La fin du modèle bancaire français : pour quel modèle ?

En avant-première, le texte de l’intervention de Dominique Garabiol, administrateur et membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « La réforme bancaire : pomme de discorde ? » du lundi 23 juin 2014.

Les crises financières des subprimes et de la zone euro ont été suivies d’une effervescence réglementaire si vertigineuse qu’elle crée plus qu’un doute sur la cohérence et même sur la finalité de la réforme engagée. S’agit-il de changer le système ou de tout changer pour que rien ne change pour paraphraser Lampedusa ?

Les grandes banques mondiales, principaux acteurs du système, ont été mises en cause dans le déclenchement ou l’aggravation de ces deux crises successives. Quelques fois avec raison pour leur rôle actif dans la fabrication ou la dissémination de produits toxiques, le gonflement de leur bilan sans relation avec leur activité fondamentale, le financement des bulles immobilières. Mais il est surprenant qu’elles aient toutes agi à l’unisson, comme guidées par un chef d’orchestre. Quel est ce chef d’orchestre ?

Quelques fois la responsabilité des banques a été recherchée à tort. Les banques sont les intermédiaires des financements de l’économie. Quand une économie s’écroule, comme en Grèce ou en Espagne, les pertes privées sont mécaniquement reportées sur les banques qui ne sont qu’un maillon du circuit de leur socialisation. Cette socialisation des pertes est nécessaire au système capitaliste pour resolvabiliser les agents privés et éviter les spirales dépressives. Mais dans ces cas, les responsabilités réelles sont plutôt d’ordre macro-économique.

Les banques, pour important que soit leur rôle, ne sont que les actrices d’un système. La réforme bancaire suffit-elle vraiment aux objectifs affichés par le pouvoir politique ? Le sens de cette réforme peut être mis en question à travers les deux volets principaux que sont le renforcement des règles prudentielles et celui du cadre européen. Le but de cette introduction au colloque est de poser ces questions sans détour.

1. Quelle est la finalité des réformes prudentielles ?

La responsabilité de la politique monétaire et de la politique prudentielle

Il est bien difficile d’envisager qu’une crise systémique puisse ne pas engager la responsabilité des bâtisseurs du système en crise. Il est admis sur le plan académique que le changement d’orientation de la politique monétaire occidentale depuis le milieu des années 90 a joué un grand rôle dans l’amplification des cycles financiers. A cette époque, les banquiers centraux se rallient au dogme de l’efficience des marchés et réduisent la politique monétaire à un taux d’intérêt. Cette politique libère la création monétaire de toute contrainte, partant du postulat que tout crédit permet de créer de la valeur. Elle restreint son objectif de maîtrise d’inflation aux biens et services, laissant la création monétaire alimentée les bulles d’actifs patrimoniaux, forme moderne de la trappe de liquidité keynésienne.

Après des débats très ouverts, les politiques monétaires ont échoué à se renouveler, trouvant comme seule réponse à la crise l’intervention directe et massive des banques centrales dans la création monétaire, à travers le quantitative easing, pour ne pas brider le crédit qui soutient les marchés financiers plutôt que l’économie réelle.

De même, il est difficile de considérer que les règles prudentielles préparées de 1998 à 2004, que nous appelons « Bâle II » et qui sont reprises par l’Union européenne, n’ont pas joué un rôle au moins permissif dans la déstabilisation du système : ces règles ont fortement incité les banques à privilégier des actifs à risque réduit, les titres d’Etat ou de grandes entreprises très bien notées par les agences de rating, les crédits à l’habitat aux particuliers en alimentant par là-même les prix très élevés des logements, et les financements du fameux shadow banking, le système financier parallèle dont les hedge funds, par l’entremise de prêts garantis par des titres bien notés (les « repo » en jargon professionnel).

Comme ces opérations sont à faible marge, conséquence du faible risque, les banques devaient en faire un grand volume pour dégager la rentabilité attendue par leurs actionnaires. Le système était bouclé : le gonflement du bilan des établissements de crédits (passé de 2,20 fois le PIB en 1993 à 4,12 en 2012 pour la France tandis que la part des crédits ne passait que de 0,91 à 1,23 fois le PIB pendant la même période) était compatible avec l’absence de volonté de maîtrise de l’évolution du crédit par les banquiers centraux. « L’hypertrophie financière », selon l’expression de Gordon Brown, est encore plus visible pour les produits dérivés dont le total nominal (qui sert de base aux échanges de flux financiers mais sans être échangés eux-mêmes) représentait 2 fois le PIB de la France en 1993 et 45 fois en 2012. Les crédits ne représentent plus que 30 % des actifs bancaires français en 2012.

Ces dérives ont été d’autant plus déstabilisatrices que toutes les banques avaient les mêmes incitations en même temps, créant un mouvement d’amplification des cycles. De même que les politiques monétaires ont finalement échappé à des révisions fondamentales, le système des pondérations d’actifs de Bâle II n’a été amendé que de façon marginale. Plus encore, avec le renforcement des contraintes de fonds propres dû au fameux Bâle III, la réglementation accentue encore les incitations de Bâle II puisque les pondérations d’actifs coutent plus cher.

Cette permanence des orientations fondamentales des politiques monétaire et prudentielle laisse craindre le renouvellement de crises. D’ailleurs, ceci était envisagé dès l’origine, les économistes orthodoxes défendant l’idée que les crises financières étaient la contrepartie du niveau de croissance plus élevé et plus stable sans inflation de l’économie réelle, ce que Ben Bernanke a nommé la « grande modération ».

L’ambiguïté des réponses : des « injonctions paradoxales »

Dans un tel contexte, les régulateurs veulent renforcer la solidité des banques, leur résilience pour utiliser le terme en vogue. Mais est-ce une si bonne idée ? Si un système subit une pression interne indéfiniment croissante, vaut-il mieux le renforcer pour retarder l’explosion qui sera d’autant plus violente que le renforcement est efficace ou vaut-il mieux prévoir une libération continue de la pression par des petites crises permanentes ? Autrement dit, vaut-il mieux renforcer le métal ou agrandir la soupape d’évacuation de la cocotte‑minute financière ?

Les régulateurs et les banquiers centraux ne paraissent pas insensibles à ces critiques. Mais leur réponse est contradictoire : au lieu de remettre en cause les principes définis il y a une quinzaine d’années, ils s’orientent vers des mesures additionnelles d’effets contraires, au risque d’être inefficaces ou de donner des incitations contradictoires, c’est-à-dire de créer un cadre chaotique par des « injonctions paradoxales » pour reprendre le terme que les sociologues appliquent au management d’une organisation par une succession d’ordres contradictoires.

Par exemple, l’effet procyclique de Bâle II est compensé par un « coussin » de fonds propres contracyclique d’une lourdeur considérable d’application (préavis d’un an, applicable sur base nationale et non sectorielle…) qui de toute façon ne pourra être constitué qu’avec une reprise durable de la croissance… que nous attendons tous.

Autre exemple, les pondérations d’actifs dans Bâle II sont déterminées sur une base statistique. Ceci est cohérent avec les hypothèses d’efficience des marchés : nous conduisons à grande vitesse les yeux rivés sur le rétroviseur puisque le passé est prédictif au futur. Malheureusement, la réalité est différente et plus un actif parait sûr, plus la vigilance se relâche et plus les dégâts sont considérables à la fin. Aussi, régulateurs et superviseurs privilégient-ils de plus en plus des « stress scénarios », des scénarios de crise majeure en lieu et place de la statistique normalisée des risques. A n’en point douter, cette approche est beaucoup plus réaliste mais donne des résultats complétement opposés. Les actifs à très faible risque statistique sont toujours ceux dont la déstabilisation est la plus catastrophique. La crise de 2008 s’est ouverte avec des crédits à l’habitat, la crise de la zone avec les dettes souveraines, deux familles d’actifs réputées sûres et privilégiées par Bâle II. Les régulateurs maintiennent pour l’heure ces deux approches opposées.

Dernier exemple, pour limiter l’hypertrophie des bilans bancaires, les anglo‑saxons promeuvent l’introduction supplémentaire d’un « ratio de levier », rapport des capitaux propres sur le total des engagements de bilan et de hors-bilan (sans pondération de risque) qui viendra en concurrence avec le ratio de solvabilité de Bâle II. Si le ratio de levier mord, le ratio de solvabilité n’a plus d’utilité et les incitations sont complément inversées puisque les banques pour satisfaire leurs actionnaires devraient dégager des marges importantes sur des actifs dorénavant limités en volume. Et comme ce ratio ne remettrait pas en cause la politique d’expansion du crédit, le seul débouché envisageable pour limiter la taille des bilans bancaires est un recours encore accru au système bancaire parallèle, le shadow banking si difficilement maîtrisable.

Le modèle français pris à revers sur la liquidité

La réforme porte aussi une innovation majeure pour la régulation internationale : des ratios portant sur la liquidité des banques. Bien qu’un tel ratio soit connu en France depuis 1948, et dans sa version moderne, depuis 1986, les efforts des banques françaises pour se conformer au nouveau standard international paraissent devoir être beaucoup plus importants que pour les autres pays. A cela, une explication particulière : ce standard valorise les dépôts de la clientèle alors que le modèle fiscal français incite depuis 30 ans les épargnants à privilégier des placements non bancaires : assurance-vie, OPCVM ou épargne réglementée centralisée à la Caisse des dépôts (Livret A, LDD).

Finalement, juste un grand cinquième de l’épargne des ménages reste dans les banques. La situation est la même aux Etats-Unis, où les fonds monétaires occupent une place prépondérante, mais là-bas, les crédits deviennent assez facilement cessibles via les fameuses titrisations, ce qui n’est pas dans la tradition française. En France, au lieu de céder leurs crédits, les banques les finançaient par des émissions de titres souscrites, justement, par les gérants des fonds non bancaires (assurance-vie, OPCVM…). La boucle était ainsi bouclée.

Ce gallicanisme s’intègre bien mal à la globalisation bancaire. La liberté juridique et pratique accordée aux gérants des fonds non bancaires rend très vulnérable ce circuit financier aux yeux des observateurs anglo-saxons. Les Autorités françaises essaient de se plier à ces nouvelles contraintes sans remettre en cause la fiscalité de l’épargne en promouvant une « titrisation propre ». Les groupes bancaires ont bâti les systèmes internes pour y procéder. Mais l’adoption du modèle anglo-saxon se heurte à une difficulté majeure : les investisseurs continentaux y sont très rétifs.

2. Le renforcement du cadre européen

Le mandat de Michel Barnier à la Commission européenne a permis la finalisation d’un cadre réglementaire beaucoup plus ambitieux que pouvait le laisser craindre la culture traditionnelle de la Commission. Dorénavant, l’Union est dotée d’une réglementation prudentielle uniforme et d’un corps de règles précis pour l’agrément des intermédiaires bancaires ou financiers, la garantie des dépôts et les procédures de redressement ou de liquidation des banques en difficultés. Parmi ces textes importants, un point a été l’objet de la cristallisation d’un désaccord avec la France : les modalités de renflouement des banques en crise.

L’Union bancaire : un outil efficace ou symbolique ?

La banque universelle à la française était fondée sur une solidarité implicite de tous les créanciers et la garantie implicite de l’Etat (le « hasard moral »). Ce modèle est consacré par la loi française sur la séparation des activités bancaires de juillet 2013 : le renflouement passait par les actionnaires, les créanciers subordonnés titulaires de créances de dernier rang puis des fonds externes, soit des fonds de garantie des dépôts alimentés par les banques, soit des fonds publics.

La directive européenne prévoit, au contraire, l’implication des obligataires ordinaires puis des gros déposants, à plus de 100 000 euros, avant les renflouements extérieurs. Ceci est simplement un retour au droit commun d’avant la crise de 2008 qui avait vu des garanties publiques infinies plus ou moins formalisées. La dépendance particulière des banques françaises à l’égard des marchés financiers en raison du régime fiscal applicable à l’épargne se trouve à nouveau prise en étau par cette normalisation juridique.

Dans le cadre de l’Union bancaire, la même logique s’applique. Un « fonds de résolution des crises » alimenté par les banques s’ajoute au panel et intervient avant les fonds publics. En fait, le montant de ce fond est limité à 55 milliards d’euros, ce qui équivaut aux pertes cumulées par la seule Royal Bank of Scotland entre 2008 et 2013 et est à comparer aux 90 milliards de capitaux propres de BNP Paribas. Vendu comme moyen de déconnecter risque bancaire et risque souverain, ce mécanisme, comme l’implication des obligataires ordinaires dans le renflouement, est adapté aux configurations courantes de redressement d’une crise bancaire isolée mais semble inopérant pour traiter des crises systémiques. Comment, d’ailleurs, les banques pourraient‑elles se renflouer mutuellement si elles sont toutes en difficulté ?

Le dernier étage voulu par la France d’un mécanisme de solidarité de finances publiques intervenant directement auprès des banques pour ne pas alourdir l’endettement des Etats concernés ne verra pas le jour, à l’exception d’une petite enveloppe du MES (Mécanisme Européen de Stabilité) déjà concédée par l’Allemagne pour secourir les banques espagnoles.

Reste l’unification de la supervision au sein de la BCE. Cette unification est réputée rompre le lien qui aurait lié les précédents superviseurs à leurs banques autour d’un intérêt national partagé. Mais, la véritable question, c’est qu’une zone monétaire au sein d’un marché unique a un sens très réduit en matière bancaire. Grosso modo, le tiers des activités bancaires de la zone euro sont faites par des banques extérieures à cette zone et réciproquement. En outre, aucun fondement du Traité ne justifie une union bancaire associée à l’union monétaire. Tant et si bien que chaque pays de l’Union européenne hors zone euro peut y adhérer quand bon lui semble. En tout point, l’approche du marché unique l’emporte sur la cohérence de la zone euro.

La séparation, pour quoi faire ?

La séparation des activités commerciales et des activités de marché, résurgence moderne du débat sur le Glass-Steagall Act de 1933, est une pomme de discorde particulièrement acide. Elle a été promue aux Etats-Unis et au Royaume-Uni sur des formes différentes pour protéger le contribuable et rendre moins vulnérables les circuits financiers dont dépendent les particuliers et les PME. Pour ce faire, si les liens capitalistiques au sein d’un même groupe demeurent autorisés (à la différence de la loi américaine de 1933), des transferts de fonds propres et de liquidités sont strictement encadrés puisque la filiale qui marque la séparation des activités est traitée comme un tiers hors groupe (sans annulation des opérations croisées en consolidation prudentielle). C’est cette question de ressources financières qui est cruciale pour les activités de marché. C’est naturellement le système bancaire continental et plus particulièrement français qui se trouve encore une fois pris en porte à faux. Avec l’absorption d’Indosuez par le Crédit Agricole puis de Paribas par la BNP parallèlement à celle de Bankers Trust par la Deutsche Bank à la fin des années 90, la France et l’Allemagne ont pris exactement l’option inverse.

La loi française de séparation de juillet 2013 a tenté de préempter les conclusions des consultations au niveau européen. L’Allemagne a emboité le pas. La séparation n’était que symbolique et portait sur moins de 1 % des activités des grands groupes. Ce procédé a été jugé peu élégant. Il a été de surcroît inefficace car l’argumentation présentée à l’appui s’est avérée inaudible.

Quelques exemples d’argumentation inefficace : un paralogisme ânonné depuis la crise : « les banques françaises sont universelles, les banques françaises ont mieux résisté à la crise, donc les banques universelles sont plus solides » ; « ce sont des banques spécialisées qui ont fait faillite », ce qui coule de source puisque les banques universelles que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis ont été sauvées à coût de centaines de milliards ; « le modèle de la banque universelle permet aux grandes entreprises d’obtenir un meilleur coût de refinancement », ce qui est justement le reproche adressé au modèle parce que l’avantage compétitif découlerait de la garantie implicite du contribuable qui ne devrait porter que sur les dépôts bancaires ; « les activités de marchés sont utiles à l’économie », ce qui reprend la rhétorique de la loi française de 2013 mais est hors propos car si ces activités étaient inutiles le débat ne porterait pas sur leur séparation mais sur leur interdiction. En toute logique, le projet de Directive porté par Michel Barnier prévoyait d’ailleurs l’interdiction des activités purement spéculatives, comme aux Etats‑Unis, que la loi française n’envisageait que d’isoler.

Tout porte à croire que la directive européenne à venir imposera une révision de la loi française. Mais est-ce que cela suffira réellement ? La séparation conduit bien à une protection de la banque de détail mais quel est l’impact sur les activités de marché ? Sont-elles seulement viables dans ces conditions ?

L’assertion de John Vickers, le promoteur de la réforme britannique, selon laquelle la séparation protège le contribuable n’est guère crédible. Les pouvoirs publics pourraient-ils réellement se désintéresser de la déconfiture d’un intermédiaire majeure des activités de marchés compte-tenu de la place qui leur est réservée dans le modèle anglo-saxon et qui découle des évolutions engagées ? Manifestement, non. Le sauvetage du hedge fund américain LGTM (Long Term Capital Management) par la Fed dans le sillage de la crise financière russe de 1998 le prouve. Le contre-exemple de Lehman Brothers, dix ans plus tard, est d’ailleurs aussi un exemple des conséquences d’une éventuelle indifférence des Autorités publiques.

Le rapprochement des banques d’investissement et des banques commerciales a été un mouvement mondial parce que l’instabilité des résultats des activités de marchés finissait toujours par être fatale aux premières. La crise de 2008 a donné lieu à des rapprochements de cette nature en catastrophe, notamment aux Etats-Unis, pour créer de nouveaux mastodontes de la finance.

Il n’y a qu’un duopole américain qui a pu résister et maintenir son indépendance, Goldman Sachs et Morgan Stanley, grâce à leur position dominante de marché à un niveau qui ne serait pas admis dans un secteur industriel ou commercial. Et encore, ces deux banques ont dû adopter le statut de banque commerciale pour avoir accès au refinancement de la FED dans la semaine de la faillite de Lehman Brothers. Elles ont toujours ce statut sans exercer la moindre activité de banque commerciale. La monnaie est un bien public et le refinancement à la banque centrale l’équivalent d’une subvention dont le coût pèse sur la collectivité d’une manière diffuse. La séparation signifie-t-elle un droit « à la sécurité sociale » des activités de marché ?

Quel est le sens d’une séparation, si les banques centrales se substituent aux banques commerciales comme structures d’adossement des activités de marché ? Est-ce-qu’une telle configuration serait possible en Europe et, dans le cas contraire, l’Europe peut-elle admettre la distorsion de concurrence majeure découlant de cette situation ? La Banque d’Angleterre vient d’indiquer le sens de la réponse en annonçant le 13 juin qu’elle refinancerait dorénavant directement des intermédiaires de marché, au risque d’introduire la distorsion de concurrence au sein même du marché unique. La BCE fera-t-elle de même ? Faut-il maintenir en vie ainsi artificiellement des intermédiaires financiers ? Faut-il accepter pour la finance de marché, ce que nous avons refusé pour la sidérurgie ? La réforme bancaire n’a-t-elle d’autre but que de créer un débouché artificiel pour les activités de marché ? Dans ce jeu biaisé, comment créer des acteurs européens à la hauteur du duopole américain ?

Les législateurs paraissent tout à fait conscients de l’accroissement de l’instabilité des marchés financiers qui pourraient résulter de ces évolutions puisqu’ils ont fort opportunément exonérer les titres d’Etat du champ de sa séparation…

La limitation de la taille des banques

Nous connaissions depuis longtemps le « too big to fail ». La crise a montré qu’il y avait aussi le « too big to be saved » lorsque la taille des banques défaillantes était démesurée par rapport aux capacités de leur Etat d’origine ; puis le « too big to be managed » causé par les nombreux délits pénaux massifs engageant la responsabilité de nombreux grands groupes bancaires mondiaux.

La prime d’assurance systémique se traduisant par un surcroît d’exigence règlementaire de fonds propres dans Bâle III a été vite dépassée. Le débat porte maintenant sur le démantèlement préventif des banques systémiques. Michel Barnier fait valoir que la séparation des activités y contribuait. Il n’est pas sûr que l’argument, si on en croît la presse, porté par le Gouvernement français dans la récente affaire américaine de BNP Paribas, consistant à alerter sur les conséquences d’une lourde sanction pour une banque de cette importance, serve vraiment le modèle français. Indépendamment du fond de l’affaire, est-il concevable qu’une banque soit « too big to be punished » et partant, « too big to have to comply with the Law », même de la plus grande puissance mondiale ?

En théorie, deux facteurs militent pour l’accroissement de la taille d’une banque, comme d’une autre entreprise : les économies d’échelle et la diversification des risques. Mais leur bénéfice est décroissant : nous gagnons de moins en moins à grossir. Deux autres facteurs limitent cette taille : les coûts de contrôle interne, d’organisation et les coûts collectifs, systémiques, d’une défaillance qui sont tous deux au contraire croissants. Un point d’équilibre apparaît naturellement. Mais comme les coûts de défaillance sont socialisés, ce sont des externalités négatives, une entreprise n’est pas naturellement amenée à modérer suffisamment son désir d’expansion. Ceci d’autant plus qu’elle en tire un autre avantage guère avouable : une position de marché dominante qui lui permet de maîtriser ses concurrents et d’en tirer une « rente monopolistique ».

Il est donc légitime de s’interroger sur la taille des banques. Encore une fois, la France qui a encouragé les consolidations bancaires depuis 30 ans se trouve à contresens. Mais les implications de la réforme bancaire laisse craindre un simple déplacement de la croissance extensive des activités bancaires vers les acteurs de shadow banking system et les intermédiaires de marché. Est-ce un jeu de bonto au bénéfice des acteurs anglo-saxons ?

La conversion du modèle bancaire français sur le modèle anglo-saxon est déjà engagée. Au cours des trois dernières années, le financement des sociétés non financières a été obtenu, en ordre de grandeur, à 70 % par des émissions de titres, pour les grandes entreprises, et à 30 % par les crédits bancaires, pour les PME.

Le rêve de faire de Paris une grande place financière internationale à l’image de ce qu’elle fut pendant la première mondialisation s’est évanoui depuis longtemps. L’idée de spécialiser la France dans la finance comme l’Allemagne s’est spécialisée dans la machine-outil en s’appuyant sur la zone euro, comme ligne Maginot nous protégeant de Londres, s’est fracassée sur les deux fronts :

  • sans industrie, la France devient débitrice du reste du monde et n’a plus l’épargne abondante à placer à l’étranger comme avant 1914 ; la lutte fratricide services‑industrie au sein du Medef et pour la captation des ressources humaines et financières du pays traduit la dynamique mutilante des 20 dernières années ;
  • le Royaume-Uni a su faire valoir les règles du marché unique pour s’opposer à une exclusivité des fonctions monétaires de l’euro, comme la compensation des opérations, au sein de la zone euro ; Paris s’est trouvée banalisée au second plan.

    Cet échec s’est symbolisé par la perte de la Bourse de Paris, devenue Euronext, rachetée par une bourse américaine. Le hasard veut qu’elle nous revienne mais nous ne semblons pas très bien savoir qu’en faire.

    La mise en cause à ce stade du modèle bancaire français est dans la continuité de cette évolution. Pourtant, immédiatement après la crise de 2008, la question de l’intérêt et de l’efficacité de règles internationales était ouverte. La France a finalement ardemment plaidé pour l’émergence de règles internationales. Selon Dani Rodrik, professeur à Havard, « la coordination mondiale est incapable de produire des réglementations fortes {et} encourager une harmonisation internationale est une recette qui ne peut donner que des réglementations faibles et inefficaces » {1}. Il en déduit que « c’est l’une des raisons pour lesquelles les banquiers adorent la coordination internationale ». Le but est effectivement d’obtenir une régulation de compromis, donc assez faible. L’échec de la finance anglo‑saxonne avec la crise des subprimes donnait de surcroît un sentiment de confort à la finance française. Le confort a tourné à la suffisance et s’est heurté à la réalité politique de l’hégémonie anglo‑saxonne. La réforme bancaire est-elle le Sedan de la banque française ? Le temps semble venu d’envisager un plan B !

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    {1} La Tribune, 25 février 2010

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