Débat final

Débat final animé par Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « l’exception culturelle » du 14 octobre 2013.

Jean-François Colosimo
Je voudrais répondre à M. Daniel qu’il y a une très bonne raison pour laquelle il ne faudrait pas enseigner en France en anglais. Ce n’est pas seulement notre mauvaise maîtrise de cette langue qui déprécie, appauvrit le plus souvent l’enseignement dispensé en anglais par un Français. C’est surtout qu’il ne faut pas rater le train de l’histoire ! Il y aura 600 millions de francophones en Afrique dans vingt ans. Allons-nous les inviter à passer à l’anglais ? Ce train de l’histoire, ce n’est pas la francophonie aux consonances un peu nostalgiques, ce sont ces centaines de millions de véritables francophones. Quel message leur envoyez-vous ?

Il n’est pas vrai qu’il faille écrire en anglais. Lorsque j’ai eu l’honneur de présider le CNL nous avons consacré plusieurs millions d’euros à la création (avec Cairn) d’un grand portail de sciences humaines et sociales, pour permettre à nos jeunes chercheurs d’être lus et évalués au niveau international. Toutes les publications scientifiques étant en anglais, ils étaient contraints d’écrire dans une sorte de pidgin pentecostal qui stérilisait leur pensée. En effet, nous parlons le monde avant de l’avoir pensé. Transférer sa pensée dans une autre langue, cela s’appelle la traduction. C’est pourquoi nous avions mis au point un grand plan pour traduire les sciences humaines et sociales françaises et d’expression française de manière à ce que nos chercheurs continuent à écrire en français des choses qui ne s’écrivent qu’en français – particulièrement en sciences humaines et sociales –, qui ne peuvent pas être conçues en anglais (c’est aussi cela la diversité culturelle). Leurs œuvres sont ensuite traduites dans le respect de leur pensée en raison de la domination de l’anglais. La domination n’entraîne pas que la soumission. Il faut être un peu plus astucieux … et l’astuce s’appelle la traduction. Or ce projet est aujourd’hui miné par Bruxelles et, pour une fois, pas par des mesures libérales : sous prétexte que les auteurs en sciences humaines et sociales ont été payés pour leurs recherches, Bruxelles considère que leurs articles doivent être gratuits. La seule expérience européenne pour contrer la domination de l’anglais va donc être annulée par une mesure technocratique totalement stupide. Et nous ne pourrons pas valoriser notre recherche en sciences humaines et sociales en raison d’une disposition vraisemblablement adoptée à l’unanimité de tous ceux qui parlent anglais.

Jean-Marc Daniel
Je ne dis pas qu’il faut, comme certains pays l’ont fait, décider brutalement qu’on ne parle plus sa langue nationale et qu’on passe à l’anglais. Je dis que, pour rayonner, un pays doit exister sur les vecteurs de circulation de l’information et de la culture, lesquels sont essentiellement anglais. Donc il faut que nous prenions l’habitude de considérer que si nous voulons que des gens se mettent à parler français, viennent en France, (il n’y a aujourd’hui que 280 000 étudiants étrangers en France) il faut leur offrir un substrat intellectuel internationalisé, mondialisé, en anglais. Il faut ensuite les convaincre que leur effort pour apprendre le français leur apportera un plus.

Vous avez raison de dire que les enjeux dans la production intellectuelle, c’est de faire des textes en français parce qu’on s’exprime mieux dans sa langue maternelle et d’avoir des dispositifs de traduction, ce qui existe dans les grandes universités pour faire en sorte que les textes qui ont été conçus, organisés, pensés en français soient ensuite projetés au niveau international.

Toutefois je maintiens et je confirme qu’un cours d’économie ou de mathématiques de niveau mondial, un cours référencé à l’école polytechnique, ne peut être qu’en anglais.

Alain Dejammet
Un mot pour dire qu’il y a des mines d’emplois possibles pour les traducteurs et les interprètes. Aux Nations unies et dans toutes les organisations internationales les gens se sentent plus à l’aise lorsqu’ils parlent leur langue, Paul-Henri Ravier pourra l’attester. Il y a six langues officielles [1]. Nous sommes donc un certain nombre (Chinois, Arabes, Russes, Français, Espagnols) à pouvoir parler notre langue et, heureusement, il y a les interprètes, les traductions. Sur le modèle de la taxe prélevée sur le prix des billets d’avion pour lutter contre le sida, je verrais très bien une taxe pour permettre de recruter davantage d’interprètes et de traducteurs. Je peux vous assurer qu’il y aurait beaucoup moins d’erreurs, beaucoup moins d’incompréhension, beaucoup plus de rendement dans toutes les conférences, les réunions de ministres ou de hauts fonctionnaires, à Bruxelles ou dans toutes les autres capitales internationales, si les gens s’exprimaient dans leur langue avec l’assurance d’avoir des interprètes qui traduisent exactement leurs propos. J’ai vu des ministres des Affaires étrangères parfaitement capables de convaincre leurs interlocuteurs lorsqu’ils utilisaient les services de l’excellent interprète Christopher Thiery qui était à côté d’eux. J’en ai vu d’autres qui opinaient à des horreurs ! Ils acquiesçaient au hasard pour ne pas montrer qu’ils n’avaient pas compris… Il y a donc une ressource possible, c’est le recrutement massif d’interprètes.

Jean-François Colosimo
Le mot d’Eco est bon à prendre : la langue de l’Europe, c’est la traduction [2].

Alain Dejammet
… c’est la traduction ! On peut recruter, il y a de l’argent. Instaurons une taxe ! Il y a de grands interprètes. Kojève a commencé comme interprète. En revanche, Hemingway, qui avait séjourné des années en France, parlait fort peu notre langue. Tous les joueurs de jazz qui venaient en France après 1945 repartaient pour les États-Unis sans parler un mot de français.

Jean-Michel Quatrepoint
Si je suis le raisonnement de Jean-Marc Daniel, dont je retrouve le talent de polémiste, il faudrait aussi enseigner en mandarin ! Car ce sont aujourd’hui les étudiants chinois qui sont les plus nombreux.

J’ai été très sensible aux propos de Jean-François Colosimo.

Il est parfaitement exact que la classe intellectuelle utilise sa position de rente pour se perpétuer. Mais c’est vrai aussi pour le mécénat. Ce qui se passe au Palais Grassi et à l’exposition de l’Arsenal [3] financée par François Pinault montre que celui-ci se fait avoir par une caste intellectuelle qui lui fait acheter n’importe quoi ! Certes, il spécule mais avec un avantage financier concédé par la collectivité…

Jérôme Clément
… Non, pas du tout, il a organisé un formidable circuit entre ses galeries et les musées qui lui permet ensuite de faire monter les prix pour vendre.

Jean-Michel Quatrepoint
Mais le mécénat n’est pas la solution idéale. Le mécène a un intérêt qui est effectivement d’organiser une spéculation, avec, en sus, un avantage fiscal. Donc, là aussi, il y a constitution d’une caste intellectuelle qui, pour le mécène, choisit les produits et y trouve son compte.

Je voudrais revenir sur les métadonnées dont parlait Jean-François Colosimo. C’est effectivement la seule solution. N’engageons pas les batailles d’hier ! Menons les batailles de demain et jouons l’intelligence ! Mais cela n’intéresse pas notre administration, nos politiques. J’ai déjà parlé du projet de créer un hub de toutes les bases de données numérisées du patrimoine français. 220 institutions, qui du CNC à l’INA, de la Cité des sciences, au Louvre, ont numérisé leur patrimoine. Ce hub permettrait de proposer le patrimoine français dans le monde, chacun gardant son autonomie (une sorte de « France Inc » sur le web). C’est un projet qui nécessite 50 Millions d’euros d’investissement réalisé par les sociétés françaises, notamment par la société Technicolor [4]. On a même trouvé le mécène, une milliardaire québécoise, au nom de la francophonie. Mais ce projet n’avance pas parce qu’il n’intéresse pas le ministère de la Culture. C’est un vrai problème car c’est le modèle de la politique offensive qui nous permettra d’exister demain sur internet face à Google. Il faut malheureusement s’attendre à ce que ce soit Google qui réalise un jour prochain cette plate-forme des bases de données francophones.

Jennifer Low-Rouskov
Je m’insurge contre l’idée que l’attractivité de la France dépende de l’utilisation de l’anglais.
D’origine sud-africaine, de langue anglaise, élevée dans une ferme au milieu de la brousse sud- africaine parmi les zoulous, je suis venue en France grâce à la lecture de Victor Hugo et de Rimbaud;
Je partage l’idée que la langue universelle est la traduction.
Celui qu’on nomme “le diable” est peut-être victime de son école de commerce.
Je tenterai d’être claire et concise. C’est ce que la France m’a appris.
J’ai enseigné pendant plus de quarante ans à l’université à Paris, dans certaines grandes écoles de commerce et à l’E.N.A.
En Afrique du Sud, c’est quand les oppresseurs de langue afrikaans ont exigé des écoliers à Soweto d’apprendre les mathématiques en afrikaans qu’une révolte importante contre le régime de l’apartheid a commencé.
Je rends hommage à la France d’avoir traduit sitôt les romans d’André Brink. Ces romans ont eu une influence décisive dans la lutte contre le régime de l’apartheid.
L’Inde a subi deux cents ans de domination anglaise et c’est grâce à un groupe de poètes bengalis, prenant appui sur les textes du Veda en sanskrit, que le mouvement de libération de l’Inde a été déclenché.
Vive la France !

Jean-Marc Daniel
Entendons-nous bien. Ce qui me désole le plus, c’est que la jeunesse française ne sache plus qui est Figaro…

Jérôme Clément
… Il ne faut pas généraliser.
Il ne suffit pas de raconter n’importe quoi pour tenter de mettre les rieurs de son côté !

Jean-Marc Daniel
Il ne s’agit pas de généraliser. Les tests que je réalise auprès de nombreux étudiants montrent que la connaissance culturelle est en train de reculer.

L’autre aspect est celui de l’attractivité de notre territoire. Il ne faut pas se faire d’illusions. La France a un certain nombre d’atouts, dont une tradition culturelle qui est perçue de façon positive. Mais la circulation de l’information, la circulation des idées se fait essentiellement par le biais d’internet, un mécanisme qui pour l’instant se passe essentiellement en anglais. Si on veut garder une espèce de capacité à produire de l’intelligence, de la culture, il faut s’adapter au monde dans lequel on vit. Et ce n’est pas uniquement parce que c’est un monde de commerçants. C’est parce que c’est le monde dans lequel nous vivons. Ceci ne justifie pas les éventuels crimes qu’ont pu commettre les Anglais dans le passé et les éventuelles monstruosités qui ont pu se faire dans la langue anglaise.

La différence entre le mécénat et la décision prise par un acteur strictement public c’est que le mécène implique son argent. Même s’il est couvert en partie par des réductions fiscales, cet argent n’est pas totalement assumé par l’État. Évidemment, le mécène va être en partie entre les mains d’une classe intellectuelle puisqu’à un moment, pour légitimer son choix, il sollicitera l’avis des critiques. Il se situera entre l’avis des critiques, dont il tiendra compte (le rôle du critique est effectivement quelque chose de fondamental), son intérêt personnel et les pressions que peut exercer la classe intellectuelle entière. Il y a un équilibre à trouver entre tout cela. Mais si la seule classe intellectuelle accapare l’argent public, je pense qu’on passe à côté de la mission qui doit être celle d’un État culturel.

Jean-François Colosimo
Combien de temps faudra-t-il au gamin français qui va constater à l’université que le Japonais de passage bénéficie d’un enseignement en anglais pour regretter d’avoir été lui-même éduqué en français ? En effet, sa connaissance du français ne sera pas valorisée à l’université. Cet enfant-là saura-t-il mieux qui est Figaro ?

Selon Jean-Marc Daniel, pour persévérer, il faut devenir autre. Mais en quoi des Français qui ne pourraient s’exprimer face au monde qu’en anglais seraient-ils encore français ?

Alain Dejammet
Nous organiserons un colloque sur la francophonie un jour.

Je passe la parole à Paul-Henri Ravier, conseiller-maître à la Cour des comptes, qui fut un des directeurs-adjoints de l’OMC.

Paul-Henri Ravier
Je ne raconterai pas mes campagnes en tant que directeur-adjoint de l’OMC. Ce serait vain dans ce monde où tout change tellement vite.
Je dirai seulement que l’OMC n’est pas un monstre descendu du ciel. Comme toutes les organisations internationales, c’est un forum de négociation entre États souverains. L’OMC n’est rien d’autre que la somme de ses membres. Les débats qu’évoquait Bernard Miyet en disent moins sur l’OMC que sur la mauvaise coordination des ministères de chacun des États et sur les débats entre les ministères des Affaires culturelles et les ministères économiques (commerce, industrie ou finance). Mais l’OMC est neutre. C’est un forum où les États mettent des propositions sur la table puis négocient pour savoir s’ils peuvent ou non se mettre d’accord. Comme chacun sait, la plupart du temps ils ne sont pas d’accord (on le voit en ce moment), donc rien n’avance.

J’apporterai une nuance par rapport à ce que disait Bernard Miyet : S’agissant des services audiovisuels, l’accord général sur le commerce des services, extrêmement précis, dit explicitement que nul n’est obligé de mettre des propositions sur la table. Personne n’est obligé d’émettre des propositions sur l’enseignement, les services d’avocats, de comptables, de médecins etc. C’est la grande différence avec l’accord sur le commerce des marchandises où chaque membre de l’OMC est obligé de respecter le principe de non-discrimination. Par conséquent, si on choisit de faire des propositions, on s’engage à respecter les règles. Certes, un pays membre de l’Union européenne peut subir une grosse pression de ses pairs mais cela devient un problème européen et non un problème de l’OMC.

En matière de négociations commerciales il en est comme dans tous les autres domaines de négociation (nous avons tous négocié l’achat d’un appartement, d’une voiture…). Si la partie se joue avec sept cartes et qu’un joueur déclare que, par conviction personnelle, il ne jouera que cinq cartes (mettant l’agriculture et la culture de côté), face à des joueurs qui ont sept cartes, on comprend aisément que sa « main » est moins bonne que s’il avait ses sept cartes. Chaque fois que, dans une enceinte de discussion, de négociation, on refuse de discuter d’un sujet (culture, agriculture, charbon, pneus, voiture ou tout autre sujet), on dispose d’une monnaie d’échange en moins. Ceci relève de l’évidence la plus banale.

Bernard Miyet a terminé son propos en disant qu’un certain nombre de questions restent posées, l’une d’elles concerne la préservation des règles existantes sur les médias traditionnels face à l’arrivée d’internet.
Je lui adresse une question : Internet ne signe-t-il pas la mort des chaînes de télévision telles qu’elles existent ?

Bernard Miyet
La télévision a survécu au câble et au satellite. Aujourd’hui, 1000 chaînes sont disponibles sur le satellite. Ce qui peut être en cause, ce n’est pas la télévision, c’est la gestion et la distribution des droits et des programmes. Vont-ils transiter par chacune des chaînes ? Ou vont-ils être distribués directement par le producteur ? Dans un secteur transparent, comme celui des boulons, c’est le meilleur fabriquant de boulons qui vend. Mais un film de cinéma ou une œuvre de télévision correspond à une audience donnée – et non à une audience mondiale, informelle, qui accepterait tout – et à un nombre de créateurs qui sont inscrits sur un territoire culturel et linguistique. Aujourd’hui, dans le monde décrit par Jean-Marc Daniel, Victor Hugo n’aurait pas de place ! À moins d’écrire en anglais…

Jean-Marc Daniel a évoqué la création de La Cinq. C’est un sujet que je peux évoquer puisque j’ai directement participé à la création de cette chaîne.
S’il n’y a pas de règle, le diffuseur sera tenté de faire moins d’audience avec un programme acquis dix fois moins cher que ce que lui aurait coûté la production d’une œuvre susceptible de capter une plus large audience, sachant que son profit va de ce fait exploser. Sa logique n’est pas celle de l’intérêt du téléspectateur ou des créateurs, ce n’est pas celle de la qualité du programme, c’est celle de la maximisation du profit. Il ne faut donc pas tout confondre.

Ce n’est pas par hasard que le cinéma français a encore une production importante (même s’il peut y avoir des rentes de situation) qui représente encore 40 % à 45 % des entrées en salles de cinéma ! Les gens vont voir des films de cinéma français pour cette simple raison qu’ils sont toujours financés, ce qui n’est plus le cas chez nos voisins.
Il en est de même pour la musique du fait de la mise en place des quotas de diffusion. La musique est contrôlée depuis longtemps par des majors. Grâce aux quotas, les patrons de filiales de majors se félicitent tous les jours de ce que la musique française en vente de CD représente 65 % des ventes – personne n’oblige à acheter français à la FNAC ou ailleurs – alors que dans les autres pays européens où il n’y a pas de règle du jeu, on vend 70 % de musique américaine.
C’est aussi lié à une politique de l’offre. L’offre permet à la demande de s’exprimer mais il faut s’en donner les moyens.
Évitons de caricaturer : le secteur de la culture n’est pas le secteur des boulons !

Jérôme Clément
J’ajouterai que sans les règles de protection mises en œuvre à travers le CNC (système qui prélève pour garantir une qualité, une variété, une diversité), sans la taxe mise en place sur les télévisions (qui permet ensuite d’alimenter les producteurs pour les aides sélectives), le cinéma français serait mort !
C’est ce qui s’est passé en Italie où on a laissé le libéralisme envahir complètement le secteur. Il n’y a plus de cinéma italien. Il n’y a plus de salles. Il n’y a plus de producteurs. Il n’y a plus de metteurs en scène. Il n’y a plus rien, la culture cinématographique en Italie a disparu. Cet appauvrissement incroyable n’est pas dû à la classe intellectuelle ni à la non-utilisation de l’anglais, il est dû à un système économique, à un rapport de forces, qui s’est exprimé à ce moment-là et dans lequel il y a eu des perdants et des gagnants.
Si nous avons encore un cinéma fort en France, c’est à cause de ces règles. Il ne faut pas se raconter d’histoires.

Internet ou la télévision ?
Il faut bien préciser les choses. La télévision, ce sont des diffuseurs, des gens qui assemblent des programmes et qui en commandent à des producteurs. On peut dire que ce sont ceux qui produisent qui font la télévision.
La question qui se pose aujourd’hui est celle des diffuseurs. On a cru un moment que les compagnies de téléphone emporteraient le morceau. Aujourd’hui on s’aperçoit que les ensembles Yahoo, Google etc. progressent. On a changé, en fait, de mode de distribution du système de production. Ce qui est en jeu, c’est le contrôle du mode de diffusion qui est en train de passer sur internet.
Quelles règles fixe-t-on pour que le système de fabrication, de rétribution des auteurs, d’originalité et de diversité de création soit préservé ? C’est ce qui est en jeu aujourd’hui.

Bernard Miyet
Je veux dire à Jean-Marc Daniel que le cinéma anglais n’existe pratiquement plus alors même qu’il est créé en langue anglaise. Si la solution était la langue, le cinéma anglais rayonnerait sur l’ensemble du monde. Il faut constater que les goûts, les habitudes, en bref la culture du public britannique n’est pas celle du public américain.

Didier Motchane
Je ferai deux remarques :

La première porte sur la transhumance des sens d’un mot. Les propos très intéressants de Jean-Marc Daniel m’ont fait immédiatement penser à la transhumance des sens du mot « commerce », parti de la désignation de l’ensemble de la relation humaine pour se concentrer et se réduire sur son versant économique.

Le sujet de de ce colloque, « l’exception culturelle », est au centre de la vie civique politique. En effet, l’essence de l’exception culturelle est  la laïcité, exigence essentielle de la République et de l’exceptionnalité française. Elle ne se réduit pas à la tolérance qu’elle englobe, mais pose que, dans le débat civique, la seule autorité admise est celle de la raison naturelle.

Jean-Marc Daniel
Je n’ai pas la compétence technique pour répondre à la question sur la télévision. Mais je pense effectivement que la télévision est un moyen de diffusion de produits. Les statistiques montrent qu’il y a de plus en plus de gens qui regardent la télévision. L’humanité, à mesure qu’elle se dégage du temps libre parce qu’elle travaille moins, parce qu’elle dort moins, le consacre à la télévision. Donc en tant qu’objet, la télévision continue à jouer un grand rôle. Ce qui est important, comme l’a dit Bernard Miyet, c’est la multiplication des chaînes, la multiplication des offres, la multiplication des produits. Ces produits seront bientôt consommés essentiellement sur internet. Nous avons tous croisé des gens qui ont vu sur internet la dernière saison de telle série américaine avant que les chaînes de télévision françaises ne l’aient répercutée sur le réseau.

Je ne dis pas qu’il faut basculer du français à l’anglais. Newton était anglais mais il a écrit ses Principes mathématiques [5] en latin parce qu’il voulait voir diffusée sa pensée scientifique, reconnue par une langue internationale. Donc je pense qu’il y a une différence entre une production culturelle française qui s’inscrit dans une histoire et l’attractivité du territoire. L’une des composantes de cette attractivité est d’être capable de participer à un débat international qui a lieu en anglais. Quand je participe à des colloques d’histoire de la pensée économique, quand on parle de la pensée du XVIIIe siècle, tous mes interlocuteurs anglo-saxons parlent français, parce qu’accéder à la pensée française économique du XVIIIe siècle, c’est accéder à la quintessence de la pensée économique de l’époque. Je pense que les Français se couperont du reste du monde s’ils n’ont pas conscience que la langue de la science, la langue de l’échange de l’éducation, la langue du contact avec le reste du monde est l’anglais et qu’on ne peut diffuser la culture française que si on reste en contact avec le reste du monde.

Une dernière remarque sur le sens du mot « commerce ». Je pense que le mot « commerce »,  à l’origine, c’est le mot qui précédait « industrie » quand on crée les chambres de commerce. La chambre de commerce c’est la chambre qui va fédérer les gens qui contribuent à la production. Alors après on peut discuter sur le sens des mots actuels mais c’est après…

Didier Motchane
Je parlais du sens originel du mot « commerce »  utilisé pour désigner toute relation sociale, affective, intellectuelle ou spirituelle entre les personnes. L’usage de ce mot s’est ensuite réduit à son acception économique.

Jean-François Colosimo
Ce que Paul Valéry [6] a parfaitement exposé.

Jean-Pierre Chevènement

Avant que Jean-Marc Daniel nous quitte, je voudrais dire à ce diablotin qu’il me paraît quand même confondre le contenant et le contenu. Le français ne se survivra que s’il a quelque chose à dire. L’attractivité n’est pas seulement le problème de la langue dans laquelle on s’exprime. Elle dépend d’abord de ce qu’on a à dire.

Ya-t-il un message aujourd’hui ? Heureusement, Madame Low-Rouskov nous a rappelé qu’à une certaine époque la France avait encore un message. En tout cas, comme la lumière des étoiles qui brille longtemps après qu’elles se sont éteintes, ce message parvenait encore en Afrique du sud. Mais aujourd’hui, avons-nous encore quelque chose à dire ?

J’ai écouté avec intérêt ce que nous a dit Jérôme Clément. Il y a quelque chose de paradoxal à voir que, sous un gouvernement socialiste, la culture fait les frais de l’austérité. La culture était encore, il y a quelques temps, « ce qui reste quand on a tout oublié ». Aujourd’hui, même la culture est en cause, ce qui pose le problème de la lutte contre ce qu’on appelle d’une manière très vague « la finance », cet ennemi sans visage dont j’ai le sentiment que nous ne l’avons pas encore totalement identifié.

Nous ne pourrons retrouver une attractivité que si nous avons une pensée du monde. Alors que ce soit en français ou en anglais… Il faudra qu’elle soit accessible en anglais, bien entendu, mais il y a bien d’autres langues que l’anglais. Il ne faudrait pas confondre l’anglais avec l’occidentalisme. Parce que si nous nous plaçons du point de vue purement occidental, nous, Français, n’aurons pas un message audible par le monde entier.

Les « intermittents du spectacle » ont été cités comme appartenant à la classe intellectuelle. Je n’en suis pas sûr. Cette classe porte-t-elle un message ? J’en doute un peu mais tout n’est pas à rejeter et il vaut mieux conserver en matière culturelle quelques protections plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Didier Motchane
La classe intellectuelle comme concept, ça ne tient pas debout !

Dans la salle

Ma question s’adresse aux Onusiens de la tribune, Alain Dejammet et Bernard Miyet.
La plupart des problématiques soulevées ce soir sont reconfigurées par les mutations numériques. Les Nations unies ont-elles un rôle à jouer pour, non pas inverser, mais transformer les logiques de tuyaux et gérer ces crises que génère le numérique ? La gestion des crises, c’est le Conseil de sécurité. Je n’en appelle pas à la création d’un conseil de sécurité du numérique mais tout au moins d’une CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement) ou d’un PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) numérique, même si la CNUCED et le PNUD n’ont eu que peu de prise sur le processus de l’OMC. Doit-on s’adresser aux Nations unies pour essayer de réguler ou d’inverser certaines tendances liées au numérique ?

Bernard Miyet
Si on aborde la question de la gouvernance mondiale, il y a du chemin à faire, et pas uniquement dans ce secteur-là. Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous sommes entrés dans une ère de dérégulation totale qui s’est immédiatement traduite, dès le G7 de 1995, par l’idée qu’internet ne pouvait se développer qu’à condition d’être exonéré de toute règle du jeu, de toute forme de responsabilité.
J’ai géré une société d’auteurs et pu ainsi observer que la place du créateur dans la société a commencé à être remise en cause (bataille des droits d’auteur, copyright…). Le principe cardinal des modes d’utilisation, de diffusion, de production ou de distribution d’œuvres de l’esprit était depuis 1791 que toute personne physique ou morale bénéficiant directement ou indirectement de l’exploitation de ces œuvres avait une responsabilité juridique et financière à l’égard des ayant-droits. Or, pour la première fois dans l’histoire, une directive européenne sur le commerce électronique et le Digital Millennium Copyright Act (DMCA) aux États-Unis, ont organisé l’irresponsabilité tant juridique que financière des opérateurs télécom, ouvrant toute grande la porte à la piraterie. Pour la première fois dans l’histoire, les créateurs et les producteurs ont été totalement spoliés pour créer une rente, non pas pour une classe intellectuelle, mais pour des distributeurs, des multinationales qui se sont engraissés sur leur dos.

Youtube s’est développé sur l’idée que, chacun étant un créateur, il n’y avait plus de droits d’auteurs : le User-generated contents (UGC), toutes les vidéos visibles sur You tube allaient permettre à chacun de démontrer son talent et de conquérir des millions d’amis. Aujourd’hui, ils se rendent bien compte que ces vidéos amateurs n’attirent pas grand monde. Ils sont donc obligés de traiter avec les vrais détenteurs de droits des chaînes qui vont se mettre en place. On ne peut donc pas parler de mort de la télévision.

De qui Jean-Marc Daniel se moque-t-il lorsqu’il parle du rôle fondamental qu’auraient les critiques sur internet ? C’est aujourd’hui le marketing qui conditionne le choix. C’est le fric qui fait le choix. Ce n’est pas la demande qui s’exprime, c’est l’offre qui impose sa logique dans une société d’hyper-abondance de l’offre. C’est celui qui a les gros moyens, qui fait du produit jetable, qui est en train de remporter la mise. Les Nations-Unies sont dépendantes aujourd’hui d’États (le G7 et notamment les États-Unis) qui ne veulent pas que cette instance universelle puisse avoir quelque responsabilité que ce soit dans des domaines comme la finance, le commerce et la concurrence que Maguy Thatcher et Ronald Reagan ont réussi à faire échapper à toute règle internationale dès leur prise de fonction.

Dans la salle
On a vu des opérations onusiennes et européennes contre la piraterie maritime. Ne peut-on pas l’envisager contre la piraterie numérique ?

Bernard Miyet
Ces opérations ont été rendues possibles parce que la piraterie maritime touchait les intérêts fondamentaux de pays qui étaient en cause.

Jean-François Colosimo
Les Américains ont laissé Google numériser de centaines de milliers, des millions d’ouvrages (y compris des livres français, allemands etc.) qui étaient dans les bibliothèques américaines. Ils ont ensuite laissé s’organiser un prétendu accord entre éditeurs, auteurs et Google qui était en fait très défavorable aux éditeurs et aux auteurs.

Il arrive parfois que les États-Unis réagissent lorsque de gros intérêts sont en jeu. Le Président Obama lui-même a décidé lui-même d’intervenir contre ce grand pirate de films qu’était Kim Dotcom [7]. Une opération quasiment militaire a été menée pour le déloger. Mais c’était Hollywood ! Il y a eu un acte de protection parce que l’acte de piraterie était unilatéral et détruisait de la valeur pour les États-Unis sans en créer réellement. On a applaudi en France à cette répression : « Enfin Obama est avec nous ! ». Il n’est pas sûr que ce fût vraiment ce qui l’a motivé…. La prédation est bonne tant qu’elle ne touche pas les intérêts vitaux des États-Unis. Au-delà, les États-Unis sont bien plus protectionnistes que nous : ils n’élèvent pas des barrières douanières, ils envoient l’armée.

Bernard Miyet

Ils n’ont pas utilisé ou mis en place une législation pour réguler internet, ils ont arrêté Kim Dotcom sur la base d’une loi anti-mafia qui date de la prohibition. Cela montre qu’il ne faut surtout pas toucher à un système de distribution quasi-intégralement contrôlé par les Américains !

Dans la salle
Je suis un peu surpris : si j’ai bien écouté, personne n’a mentionné la convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle… Mais peut-être ai-je mal écouté. La France, je crois, a été assez en pointe sur ce sujet. Est-ce qu’il y a tout de même quelque chose de ce côté-là?

Jérôme Clément
La convention est évidemment un gros progrès sur le plan symbolique, comme je l’ai dit, mais elle n’a aucun effet juridique, elle n’a pas force de loi, ni interne, ni internationale. C’est une déclaration d’intention. Cela a eu du poids, symboliquement, politiquement, mais cela n’a eu aucun effet juridique.

Alain Dejammet
Le problème, c’est que l’exception culturelle est un principe politique mais, malheureusement, ce n’est pas un principe juridique. Ce n’est pas une arme juridique. La convention ne parle pas d’ « exception » culturelle mais de « diversité » culturelle, manière plus élégante de dire les choses. Mais cela ne s’est pas transformé en véritable norme juridique. Il y a un principe qu’on peut essayer de défendre. Même si la décision a été prise de ne pas incorporer les biens et les services culturels dans le cadre de la négociation, on a réservé la possibilité de revenir sur ce texte. Il faudrait évidemment l’unanimité mais on est loin d’une norme qui s’imposerait.

Gilles Casanova
Puisque nous parlons de culture, j’ose une remarque concernant le vocabulaire. Les mots sont des armes et il n’est pas facile de combattre lorsqu’on accepte dès le départ le vocabulaire de l’adversaire. On entend répéter : « Ils cherchent à libéraliser… Ils ont voulu libéraliser… ». Or, « libéraliser » signifie introduire de la liberté. Et, la plupart du temps,  il n’est question que de déréguler, déréglementer, abandonner au marché, laisser aux mains du plus fort. Cela n’a rien à voir avec la liberté.
La France, c’est 1789. C’est une idée de la liberté. C’est une façon de voir la libéralisation de la politique telle qu’elle s’est produite à travers 1789.
Si on appelle « libéraliser » ce mouvement qui consiste à remettre dans les mains du plus fort, alors, notamment en matière d’industrie culturelle, on abdique déjà.

Bernard Miyet
Mais nous ne parlons pas de libéraliser. Je vous ai dit tout à l’heure que l’exception culturelle signifie une seule chose : conserver notre liberté de réguler. C’est notre liberté !

Bernard Miyet
Ils ont une idéologie dite « libérale » qui pour eux signifie règne du libre marché et donc liberté des échanges sans contraintes.

Alain Dejammet
Ne comptez pas sur les Nations unies pour réguler tout cela. Elles ont abandonné depuis longtemps. L’UNESCO fit partie de la famille des Nations unies mais je serais bien en peine de vous présenter un témoignage récent venu des Nations unies qui fasse état d’une certaine régulation.

Didier Motchane
Il y a belle lurette que ce qu’on appelle le libéralisme économique a arraisonné le bateau de la liberté.

Jean-Pierre Chevènement
J’ai trouvé fort intéressant ce qu’a dit Jean-François Colosimo quand il a évoqué la question des « métadonnées », c’est-à-dire de l’organisation de l’information. C’est un peu ce que tente la Fondation Res Publica. Nous essayons, sans toujours y parvenir peut-être, d’organiser le chaos des données à travers une sorte de signalisation, de poteaux indicateurs permettant d’identifier un chemin…

Alain Dejammet
Il nous reste à remercier nos invités pour leur précieux apport à notre réflexion.

[1] Les langues officielles utilisées à l’ONU sont l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe. Au Secrétariat, les langues de travail sont l’anglais et le français. Un délégué peut s’exprimer dans n’importe quelle langue officielle, ses propos seront traduits simultanément dans les autres langues. La plupart des documents de l’ONU paraissent dans les six langues officielles. Il arrive que des délégués choisissent de faire une déclaration dans une autre langue. Dans ce cas, leur délégation devra fournir soit une interprétation, soit un texte écrit de la déclaration dans une des langues officielles.
[2] « La langue de l’Europe, c’est la traduction » (« La lingua dell’Europa è la traduzione »). Phrase prononcée lors de la conférence qu’Umberto Eco a donnée aux Assises de la traduction littéraire en Arles, le dimanche 14 novembre 1993.
[3] À l’occasion de la 55e Biennale d’art contemporain de Venise (jusqu’au 24 novembre) dans les Giardini et l’Arsenal, un artiste, l’Italien Rudolf Stingel, a eu quartier libre pour occuper tout l’espace du palazzo Grassi, qui abrite depuis 2005 les collections d’art contemporain de François Pinault. Les trois niveaux de l’édifice ont donc été recouverts du sol au plafond de tapis kilims (sur 5 000 m2), comme une initiation à la vie intérieure orientale.
[4] Technicolor SA est une société française (anciennement Thomson) spécialisée dans les technologies vidéo numériques.
[5] C’est Madame du Chatelet qui a traduit en français l’œuvre de Newton, « Philosophiae Naturalis Principia Mathematic », publiée à Paris en 1756 sous le titre « Principes mathématiques de la philosophie naturelle.
[6] « C’est le commerce des esprits qui est nécessairement le premier commerce du monde, le premier, celui qui a commencé, celui qui est nécessairement initial, car avant de troquer les choses, il faut bien que l’on troque des signes, et il faut par conséquent que l’on institue des signes.
… D’ailleurs, la moindre réflexion nous rend évident que dans tout commerce, il faut bien qu’il y ait d’abord de quoi entamer la conversation, désigner l’objet que l’on doit échanger, montrer ce dont on a besoin ; il faut par conséquent quelque chose de sensible, mais ayant puissance intelligible ; et ce quelque chose, c’est ce que j’ai appelé d’une façon générale, le verbe.
Le commerce des esprits précède donc le commerce des choses. »
Extrait de « Regards sur le monde actuel et autres essais » de Paul Valéry (éd. Gallimard 1945)
[7] Kim Schmitz, alias Kim Dotcom, propriétaire de Megaupload (site web qui proposait un service d’hébergement de fichiers).

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Le cahier imprimé du colloque « L’exception culturelle » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation »

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