Crise de l’euro : regarder les réalités en face

Par Jean-Michel Naulot, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, auteur de « Crise financière – Pourquoi les gouvernements ne font rien », Le Seuil, 2013 [1]

« La difficulté n’est pas tant de comprendre les idées nouvelles. Elle est d’échapper aux idées anciennes » Keynes (1936)

La position des dirigeants européens qui consiste à dire qu’il n’y a qu’une seule politique possible, qu’il faut à tout prix sauver l’euro, qu’il n’y a pas de place pour un débat sur la monnaie unique, devient de moins en moins acceptable. Il faut arrêter de faire de l’euro une religion, un sanctuaire dont on n’aurait pas le droit d’approcher. La monnaie unique est un système monétaire comme un autre. On doit pouvoir en discuter comme de n’importe quel problème économique.

La situation actuelle rappelle étrangement les années trente. Après la crise de 1929, tous les pays occidentaux avaient tenté de restaurer le système monétaire de l’étalon-or alors que les déséquilibres provoqués par la crise financière étaient considérables. Mais les politiques d’austérité se révélèrent insupportables et les Etats-Unis, avec une dévaluation spectaculaire de 41 % décidée par Roosevelt en 1933, donnèrent l’exemple pour sortir d’un engrenage qui devenait mortifère. Quelques pays d’Europe décidèrent cependant de rester dans l’ancien système. C’est ce que l’on a appelé le bloc-or. Très vite, devant les ravages provoqués par les politiques déflationnistes, les pays européens quittèrent à leur tour le bloc-or. La France fut le dernier pays à le quitter. Léon Blum, qui avait juré de ne jamais casser le lien entre le franc et l’or pendant la campagne électorale du printemps 1936, décida courageusement de dévaluer le franc trois mois après avoir été désigné président du conseil, en septembre 1936. Dans les mois qui suivirent cette dévaluation la situation de l’économie française connut une embellie.

Le bloc-or est un exemple d’aveuglement, d’entêtement des élites. Ce n’est pas être populiste de le dire. Les exemples d’aveuglement des élites sont nombreux dans l’Histoire, dans le domaine économique comme dans le domaine militaire. Au cours des années 1970-1990, les élites anglo‑saxonnes crurent par exemple que la déréglementation de la finance permettrait de doper la croissance… Le résultat de cet aveuglement fut cataclysmique.

Face à la crise de l’euro, il faut se garder d’avoir des idées toutes faites, des préjugés. Il faut regarder les réalités en face. Il faut analyser les dysfonctionnements de la monnaie unique sous l’angle économique et social, ne pas trop mêler la politique à cette analyse. Naturellement, il faut ensuite tirer des conclusions politiques de l’analyse économique. Mais ne pas inverser l’ordre des choses. Pour le moment, les dirigeants européens font d’abord de la politique lorsqu’ils parlent de l’euro. En affirmant que l’euro, c’est l’Europe, ils biaisent leur analyse économique. C’est absurde. Les erreurs d’analyse coûtent très cher, entraînent des souffrances immenses pour nos concitoyens. Il faut analyser les dysfonctionnements de l’euro de manière froide, sous un angle strictement économique et social.

Les dysfonctionnements génétiques de l’euro

Le dysfonctionnement majeur de l’euro, celui qui résume tous les autres, c’est naturellement le fait d’avoir instauré la monnaie unique avant même d’avoir tenté de faire converger les politiques économiques et sociales et d’avoir fait reposer le fonctionnement de la monnaie unique sur les seuls critères de convergence budgétaires et monétaires. Toutes les difficultés que nous rencontrons aujourd’hui étaient prévisibles.

Dès les années quatre-vingt-dix, deux indices de ces difficultés futures pouvaient être relevés. L’élargissement considérable des marges de fluctuation du système monétaire européen en 1993, de +/- 2,25 % à +/- 15 %, c’est-à-dire en fait à 30 %, était un très mauvais présage. Tous les pays d’Europe du sud profitèrent de cette opportunité pour dévaluer. La Grèce dévaluera jusqu’en 1998, jusqu’à la veille de son entrée dans l’euro. A l’inverse, la France maintiendra coûte que coûte sa parité à l’égard du deutschemark. C’est ce que l’on appelé la politique du franc fort. Il en est résulté une très forte hausse des taux d’intérêt, jusqu’à 8-9 % en 1993, puis 15 %, et par conséquent une croissance très ralentie. Celle-ci fut de 1 % en moyenne de 1990 à 1996. Lorsque la croissance disparaît, la gestion des finances publiques devient très compliquée. De 1990 à 1996, la dette publique a progressé de 35 % du PIB à 58 %, non pas parce que les Français ont dilapidé les fonds publics mais parce qu’il est impossible de rétablir les équilibres financiers sans croissance. Une leçon pour aujourd’hui.

Depuis 1999, au cours des quinze années d’existence de la monnaie unique, les dysfonctionnements de l’euro ont été de trois ordres. D’abord, l’impossibilité de conduire une politique monétaire reposant sur un taux d’intérêt unique pour des pays qui connaissent des évolutions structurelles et conjoncturelles divergentes. L’Espagne en est une très bonne illustration. Pendant les années 2000, l’Espagne a connu un taux d’inflation supérieur à ceux de ses partenaires, entre 3 et 4 %. Il aurait fallu que la BCE décide de taux d’intérêt plus élevés mais cela était impossible car dans le même temps l’Allemagne devait financer sa réunification. Il en est résulté un endettement massif dans le secteur privé espagnol. D’où la bulle immobilière et le désastre qui a suivi. Aujourd’hui même, l’Allemagne souhaiterait que les taux de la BCE soient relevés pour éviter une bulle immobilière mais les taux d’inflation proches de zéro des pays d’Europe du sud, voire négatifs, empêchent de procéder à un relèvement.

Deuxième dysfonctionnement, les parités fixes. Il faut d’abord rappeler une chose. Au cours de la période qui va de la Seconde guerre mondiale aux années quatre-vingt-dix, la France a connu une dévaluation de sa monnaie de 10 à 15 % tous les dix ans, même 28 % dans les années quatre-vingt. On imagine l’ampleur du choc que peut représenter le passage brutal à une parité fixe, en principe immuable ! Il n’est pas acquis qu’un pays puisse surmonter un tel choc dans la conduite de sa politique économique. Par ailleurs, la théorie économique avait très bien décrit un phénomène qui se produit lorsque l’on adopte une monnaie unique. On assiste à une accélération des avantages compétitifs puisqu’il n’y a plus la crainte d’une modification des parités monétaires. C’est ce que l’on appelle la polarisation. L’effet est immédiat sur la balance commerciale. A peu près équilibrées dans les années 2000, les balances commerciales allemande et française ont évolué de manière totalement inversée : 200 milliards d’euros d’excédent de la balance allemande en 2013, 60 milliards d’euros de déficit de la balance française.

Mais une réflexion plus générale peut être avancée. Le monde contemporain n’est plus celui d’il y a vingt ans. Partout dans le monde, les parités s’ajustent à chaque instant. On peut le regretter, un ordre monétaire international serait nettement préférable, mais c’est le monde d’aujourd’hui. La zone euro est la seule région du monde où les parités soient encore fixes. En 1997‑1998, une des dernières régions du monde où subsistait un système de parités fixes, le Sud-Est asiatique, a volé en éclats. La zone euro constitue aujourd’hui une sorte d’anomalie, avec la zone CFA qui lui est liée. Pas étonnant que la monnaie unique soit ressentie comme un corset qui fait souffrir tous les Etats qui l’ont adoptée.

Enfin, toujours à propos des inconvénients d’une fixité des parités, on peut observer l’histoire économique des grands pays industrialisés depuis la Seconde guerre mondiale. Tous les pays, sans exception, qui ont connu une crise économique, ont appliqué trois types de mesures : des mesures de rigueur, des réformes de structure et une dévaluation. On nous cite souvent les exemples de la Suède, de la Finlande, du Canada qui ont connu une grave crise de dette publique au début des années quatre‑vingt-dix et qui ont eu le courage de faire des réformes de structure, mais on oublie de rappeler que ces pays ont tous accompagné ces réformes d’une dévaluation, entre 23 % et 40 %. L’honnêteté intellectuelle devrait interdire à des experts qui connaissent parfaitement l’histoire économique de pratiquer à ce point le mensonge par omission. Dans la période toute récente, certains analystes s’interrogent parfois sur le redressement de l’Islande après une crise d’une extrême gravité alors que la Grèce connaît toujours une situation très difficile après six ans de récession. La réponse est simple : l’Islande a dévalué de 50 %, la Grèce n’a pas pu dévaluer.

Le troisième dysfonctionnement de l’euro tient naturellement à sa surévaluation. Celle-ci s’explique par le fait que la monnaie unique a été conçue sur des critères inspirés par l’Allemagne, les critères de stabilité monétaire. Ces critères conduisent à des excédents courants considérables. L’euro a succédé au deutschemark, pas à dix-huit monnaies. Depuis sa création, l’euro n’a connu une parité correcte, compétitive, qu’un peu plus de deux ans sur une quinzaine d’années. Il en est résulté une désindustrialisation continue de l’Europe du sud et de la France. Les chiffres très inquiétants cités par le rapport Gallois à l’automne 2012 sont déjà dépassés. Et, à moyen terme, la surévaluation de la monnaie signifie un risque de déflation. C’est le danger qui menace actuellement les pays de la zone euro. Même le Président de la BCE reconnaît être attentif à cette situation.

Une gestion calamiteuse de la crise

Lorsque la crise de l’euro a éclaté, au printemps 2010, il y a eu un tel déni que la monnaie unique puisse traverser une crise existentielle de la part de ceux qui l’avaient portée sur les fonts baptismaux, que l’on a décrété immédiatement qu’il s’agissait d’une crise de la dette publique. Une erreur de diagnostic manifeste puisqu’il s’agissait partout, sauf en Grèce, d’une crise de la dette privée. Aujourd’hui même, la dette publique est de 92 % en zone euro alors qu’elle atteint 128 % aux Etats‑Unis et non pas 108 % comme on le dit généralement. Pour faire des comparaisons homogènes, il faut en effet ajouter à la dette fédérale américaine la dette des collectivités locales et des Etats. La dette japonaise est de 250 %. Naturellement, la dette de la zone euro est trop importante. Les dépenses publiques doivent être maîtrisées sur le long terme. Mais la zone euro n’a aucune raison d’être montrée du doigt comme on le fait depuis quatre ans. A l’erreur de diagnostic a très logiquement correspondu une erreur de thérapie. Pour lutter contre les déficits publics, on a décidé d’une politique de rigueur puis d’austérité. Elle n’a pas été limitée aux pays en difficulté mais généralisée à toute la zone euro. C’est la politique que nous connaissons désormais en France.

Cette politique a un coût économique et social qui se retrouve dans la croissance anémiée et le chômage de masse, notamment pour les jeunes. Une situation politiquement explosive. Mais ce dont on parle moins, c’est de son coût financier. Les pouvoirs publics sont d’une extrême discrétion à ce sujet. Depuis le printemps 2010, les plans de sauvetage mis en place au profit de la Grèce représentent 25 fois les plans mis en place en 2000-2002 pour aider l’Argentine, un pays qui traversait pourtant une crise d’une extrême gravité puisque le risque était considéré comme systémique. Et avec quel résultat ! La Grèce a une dette qui atteint actuellement 177 % du PIB et un chômage des jeunes qui dépasse 60 %. En ce qui concerne la France, le coût des plans de sauvetage s’est traduit par un décaissement de 85 milliards d’euros, près d’une fois et demi le montant annuel de l’impôt sur le revenu. Encore cette dette n’est-elle pas comptabilisée dans la dette publique officielle. Transparence…

La manière même dont la crise a été gérée met en évidence un grave problème de gouvernance. L’absence de transparence des gouvernements dans la gestion de la crise est manifeste mais une critique beaucoup plus grave peut être avancée : le pouvoir politique ruse avec les citoyens, ne les associe en aucune manière aux décisions les plus importantes, aux modifications des traités réalisées presque en catimini. Quant à la BCE, elle s’est arrogé des pouvoirs considérables vis-à-vis des Etats. Elle se retrouve face aux Etats et non aux côtés des Etats comme c’est généralement le cas pour une banque centrale. Le fonctionnement de la Troïka en est une bonne illustration puisque la BCE négocie directement les réformes structurelles imposées aux Etats en difficulté ; elle rappelle à l’ordre ceux qui pourraient l’être. L’OMT (Outright Monetary Transactions), le rachat illimité de titres dans le marché, n’est envisagé par la BCE que sous la condition expresse de l’adoption de réformes structurelles par les Etats. Imagine-t-on la banque centrale américaine mettre des conditions à la mise en place de sa politique monétaire non conventionnelle (quantitative easing) ? Le gouvernement américain admet l’indépendance de la banque centrale mais il ne la conçoit que comme fonctionnant dans les deux sens.

Peut-on encore sauver l’euro ?

On nous dit : il faut continuer la même politique, nous n’avons pas le choix, quelques ajustements notamment dans le domaine social permettront d’améliorer la situation. Une orientation plus progressiste du Parlement européen pourrait y aider. Ce discours assez confortable pour ceux qui le tiennent devient insupportable pour ceux qui le subissent. Il arrivera un moment où le courage sera de dire non.

L’euro n’est pas une ardoise magique où l’on pourrait effacer tous les deux ou trois ans les erreurs commises, repartir avec de bonnes résolutions et faire à nouveau le point un peu plus tard. Toutes ces erreurs se traduisent par des souffrances sociales et des tensions politiques.

Pour sauver la monnaie unique, certains nous proposent un grand saut fédéral. Cette solution qui ressemble à une fuite en avant comporterait des risques immenses dans une Europe où les peuples rejettent de plus en plus le fédéralisme. La monnaie unique était déjà un pari plein de risques. Cette fois, le pari serait fou. Si les choses se passent mal, on imagine devant quelle situation dramatique se retrouverait la zone euro ! Le fédéralisme risquerait de conduire à un rejet brutal de l’Europe, deviendrait une source de conflits. Rien, en toute hypothèse, ne pourrait se faire dans ce domaine sans l’accord des citoyens.

D’autres experts, et quelquefois les mêmes, imaginent des eurobonds, un élargissement des pouvoirs de la BCE, etc. Ces techniques de financement seraient en réalité des expédients, peut-être de nature à calmer les marchés, mais en aucun cas des remèdes sur le fond. Et il ne faut pas être naïf : le taux moyen des eurobonds serait à mi-chemin entre les taux allemands et les taux italiens et espagnols.

Un remède aux difficultés actuelles pourrait naturellement être trouvé avec la mise en place d’une solidarité financière, bien au delà des plans de sauvetage. C’est ce que l’on appelle l’union de transferts, une politique de transferts financiers massifs de l’Europe du nord vers l’Europe du sud, équivalente à celle qui existe entre l’Etat de New York et la Californie. Normalement, cette politique devrait être en place depuis longtemps car elle était indissociable de la création d’une monnaie unique. Malheureusement, ce n’est pas du tout le cas. Les chances de la voir se concrétiser sont infimes quand on constate que le budget européen des six prochaines années a été réduit de 3 % en 2013. L’Union bancaire elle-même n’a prévu qu’une solidarité financière très limitée alors qu’il s’agissait officiellement de couper le lien entre les banques et les Etats. Enfin, les négociations de ces dernières années dans le domaine de la régulation financière ont montré que les Etats donnent toujours la priorité à leurs intérêts nationaux, même lorsqu’il y a un risque global, un risque systémique. On est très loin d’une gouvernance européenne, d’une vraie solidarité européenne. Le signataire de ce texte en a eu pendant plusieurs années la démonstration quotidienne.

La vraie solution pourrait résider dans une meilleure convergence des politiques économiques et sociales. Réaliser une meilleure convergence de ces politiques, cela consiste à donner des signes tangibles d’une volonté de vivre ensemble. Le plus urgent serait de coordonner les politiques économiques. Les pays qui connaissent des équilibres budgétaires, des excédents de balances courantes, devraient mettre en place une politique de relance au nom de la solidarité européenne et de l’efficacité économique. Sans une relance significative de l’économie allemande, la France n’a aucune chance de rétablir ses équilibres. La convergence, c’est aussi le rapprochement des politiques énergétiques, des politiques environnementales. Les politiques énergétiques française et allemande sont pour le moment diamétralement opposées. Le marché européen des droits de carbone est un vrai fiasco. Seule une taxe carbone européenne aurait été efficace. Dans le domaine fiscal, aucune harmonisation n’a été amorcée. Comment faire vivre un marché unique, une monnaie unique, avec des paradis fiscaux en plein cœur de la zone euro ? La convergence, c’est aussi le rapprochement des modèles sociaux français et allemand. Le modèle allemand est libéral et décentralisé. Le modèle français repose sur un socle très large, inspiré des valeurs de solidarité de la Libération, un modèle égalitaire et jacobin. L’Allemagne a pratiqué avec une très grande continuité une politique très libérale depuis la Seconde guerre mondiale. D’Erhard à Schmidt, à Kohl, à Schröder et à Angela Merkel, c’est toujours la même politique qui est appliquée. Les Allemands n’envisagent pas de quitter l’ordo‑libéralisme. Or, rapprocher des modèles aussi différents ne peut consister en un alignement du modèle français sur le modèle libéral allemand. Il faut que chacun fasse un bout du chemin. Enfin, les modèles économiques eux-mêmes sont très différents. Le modèle allemand donne la priorité au commerce extérieur. Le modèle français donne la priorité au pouvoir d’achat des classes moyennes et à la consommation. La part des exportations représente 51 % du PIB en Allemagne, 27 % du PIB en France.

Le système qui serait inacceptable, c’est un système permanent de dévaluations internes. A défaut de réaliser la convergence, des ajustements par la baisse des coûts salariaux seraient en permanence nécessaires pour corriger les écarts de compétitivité. On peut corriger 2 ou 3 % d’écart de compétitivité à titre exceptionnel entre la France et l’Allemagne avec le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), pas 15 ou 20 %. Si le sauvetage de l’euro devait passer par une dévaluation interne institutionnalisée, par des coups de rabot permanents dans les coûts salariaux et les avantages sociaux, la route deviendrait absolument sinistre. Ce système marquerait le retour aux années trente. Les risques politiques seraient immenses.

Que faire ? Accepter de débattre de toutes les hypothèses, sans exclusive

L’euro est à la croisée des chemins. Un débat doit s’engager dans toute la zone euro pour savoir comment on réoriente l’Europe, comment on essaye de la réconcilier avec les citoyens. Tous les pays doivent se faire entendre. Le discours officiel n’est pas réservé à la Commission, à la BCE et à l’Allemagne. La relation franco-allemande doit notamment être beaucoup mieux équilibrée. De temps en temps, il faut savoir taper du poing sur la table. Si le Général de Gaulle n’avait pas pratiqué la politique de la chaise vide en juin 1965, pendant près d’un an, les agriculteurs français ne bénéficieraient pas aujourd’hui de la politique agricole commune.

Pour se faire entendre, la France a des atouts. Elle doit arrêter de faire des complexes. Comment ne pas rappeler d’abord que la France contribue, avec le Royaume Uni, de manière substantielle à la sécurité de l’Europe. Elle consacre aux dépenses militaires un montant par habitant deux fois supérieur à celui de l’Allemagne. Elle peut être fière de cette contribution au moment où il apparaît que les conflits potentiels n’ont pas disparu du continent européen. La France a une démographie forte. Si les tendances actuelles se poursuivent, la population française aura rattrapé la population allemande d’ici une trentaine d’années. Les ménages français ont une épargne record au sein de la zone euro. Le taux de dette des ménages français est un des plus faibles. Ce sont des éléments de bonne santé économique. Celle-ci ne se mesure pas simplement avec le relevé des ratios de dette publique.

Mais pour se faire entendre la France doit faire des réformes de structures, de vraies réformes, pas de nouveaux prélèvements sur les revenus. Sinon, elle sera inaudible. Son objectif en Europe doit être d’obtenir une relance de la croissance de la part de l’Allemagne. Si cela n’est pas possible, dans un délai rapproché, il faudra avoir le courage de prendre des décisions politiques beaucoup plus fortes, de réformer les traités. Il faudra assouplir le système monétaire actuel, lui donner de la flexibilité. C’est ce que l’on appelle la monnaie commune.

Par rapport au système actuel, le changement majeur serait le retour à des monnaies nationales avec un ajustement des parités à intervalles réguliers en fonction des écarts de compétitivité, par exemple tous les ans ou tous les deux ans. Ce sont les gouvernements de la zone euro qui décideraient d’un commun accord de la politique de change. Il y aurait un élément de continuité avec la situation actuelle puisque ce sont les gouvernements qui sont aujourd’hui en charge de la politique de change de l’euro avec l’article 219 du traité de Lisbonne, en concertation avec la Commission et la BCE, un article qui n’a malheureusement jamais été appliqué. Autre élément de continuité, l’euro serait conservé pour les transactions externes à la zone euro, transactions commerciales et financières.

Si ce système, qui avait été imaginé autrefois par des dirigeants politiques comme Edouard Balladur et John Major, ne pouvait être instauré en raison d’une insuffisante volonté politique des gouvernements de la zone euro, il serait possible d’envisager un changement plus important, sans drame, la fin concertée de l’euro. La fin de l’euro ne serait pas le chaos. La dette publique française est en effet entièrement libellée en euros, pas en dollars ou en yens. Son montant serait par conséquent inchangé pour les emprunteurs au premier rang desquels l’Etat français, contrairement à ce que l’on dit parfois. Mais, naturellement il faudrait que cette période soit soigneusement préparée, avec autant d’attention que celle que l’on a mise pour créer la monnaie unique. Les banques notamment devraient gérer leurs risques en anticipant toutes les hypothèses. Si l’euro avait implosé en mai 2010, la crise aurait été véritablement systémique puisque les banques considéraient à cette époque qu’une créance sur la Grèce ou sur l’Italie, c’était comme une créance sur l’Allemagne. Aujourd’hui, elles gèrent beaucoup plus attentivement leurs risques, à l’image de ce que font les grandes entreprises industrielles. Certains économistes et dirigeants critiquent l’actuelle fragmentation des marchés, la renationalisation de la dette souveraine, mais cette renationalisation s’impose au nom de la prudence dans la gestion des risques. Piloter le passage d’un système de monnaie unique à un système de parités flexibles reviendrait en définitive à aligner le système monétaire de la zone euro sur le système international.

La seule question que devraient se poser les dirigeants européens, c’est de savoir si la zone euro est bien une zone économique optimale. C’est en principe pour cela qu’ils ont décidé de faire l’euro… A cette question économique, ils doivent apporter une réponse économique. Autrement, nous risquons d’entrer dans un monde absurde. Nous y sommes peut-être déjà. Ce monde pourrait ressembler à celui des Shadoks. On dirait : « il faut pomper, il faut pomper ! Même si cela ne marche pas ! Au moins, on a le sentiment que l’Europe existe ! ». L’Europe mérite tout de même mieux que cela !

Regardons les réalités en face, acceptons de débattre de toutes les hypothèses, sans préjugé politique. L’engagement européen ne se mesure pas à l’aune d’un système monétaire qui n’est qu’un moment dans la vie des peuples. Le monde de 2014 n’est plus celui des pères fondateurs de l’euro. Et prenons garde à ce fossé qui ne cesse de se creuser entre les dirigeants et les citoyens. En d’autres termes, au nom de l’Europe n’affaiblissons pas le projet européen et notre démocratie.

[1] Voir la note de lecture par Baptiste Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica 

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