au service d’une vision, alors qu’elle pourrait « mener une diplomatie autonome, originale, jouer [sa] propre partition avec ceux qui sont un peu les exclus [du] Kriegspiel mondial », sur la base d’intérêts communs [page 260], avec, encore une fois, les pays du Sud de la Méditerranée en particulier.

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