Introduction

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « L’Europe sortie de l’histoire ? Réponses » du lundi 20 janvier 2014.

Chers amis, je vous remercie d’avoir accepté l’invitation de la Fondation Res Publica à venir examiner et discuter à cette table les thèses que j’ai développées dans mon dernier livre [1].

Je ne souhaiterais pas que nous nous dispersions sur l’ensemble des nombreux thèmes abordés.

Le titre est une interrogation : L’Europe sortie de l’histoire ?
Comment est-elle sortie de l’histoire, si tant est qu’elle soit sortie de l’histoire ? Peut-on l’y remettre ? Tels sont les sujets que je souhaiterais que nous abordions ce soir.

Mais on peut aussi revenir en détail sur 1914. Joschka Fischer, ancien ministre des Affaires étrangères allemand, dans un livre co-écrit avec Fritz Stern, « Gegen den Strom » [2] (à contre-courant), affirme que 1914, qui a marqué le début de la grande tragédie européenne, mériterait un débat à l’échelle de toute l’Europe. Je regrette que ce livre n’ait pas été traduit en français. Ce débat entre un homme politique et un historien n’a en effet pas d’équivalent en France, à ce niveau de qualité.

Je remercie particulièrement M. Max Maldacker, ministre-conseiller à l’ambassade d’Allemagne à Paris, directeur du service de presse et des relations publiques, d’avoir accepté de participer à nos échanges. Il m’avait confié l’autre soir à l’ambassade d’Allemagne qu’il serait heureux de participer à un débat. C’était l’occasion de lui donner la parole.

Je salue M. Georges-Henri Soutou, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, professeur émérite à l’Université Paris IV, auteur de grands livres, tel « L’or et le sang » [3] (qui m’a particulièrement intéressé), ainsi que M. Serge Sur, professeur émérite à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), fondateur et directeur de l’Annuaire français des relations internationales et rédacteur en chef de Questions internationales [4] [5], enfin M. Gabriel Robin, ambassadeur de France, ancien directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères et ancien représentant permanent de la France auprès de l’OTAN.
Le temps me manque pour saluer toutes les éminentes personnalités présentes dans la salle.

Je vais introduire le débat par quelques considérations aussi rapides que possible.

À l’origine de mon livre était l’idée de comparer les deux mondialisations libérales : la mondialisation britannique, qui commence en 1860 (traité Cobden-Chevalier [6]) et s’achève en 1914, et la mondialisation américaine qui se développe après 1945 et arrive à son zénith à la fin du XXe siècle avant d’entrer en crise en 2007-2008. Je montre que ces deux mondialisations répondent au même objectif (libéraliser les mouvements de marchandises, de services, de capitaux et, dans une certaine mesure, d’hommes) et que toutes deux ont besoin d’un « patron », d’un hegemon pour faire respecter les règles du jeu parce que la seule loi du marché n’y suffit pas. Il faut un « régulateur », dirait-on aujourd’hui, en fait un hegemon qui, au XIXe siècle, est l’Empire britannique. L’Angleterre est maîtresse des mers, l’Empire britannique rassemble le cinquième de la population du globe. Enfin, une politique d’équilibre européen lui laisse les mains libres : c’est la doctrine du « splendide isolement » que je n’ai pas besoin de rappeler. Au XXe siècle, l’hégémonie a passé l’océan, les États-Unis, appuyés sur leur marché, leur puissance économique, leur technologie, leur puissance militaire, le réseau de leurs multinationales, les alliances qu’ils ont su nouer à travers le monde entier, ont pris le relais.

Les deux mondialisations induisent toutes deux une modification de l’équilibre, de la hiérarchie des puissances. Si, au XIXe siècle, Tocqueville avait vu s’avancer les États-Unis et la Russie [7], il n’avait pas vu venir une Allemagne et pour cause : elle n’était pas unifiée à l’époque où il écrivait « De la démocratie en Amérique » (1835 et 1840). L’unification allemande a évidemment fait surgir un acteur majeur dont le développement à la fin du XIXe siècle fut beaucoup plus rapide que celui de tous les autres pays européens : sur trente ans l’Allemagne triple sa production, l’Angleterre la double, la France l’augmente d’un tiers. De même qu’un fort déséquilibre fut créé à ce moment-là, nous observons aujourd’hui les effets induits par la montée de la Chine qui, en l’espace de vingt ans, a décuplé sa production (son PNB arrivera à la hauteur de celui des États-Unis d’ici cinq ou six ans) et dont le commerce international vient de doubler celui des États-Unis.

Les phénomènes sont donc à certains égards comparables. Si, pour ce qui est de la deuxième mondialisation, l’histoire n’est pas écrite, la première devrait conseiller la prudence.

Ce conseil sera d’autant mieux entendu que les armes nucléaires sont si ravageuses que personne ne songe à les utiliser aussi inconsidérément qu’on a utilisé l’artillerie en 1914. Les éclats d’obus furent la cause des deux tiers des morts de la Première Guerre mondiale.

Je montre dans mon livre que 1914 fut plutôt une guerre anglo-allemande et non pas une guerre franco-allemande. Si l’affaire de l’Alsace-Lorraine continuait de peser dans l’opinion publique française, le gouvernement français avait quant à lui abandonné l’idée d’une guerre pour reconquérir une Alsace-Lorraine qui avait d’ailleurs trouvé un statut d’autonomie en 1911. Même si c’est un facteur important dans l’analyse de la situation européenne, la compréhension des événements montre qu’au départ le conflit devait être localisé dans les Balkans, dans l’idée que s’en faisaient les dirigeants des empires centraux (l’Empire d’Allemagne et l’Empire d’Autriche-Hongrie). Il s’agissait de mater la Serbie, pays au sein duquel Gavrilo Princip [8] avait trouvé certains appuis, pour renflouer l’Autriche-Hongrie qu’inquiétait la montée des peuples slaves. Cette opération devait se faire très rapidement mais les choses ont traîné et les dirigeants du IIe Reich prirent le risque d’une guerre européenne préventive, non qu’ils fussent réellement convaincus de la gravité d’une menace russe qu’ils disaient considérable : ils anticipaient seulement le moment où elle le deviendrait. En tout cas, les plans d’état-major avaient été bâtis sur cette idée.

Le plan Schlieffen élaboré en 1905 fut donc appliqué. Il comportait toutefois un défaut : il prévoyait l’invasion de la France par la Belgique dont le statut de neutralité était garanti par la Grande-Bretagne. Le point aveugle dans la stratégie de l’Allemagne impériale fut de n’avoir pas vu que le viol de la Belgique et la perspective d’une élimination rapide de la France (prévue en l’espace de six semaines) allaient provoquer la réaction de la Grande-Bretagne qui, de même qu’elle n’avait pas accepté un siècle plus tôt la tentative de Napoléon de dominer l’Europe, n’acceptait pas davantage celle de l’Allemagne impériale en 1914. D’où l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, entraînant non seulement celle du vaste empire britannique mais, à terme, celle des États-Unis qui, en 1917, comme M. Soutou l’a bien montré dans « L’or et le sang », prirent financièrement le relais de la France et de l’Angleterre, épuisées à beaucoup d’égards mais d’abord financièrement.

Pour caractériser la Guerre de 1914, on peut donc dire qu’elle fut une guerre anglo-allemande non pensée. Aucun des dirigeants des pays concernés n’en avait mesuré l’ampleur, la longueur, les dommages immenses qu’elle allait créer ni les conséquences qu’elle allait entraîner. En effet, elle fut la matrice du XXe siècle : révolution d’Octobre, communisme, fascisme, nazisme et Deuxième guerre mondiale allaient en procéder.

Son déclenchement était d’autant plus absurde qu’il était selon moi totalement au rebours des intérêts de l’Allemagne à qui son envolée économique assurait une certaine prépondérance économique en Europe et, finalement, au rebours des intérêts de l’Europe tout entière qui était alors le cœur du monde, le continent hégémonique, les différentes puissances européennes se partageant de larges zones d’influence à l’échelle mondiale.

Cette hégémonie a passé l’océan, très lentement. Si 1917, quand les Américains prennent le relais, est une étape, il faut attendre 1955 pour que la livre britannique pèse moins dans les réserves des banques centrales que le dollar ! Il a fallu quatre décennies pour que le dollar se substitue à la livre britannique !

De Gaulle et Churchill ont dit que les deux guerres mondiales étaient une guerre de trente ans (1914-1945). Cette thèse peut être discutée. On relève des éléments de discontinuité (Hitler et le Parti national-socialiste marquent une rupture fondamentale) mais il y a des éléments de continuité qu’on pourrait analyser à travers la littérature pangermaniste d’avant 1914, ce qu’a fait Fritz Stern dans « Politique et désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne, » [9], livre qui pour n’être pas récent reste très instructif.

Quand on regarde la place de l’Europe dans le monde, on voit qu’elle a perdu bien plus que l’hégémonie. Elle représentait 20 % de la population mondiale en 1900, aujourd’hui, c’est 7 %, en 2050 ce sera 3,5 %. Économiquement le trend est moins net mais il nous entraîne sur une pente descendante. Commercialement, je rappelle qu’en 2000, l’Europe réalisait 28 % des exportations mondiales, aujourd’hui elle en fait 17 %, selon les statistiques de 2013.

Je ne parlerai pas de la puissance militaire ou de la puissance politique. La voix de l’Europe est éteinte. Elle ne se fait entendre pratiquement nulle part. Au Proche et Moyen-Orient, ce n’est pas l’Europe mais les États-Unis qui disent ce que doit être la politique (d’ailleurs sans beaucoup d’effet). En Afrique, ce n’est pas l’Europe qui intervient, c’est une nation, la France, avec ses petits moyens (il se peut que ça change… m’a dit Madame l’Ambassadeur d’Allemagne). Le déclin de l’Europe, manifeste à tous égards, est patent en matière politique. Le centre de gravité du monde est passé en Asie Pacifique. Les Américains ont basculé leur flotte, c’est le « pivotement », et leur stratégie est maintenant largement orientée vers le containment (la contention) de la Chine. Ils se désintéressent très largement de l’Europe, de l’Afrique et peut-être même du Moyen-Orient où ils gardent quand même des intérêts puissants (bien que la découverte du gaz de schiste relativise le rôle des pays du Golfe et notamment de l’Arabie saoudite).

Comment l’Europe en est-elle arrivée là ?

Les deux guerres mondiales, leurs épouvantables destructions matérielles et morales ne suffisent pas à expliquer le déclin de l’Europe. Il s’est passé soixante-dix ans depuis 1945 et il faut chercher une autre explication au fait que l’Europe est de moins en moins un acteur dans tous les domaines.

Je pense qu’il faut repartir de 1914. Si le lien avec 1914 est important, c’est que cette guerre a permis de démoniser les nations. On affirme en effet que la guerre de 1914 procède des nations ou, au mieux, des nationalismes. Ce sont deux choses différentes. La nation est le cadre de la démocratie, le lieu où on se parle, où on s’entend. Le nationalisme est une maladie, une perversion de la nation. Les nationalismes, qui certes ont joué un rôle négatif, sont-ils même à l’origine de la Première Guerre mondiale ? C’est une question qui mérite d’être posée. Ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que les nations ne sont pas responsables, ni la France, ni l’Allemagne, ni aucune autre.

Nach Paris ! Vers Berlin !… L’enthousiasme pour la guerre décrit par certains historiens n’a pas vraiment existé. D’un examen attentif des archives, tous les historiens concluent qu’il n’y avait pas d’appétence pour la guerre. Bien sûr on observait en France une certaine détermination, une sorte de patriotisme défensif. L’opinion allemande pensait devoir faire face à l’agression de la Russie, traditionnellement perçue comme le pays réactionnaire presque par définition, celui qui avait écrasé la Hongrie de Kossuth en 1848-49 (Karl Marx a eu là-dessus des paroles extrêmement fortes). Même dans le mouvement ouvrier allemand, au sein du SPD, la Russie était vue comme la matrice de la réaction en Europe qu’elle avait été et qu’elle était peut-être encore… Tout cela est très discutable. Un historien, Georges Sokoloff [10], fait une description tout à fait différente : selon lui les dirigeants russes, à part le ministre de la guerre (qui considérait qu’ « il ne manquait pas un bouton de guêtre »), n’étaient absolument pas favorables à la guerre.

Je pense que pour comprendre comment la construction européenne a évolué nous devons remonter à cette date mortifère pour l’Europe tout entière, origine, en tout cas, d’une sorte de dépression, particulièrement en France, tant les sacrifices ont été importants. En Allemagne l’opinion était plus partagée. Je cite Joschka Fischer qui, dans son entretien avec Fritz Stern, dit que derrière la critique de Versailles il y avait le refus de la défaite par la droite et l’extrême-droite allemandes. Fritz Stern, quant à lui, fait observer que les patriotes ont tous pleuré quand ils ont connu les clauses du traité de Versailles qui imputait toute la responsabilité à l’Allemagne, ce qui est erroné à mon sens car la responsabilité politique des dirigeants est une chose, la responsabilité morale d’un peuple en est une autre.

Cette Guerre de 1914, qui, à la faveur de la crise des années 1930, a entraîné la surenchère du nazisme et la Deuxième Guerre mondiale, a eu un effet très destructeur. Celui-ci s’est prolongé au-delà de la Deuxième Guerre mondiale à travers l’idée qu’on pouvait faire l’Europe en dehors des nations, voire contre elles. C’était l’idée de Jean Monnet qui ne s’en cachait pas vraiment. Jean Monnet pensait qu’il fallait tenir les nations en lisière. L’Europe telle qu’il la concevait devait se faire par le marché et à partir d’institutions où l’intérêt général serait défini par une instance, la Commission européenne (appelée initialement « Haute autorité ») et où les États nationaux, réduits à un pouvoir d’amendement n’auraient plus le rôle central dans l’élaboration des règles. Une mécanique, en quelque sorte. M. de Boissieu nous disait l’autre jour [11], citant M. Van Rompuy, que la différence entre l’Europe et une locomotive, c’est que quand une machine déraille, elle s’arrête. L’Union européenne, elle, – cela, c’est moi qui l’ajoute – continue à produire du papier.

Je viens de définir deux éléments :
Le marché qui, au fil des décennies, devient le néolibéralisme, c’est-à-dire la croyance en l’efficience des marchés, la théorie de la concurrence « pure et non faussée ».
Des institutions technocratiques qui ne relèvent pas du suffrage universel. Ni la Commission, ni la Cour de justice (que nous avons étudiée [12]), ni la Banque centrale ne relèvent d’une influence de la démocratie.
À ces deux éléments s’en ajoute un troisième, qui n’est pas le moindre : cette Europe s’est faite à l’ombre de la tutelle militaire et politique des États-Unis. Cela pouvait se comprendre : nous étions au lendemain de 1945, la guerre froide s’est installée rapidement en Europe et la protection américaine était nécessaire. Après 1954 et l’échec de la ratification du traité de la CED, reste l’OTAN qui pouvait se justifier jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. Aujourd’hui l’OTAN existe toujours… pour des raisons qui ne sont pas très clairement élucidées.

Ma thèse, qui peut évidemment être discutée, est que l’effet débilitant de ces institutions conduit à une absence de politique. Quand les nations sont « hors circuit » le démocrate et donc le politique ne peuvent plus s’exprimer et l’acteur politique que l’Europe devrait être est renvoyé dans les coulisses.

Je pourrais prendre l’exemple de la monnaie unique. Son vice constitutif réside en ceci que les pays qui l’ont en partage sont de niveaux économiques extrêmement différents. On a voulu occulter la diversité des nations. Qu’on ait lu ou non Robert Mundell et sa théorie des zones monétaires optimales [13], on devine que dans une telle situation, en l’absence de transferts massifs ou de mobilité des facteurs de production, la richesse se polarise à une extrémité et le sous-développement à l’autre.

L’idée que la crise de la monnaie unique est derrière nous me semble un peu rapide. Je pense au contraire que sur le long aller cette idée n’est pas viable. Mme Merkel n’a pas dit autre chose quand elle a affirmé que la zone euro est vouée à l’éclatement sauf s’il y a des éléments de cohésion… on sait qu’il s’agit des contrats contraignants dont il faut voir en quoi ils peuvent consister.

Nous sommes donc en présence d’une Europe diminuée, déséquilibrée entre les pays du nord et les pays du sud de l’Europe, ceux-ci s’accommodant moins bien de l’euro fort que les pays de l’Europe du nord, particulièrement l’Allemagne qui dispose de créneaux de spécialisation haut de gamme qui en font le grand équipementier mondial. Si on prend l’exemple des échanges commerciaux entre la Chine et l’Allemagne, on voit que l’Allemagne a désormais un commerce excédentaire sur la Chine parce qu’elle fournit des biens d’équipement dont la Chine a besoin au stade actuel de son développement.

J’introduis encore une idée : L’Allemagne exporte de plus en plus vers des pays hors Union européenne (elle fait les trois-quarts de son excédent hors UE) et de moins en moins sur la zone euro. La raison en est simple : les importations des pays de la zone euro diminuent en raison de la conjoncture économique dépressive qu’ils connaissent, je parle particulièrement des pays de l’Europe du sud. À la fois au cœur de l’Europe et l’un des ateliers du monde (avec la Chine, le Japon, les États-Unis dans certains domaines,… peut-être la Corée), l’Allemagne est donc dans une contradiction géopolitique.

La thèse que je développe, selon laquelle, à terme, la monnaie unique est non viable, est partagée par de grands économistes allemands, comme Hans Werner Sinn, l’ancien président du patronat allemand, M. Henkel [14], et des hommes politiques : Oskar Lafontaine a écrit la même chose [15]. Si cette thèse est vraie (si elle est fausse, il faut le démontrer), il faudra regarder comment on peut faire évoluer le système de manière à le rendre compatible avec le cap de l’unité européenne dont je pense qu’il doit être maintenu : j’entends par là la solidarité croissante des nations qui constituent l’Europe.

La nécessité de resserrer les liens entre les peuples européens est d’autant plus évidente que le XXIe siècle sera dominé par la bipolarité entre les États-Unis et la Chine. Par conséquent, les peuples d’Europe ont tout à fait intérêt à se rapprocher. Encore faut-il qu’ils puissent le faire dans des conditions compatibles avec les besoins propres à chacun. L’ajustement monétaire est évidemment beaucoup moins douloureux que la déflation interne. J’entendais quelqu’un parler du Portugal « passé à la paille de fer ». Des expériences de déflation aussi prononcées que celles qui se sont déroulées au Portugal, en Espagne et en Grèce sont en effet très douloureuses. Et peut-on imaginer qu’un pays comme le nôtre puisse accepter 27 % de chômeurs ? Personnellement je crois que ce n’est pas envisageable. Il se passera quelque chose.

Donc, garder le cap de l’unité européenne signifie la restauration de mécanismes d’ajustement plus souples sous le toit d’une monnaie commune qui resterait l’instrument de réserve utilisé dans les relations internationales et qu’on reconstitue un « SME bis » pour insérer les monnaies nationales reconstituées dans des bandes de fluctuation étroites. Ce qui a fonctionné dans le passé peut fonctionner à nouveau dans l’avenir à condition de tenir compte de ce qu’a été l’évolution de la compétitivité de chaque pays depuis le lancement de l’euro en 1999.

Il y a plusieurs scénarios possibles. Il est évident qu’après un certain laps de temps, certaines monnaies auront dévalué par rapport à d’autres. J’ai chiffré de manière totalement abstraite à 20 % ce que pourrait être la dévaluation moyenne des monnaies européennes, certaines plus, d’autres moins, voire même pouvant acquérir une valeur supplémentaire pour que l’Europe puisse se défendre autrement que par les armes du protectionnisme. La monnaie est un facteur absolument déterminant – curieusement peu mentionné – dans les relations commerciales internationales. Par exemple, la détérioration du commerce extérieur français depuis 2000 est très largement liée au fait que l’euro s’est apprécié par rapport au dollar. Elle est liée aussi à d’autres facteurs, internes : nos handicaps, que nous n’avons pas su compenser ou nos atouts que nous n’avons pas su valoriser. Je crois néanmoins que le facteur monétaire est très important et toujours sous-estimé.

Je conclus sur la nécessité de remettre l’Europe dans le circuit, d’en faire à nouveau un acteur dans la compétition mondiale (où certains pays tirent leur épingle du jeu, d’autres non) et de faire en sorte qu’elle puisse à nouveau peser dans les relations internationales.

On ne peut pas se laisser enfermer entre les pinces du G2 (c’est ainsi qu’on appelle la « Chinamérique », ce mélange de rivalité et de solidarité qui existe entre les États-Unis et la Chine). Pour résoudre ce problème, il faut en changer les données, penser le projet européen à une échelle plus vaste et ne pas hésiter à inclure, sous des formes à étudier, la Russie et aussi sans doute les pays du Maghreb et la Turquie dans le schéma d’ensemble d’une unité européenne qui aurait une signification au XXIe siècle. Je parle d’un projet qui passerait par la défense d’un modèle social avancé. Peut-être celui-ci a-t-il besoin d’être rénové mais on ne peut pas tracer une croix sur un siècle de conquêtes démocratiques et sociales. L’Europe ne se justifierait plus si elle devait être le sas vers la destruction du système social patiemment édifié depuis presque un siècle. En tout cas l’Europe doit rester une référence pour les pays qui se développent, y compris pour la Chine qui va construire, selon ses dirigeants, un système de sécurité sociale et même permette le développement des syndicats.

L’Europe enfin doit jouer un rôle dans le dialogue des civilisations :

C’est vrai entre l’Europe occidentale et la Russie. Huntington parlait de « la civilisation orthodoxe ». Amené à me rendre souvent en Russie, je constate qu’il règne dans la société russe une sensibilité différente. La religiosité par exemple y est beaucoup plus grande que chez nous.

Le dialogue avec le monde musulman suppose que soit tracé un trait – c’est d’abord l’affaire des musulmans – entre l’islamisme radical et un islam compatible avec la coexistence des civilisations.

L’Afrique a des potentialités mais elle a aussi un énorme problème. Deux milliards d’habitants vivront en 2050 sur un continent sur lequel l’État n’a pas de réalité sinon en Égypte, en Afrique du sud et au Maghreb. Mais un État ne se crée pas en dix ans, il émerge au fil des siècles. C’est dramatique ! Nous le voyons en République centrafricaine, au Sud Soudan … Ce problème de l’Afrique est immense. Qui peut penser qu’il ne s’invitera pas au cœur même de l’Europe ?

Il faudrait recentrer l’Europe sur l’essentiel : l’économie et la monnaie, l’énergie, la défense, la politique extérieure. L’Europe doit cesser de vouloir tout réglementer, (jusqu’à la teneur en cacao du chocolat pour ne citer qu’un exemple). Le principe de subsidiarité voudrait qu’on laisse une certaine marge de liberté aux nations si on veut que la démocratie signifie quelque chose. La démocratie doit être au fondement de la reconstruction de l’Europe sur la base de concepts clairs car l’Europe de Jean Monnet a été fondée sur des concepts vagues, aujourd’hui inintelligibles pour les peuples.

Il faut donc repartir de la base : la démocratie, les nations, la « géométrie variable », les grands projets structurants qui permettent aux nations de s’entendre sur l’essentiel tout en ménageant à chacune une certaine liberté pour s’organiser comme elle l’entend.

Faut-il donner leur congé aux institutions européennes ?
Ce n’est pas du tout ma thèse.

Le Conseil européen, qui associe les chefs d’État et de gouvernement, n’a pas perdu sa légitimité. On peut le réunir à géométrie variable.

La Commission européenne pourrait, à mon avis, être efficacement dessaisie de son monopole de la proposition législative et réglementaire et voir son rôle borné à la préparation et à l’exécution des décisions du Conseil.

Le Parlement européen me paraissait beaucoup mieux fonctionner quand il était l’émanation des parlements nationaux parce qu’il y avait un lien entre la démocratie nationale et le Parlement européen. Aujourd’hui, personne ne connaît son parlementaire européen. Je demande qu’on y réfléchisse : dans l’assemblée européenne d’autrefois il y avait plus de démocratie qu’aujourd’hui dans le Parlement européen. Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe l’a sobrement défini en soulignant qu’il juxtaposait la représentation des vingt-sept peuples mais qu’il n’était pas à proprement parler un Parlement.

Quant à la Banque centrale, son destin est lié à l’avenir de la monnaie unique. Mais même s’il y avait une monnaie commune il nous faudrait une banque centrale.

J’ai été beaucoup plus long que je ne l’avais prévu, je vous prie de bien vouloir m’en excuser.

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[1] « 1914-2014, l’Europe sortie de l’histoire ? » Jean-Pierre Chevènement, éd. Fayard, octobre 2013
[2] « Gegen den Strom Ein Gespräch über Gechichte und Politik », Joschka Fischer et Fritz Stern, éd. Beck C. H. (février 2013).
[3] « L’Or et le sang – Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale », Georges-Henri Soutou, éd. Fayard, Paris, 1989.
[4] Questions internationales, bimestriel, la Documentation française.
[5] Annuaire Français de Relations Internationales, (Bruylant), publication couronnée par l’Institut de France (Académie des Sciences morales et politiques, Prix de la Fondation Edouard Bonnefous, 2008.
[6] Traité de commerce franco-anglais (23 janvier 1860)  destiné à abolir les taxes douanières sur les matières premières et la majorité des produits alimentaires entre les deux pays.  Ce traité traduit une libéralisation sans précédent des échanges commerciaux.
[7] « Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains. Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur. Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’a tracées la nature, et n’avoir plus qu’à conserver ; mais eux sont en croissance : tous les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts; eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne. (…) Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde. »
Alexis de Tocqueville, « De la démocratie en Amérique I », Deuxième Partie, Conclusion.
[8] Gavrilo Princip tira sur l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juin 1914.
[9] « The Politics of Cultural Despair. A Study in the Rise of the Germanic Ideology », Fritz Stern, Berkeley : University of California Press, 1961. Paru en français sous le titre « Politique et désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne », Paris : Armand Colin, 1990
[10] « La puissance pauvre. Une histoire de la Russie de 1815 à nos jours », Georges Sokoloff, éd. Fayard, Paris 1993
[11] Lors du colloque « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique », organisé par la Fondation Res Publica le 2 décembre 2013
[12] Voir le colloque La Cour de Justice de l’Union européenne, organisé par la Fondation Res Publica le 11 février 2013.
[13] La théorie des zones monétaires optimales de Robert Mundell (professeur d’économie internationale à l’Université Columbia à New York et prix Nobel d’économie) est énoncée dans un article publié en 1961, « A Theory of Optimum Currency Areas » où il pose la question des critères économiques selon lesquels diverses régions du monde pourraient décider une union monétaire. Pour répondre à cette question, Mundell développe une analyse coût-bénéfice de l’union monétaire. Les avantages comprennent la réduction des divers coûts de transaction qu’entraîne l’existence de monnaies différentes, un gain en liquidité de la monnaie dû notamment à l’extension de son aire de transactions, dont bénéficieront également l’ensemble des marchés financiers. Les désavantages potentiels proviennent de la suppression du taux de change entre les composantes de l’union : il n’est plus possible de laisser le taux de change absorber les chocs qui viendraient frapper de façon asymétrique les diverses régions d’une union monétaire.
[14] Hans-Olaf Henkel, président de la puissante Fédération de l’industrie allemande (BDI ) de 1995 à 2000, devrait se présenter comme tête de liste nationale du parti Alternative für Deutschland (AfD) aux élections européennes de mai prochain. Selon lui, la monnaie unique est un encouragement à l’irresponsabilité et au laxisme monétaire.
[15] « Oskar Lafontaine avance l’idée d’un « retour » à des devises nationales intégrées au sein d’un système monétaire européen (SME). Dans une récente contribution l’ex-coprésident de Die Linke estime qu’il n’y aurait pas d’autre moyen de dépasser les contradictions qui s’exacerbent dans la zone euro où Bruxelles et Berlin imposent leurs diktats austéritaires. » (source : L’Humanité )

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Le cahier imprimé de la table-ronde « L’Europe sortie de l’histoire ? Réponses » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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