Intervention de Jean-Marc Daniel, professeur d’économie à l’ESCP-EAP et directeur de la revue Sociétal
La dernière fois que j’étais intervenu devant cette assemblée, vous m’aviez dit : « Je pensais que vous étiez l’avocat du diable, finalement vous êtes le diable ». Je vais donc développer le point de vue diabolique de défense de la liberté du commerce et de l’industrie.
Mon prédécesseur a dit beaucoup de choses avec lesquelles je suis d’accord. Il ne sert à rien de se battre contre des choses qui sont déjà derrière nous. Le protectionnisme (« Monsieur Prohibant », comme on dit dans certaine littérature [1]1) génère immédiatement son contrebandier. Et le contrebandier culturel s’appelle internet. Vous ne pouvez empêcher qui que ce soit d’aller regarder des films américains.
En tant qu’enseignant, je suis aujourd’hui en concurrence avec des prix Nobel d’économie ! Mes étudiants comparent mes cours aux analyses des prix Nobel d’économie auxquelles ils ont accès par internet. Cela m’oblige à être extrêmement performant. Et si je veux résister sur le plan de l’exception culturelle, je devrai développer une capacité supérieure à celle que me permettrait le fait d’être enfermé dans mon université, dans mon école, tranquillement, sans autre véritable challenger que le jeune homme qui voulant être recruté par moi, se montrera extrêmement obséquieux à mon égard. La capacité à produire de la qualité est organisée par internet sur le plan intellectuel. Un des enjeux consiste à être dans la course de cette qualité. Trois prix Nobel d’économie ont été décernés aujourd’hui. On peut critiquer les méthodes du jury Nobel, mais, de nouveau, les lauréats sont trois Américains !
La capacité à se produire dans la concurrence internationale de la production intellectuelle est en train de s’effacer dans ce pays. Il est intéressant de revenir au débat de 1993 mais, comme le disait Bernard Miyet, internet était alors à l’état d’ébauche. Depuis, internet est là et on ne peut pas ignorer que la circulation de l’information, la circulation de l’intelligence et la circulation de la culture échappent au contrôle de ce qu’on a appelé « l’État culturel ».
Peut-on définir une politique culturelle ? Peut-on essayer de faire autre chose que de la défense ? L’orateur qui m’a précédé a parlé de « classe intellectuelle ». En effet, l’État culturel, pour l’instant, a produit une classe intellectuelle en situation de rente. Ce qu’elle défend, ce n’est pas la qualité car il faudrait pour cela qu’elle se projette sur internet pour se confronter avec d’autres classes intellectuelles. Ce qu’elle défend à l’heure actuelle, c’est sa rente, sa capacité à récupérer l’argent de l’État culturel. Le véritable enjeu n’est donc plus de défendre l’exception culturelle mais la question de savoir si la classe intellectuelle qui a accaparé la rente est à la hauteur de ce que l’on attend d’elle.
La juger c’est être capable d’évaluer ce qu’elle produit.
En économie, pour évaluer ce que produit un individu, sous quelque forme que ce soit, il y a trois solutions :
La première solution est l’évaluation par le décideur public. En matière culturelle, c’est celui qui subventionne les artistes. Dans ce type d’intervention, on constate que la classe culturelle réussit à s’installer en situation de rente.
La deuxième solution est l’intervention de tierces personnes. C’est une façon de constater ce qui se passe quand on en arrive à une prise de décision dans les marchés où l’offreur et le demandeur ne disposent pas de la même qualité de l’information. Dans le domaine culturel, le même objet sera qualifié de génial par les uns et jugé ridicule par les autres.
Une anecdote circule dans les milieux économiques internationaux : Lors d’une grève à l’opéra une troupe allemande doit donner « Le Vaisseau fantôme ». Les décors du spectacle précédent, « Les Noces de Figaro », sont encore en place. La troupe allemande arrive et s’entend expliquer que, faute de costumier, ils devront donner le spectacle en tenue de ville et qu’en l’absence de techniciens le décor des Noces de Figaro ne sera pas démonté. On n’est même pas sûr d’avoir un éclairage… Les Allemands s’en tiennent à leur contrat, ils donnent donc « Le Vaisseau fantôme » en jeans, dans le décor des « Noces de Figaro ». La critique est dithyrambique : « Une mise en scène géniale qui révolutionne la perception que l’on peut avoir de l’opéra de Wagner ! ».
En intervenant, la tierce personne qu’est le critique exerce une sorte de droit de préemption sur le payeur. Celui qui décide, le critique, n’est pas celui qui paie.
La caste intellectuelle qui accapare la rente est légitimée par quelqu’un qui ne paie pas.
Le mécène, lui, paye. Dans ce cas de figure, il va crier à l’imposture et refuser de continuer à payer dans ces conditions.
Et on retrouve là la troisième solution. Au-delà de l’évaluation faite par la caste intellectuelle qui se reproduit et de l’évaluation par le critique, est l’évaluation par la concurrence. C’est le mécène qui va introduire la concurrence. Et c’est la concurrence qui va permettre, par le biais du consommateur et du mécène, d’évaluer les biens culturels. Concrètement, il peut y avoir des financements publics qui ne soient pas des financements étatiques, cela s’appelle le mécénat. Il y a un problème d’arbitrage entre le financement de la culture par des décideurs publics prenant eux-mêmes la décision de ce qui doit être financé ou le financement de la culture par une intervention publique financière se concrétisant dans des réductions d’impôt en faveur du mécénat.
S’il n’y a pas de concurrence, il y a connivence et rente, c’est-à-dire qu’il y a accaparement de la politique culturelle par la classe culturelle. Aujourd’hui, le véritable enjeu d’une politique culturelle est d’essayer de casser ce monopole de la classe culturelle.
Je n’étais encore qu’un petit fonctionnaire de base à l’époque où fut créée « La Cinq », confiée à Berlusconi (qui n’était pas pour la classe culturelle de l’époque un symbole de l’intelligence absolue). J’ai entendu dire que François Mitterrand avait trouvé grotesque le texte de 1948 qui donnait le monopole d’émission à la télévision au nom d’une exception culturelle française selon laquelle il fallait garder entre les mains de l’État la production audiovisuelle qui allait devenir de ce fait une production de qualité… Mitterrand aurait dit : « Ce texte est idiot. Qui a bien pu signer ça ? » C’était lui en tant que Secrétaire d’État à l’information à la fin des années 40 !
Effectivement, l’idée selon laquelle l’État devrait être le producteur d’une production intellectuelle de référence est idiote car elle ne peut que susciter d’une part des « contrebandiers » de la volonté de l’exception culturelle, d’autre part l’accaparement par une caste intellectuelle des budgets du ministère de la Culture.
Je vois trois moyens de sortir de cette situation :
Nous devons redonner à la culture française une attractivité, ce qui ne peut se faire qu’en attirant davantage d’étudiants en France. La mesure la plus intelligente décidée par le gouvernement en place a été prise par Mme Fioraso quand elle a décidé d’introduire l’anglais dans les cours universitaires [2] : les cours seront donnés en anglais mais quand ils seront à Paris, les étudiants iront à la Comédie française entendre parler en français, argumentait-elle.
Si nous voulons garder une capacité d’audience au niveau mondial, nous devons avoir une capacité d’attractivité, c’est-à-dire faire en sorte que les gens qui nous regardent aient envie de venir nous voir. Il ne sert à rien de nous proclamer « exceptionnels » si nous sommes les seuls à le penser et si, à l’extérieur, on nous juge plutôt grotesques. Si être « exceptionnels » c’est être isolés, cette « exception » n’a absolument aucun avenir.
La première mesure à prendre est donc de généraliser l’attractivité intellectuelle et culturelle de notre pays. Ceci passe par la généralisation de l’activité de notre enseignement, une amélioration conséquente de notre enseignement et une capacité à produire de l’enseignement dans la langue universelle mondiale qu’est devenue l’anglais. Quelqu’un a évoqué François Ier. Certes François Ier a imposé le français, Richelieu a fait l’Académie française mais on a continué à publier en latin. Aujourd’hui on publie en anglais. Si on veut se faire entendre, il faut être connecté avec le reste du monde.
La deuxième mesure à prendre si on veut préserver une capacité à produire est de faire en sorte de casser la rente de la classe intellectuelle. On raconte qu’après avoir signé les fameux accords avec Byrnes, en mai 1946, Blum fut mal accueilli (« C’est scandaleux ! Comment avez-vous pu céder aux exigences américaines ? »). Redevenu président du Conseil en décembre 1946, il recevait, ai-je lu, une délégation présidée par Claude Autant-Lara qui s’indignait : « Le temps que les spectateurs passeront devant les films américains, ils ne le passeront pas devant les films français ! » Blum, agacé, aurait rétorqué : « Ils le passeront devant les films français si ce sont de bons films ».
Il faut donc viser une production intellectuelle de qualité. Et celle-ci ne peut s’évaluer que par la concurrence, non par la connivence. Et pour moi la concurrence suppose un financement fondé sur le mécénat de la culture. En effet, celui qui paie, même s’il bénéficie d’une déduction fiscale, réalise un engagement personnel et il est en droit de juger de la qualité de ce qui est produit.
Le troisième moyen est la maîtrise technique d’internet afin de garantir la qualité de ce qu’on peut faire et mettre en place sur internet.
Le personnage du critique dont j’ai parlé tout à l’heure a un rôle à jouer. Personnage clef dans le dispositif culturel, il oriente notre choix. Comme cela a été dit, nous sommes dans une phase d’hypermnésie : tout est à disposition. Effectivement, quand je cherche un texte ancien, je passe désormais par Amazon. Pour avoir un Kindle, je passe par Amazon.
La capacité à maîtriser cette technique implique la capacité à susciter sur le vecteur qu’est internet le nouveau critique. Jusqu’au XVIIIe siècle, le critique était l’Index qui vous disait ce que vous aviez le droit de lire et ce que vous n’aviez pas le droit de lire. Au XIXe siècle, le critique était sélectionné par ses pairs, il était lui-même authentifié par un processus de sélection du consommateur. Quand on achetait le Figaro on n’avait pas la même critique que quand on achetait Le Temps et on présélectionnait son critique. À l’heure actuelle, sur internet, la présélection du critique n’existe pas. Un élément important dans la gestion d’internet est donc de faire émerger – y compris, éventuellement, avec des deniers publics – des lieux de critique. Sinon, je crains que le critique de demain ne soit le même qu’au XVIIe siècle : l’Index. Le critique qui va générer le rapport à la culture sera orienté.
À l’occasion du concours d’entrée dans mon école, l’ESCP, j’ai demandé à plusieurs reprises aux candidats : Pourquoi 2013 est-elle l’année Diderot ? « Parce que Jacques Attali a écrit la biographie de Diderot », m’ont répondu deux étudiants, des élèves intelligents de classe préparatoire. On ne peut accéder à la culture que si quelqu’un vous y a préparé.
Je leur demande aussi quel quotidien ils lisent et quelle est l’origine de son titre. Le Monde, c’est évident, Libération, c’est évident. Mais pour Le Figaro, j’ai posé dix fois la question sans obtenir la bonne réponse. Lorsqu’on a « débriefé », un de mes jeunes collègues, spécialistes de finances, m’a demandé : « Au juste quel est le rapport qu’il y a entre Figaro et Beaumarchais qui donne son nom au boulevard au fond du XIe arrondissement ? ». L’accès à la culture suppose une préparation dont l’État est en charge. Cela s’appelle l’éducation. Pour finir sur Diderot et les références historiques, vous savez tous que Diderot a écrit l’Essai sur la librairie [3]. Ce texte, adressé à M. de Sartine, contestait la politique fiscale que menait M. Bertin, contrôleur général des finances. Ce M. Bertin, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, avait baissé les droits de douane [Je considère que M. Bertin avait raison]. Diderot était d’accord sur le principe, considérant que « la concurrence est bonne par nature » et qu’il fallait baisser les droits de douane pour faire baisser les prix, notamment le prix des livres. « Mais il y a des concurrents déloyaux », ajoutait-il, dénonçant la concurrence déloyale de la papauté. Des livres en français manipulés par le Pape partaient alors d’Avignon.
Nous vivons la même situation. Nous avons des concurrents déloyaux, toujours les mêmes, les Américains, ils envoient des livres avec une intention maligne : le « libéralisme ».
Eh bien, je dis bienvenue aux livres du Pape et bienvenue aux livres de New York !
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[1] Dans « Le petit producteur français », par le baron Charles Dupin, membre de l’Institut, éd. Bachelier, Paris 1827.
[2] Dans la LOI n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche
[3] LETTRE historique et politique adressée à un magistrat sur LE COMMERCE DE LA LIBRAIRIE son état ancien et actuel, ses règlements, les privilèges, les permissions tacites, les censeurs, les colporteurs, le passage des ponts et autres objets relatifs à la police littéraire. Écrit en Juin 1767 par Denis Diderot à la demande de M. de Sartine.
Avant lui, Malesherbes avait rédigé en 1758 à l’intention du Dauphin, désireux de s’informer des affaires de la librairie, les Mémoires sur la Librairie, où il dénonçait les dysfonctionnements du système de la censure, critiquait les contradictions de fait entre la théorie officielle et les pratiques officieuses des censeurs (ainsi le recours très fréquent aux permissions tacites), et proposait des réformes.
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