Intervention de Jean-Luc Gréau, économiste, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Le projet de marché transatlanique » du 16 septembre 2013.
– le cadre monétaire,
– le régime, le droit et la politique de la concurrence au sein du marché transatlantique, s’il existe,
– le régime des investissements au sein de ce marché transatlantique.
Ces trois questions économiques majeures, incontournables, ne semblent pas figurer explicitement à l’agenda des pourparlers qui sont engagés.
Tout d’abord, une information et une question :
Une information.
Dans les faits la Commission européenne a engagé la préparation de cette négociation dès janvier 2011. Depuis janvier 2012, à l’échelon de la Direction de la concurrence, principalement concernée, 135 réunions ont été menées avec des entreprises, essentiellement des multinationales, de façon à préparer le terrain. Autrement dit, dix-huit mois avant le 18 juin 2013, date à laquelle le principe a été adopté au G8, la Commission européenne avait pris l’initiative d’introduire le projet dans son futur agenda, conformément à la méthode du fait accompli qui permet de déborder les États qui pourraient rechigner à s’engager dans les voies qu’elle choisit. C’est donc une chose qui vient de loin et surtout d’ « en-haut », des institutions européennes elles-mêmes. Ce projet ne répond à aucune attente des citoyens.
Je rebondis sur ce qu’a dit Xavier Bertrand. Nous sommes toujours dans le sillage d’une double crise américaine et européenne, une crise « occidentale » au sens large, qui a dévasté les comptes publics et ouvert des brèches énormes dans les systèmes d’emploi des deux côtés de l’Atlantique. Je ne vois pas comment, à l’exception peut-être de l’Allemagne et de la Finlande, les pays de la zone euro – et même, au-delà, l’Angleterre – pourront rétablir un équilibre approximatif de leurs comptes publics. Et nous choisissons ce moment pour nous engager dans un pari à long terme de marché transatlantique, alors que nous sommes déjà lourdement contraints par la mondialisation. Je ne comprends pas. Il faudra en débattre.
La question essentielle est que si un jour nous aboutissons à un traité transatlantique, celui-ci liera la France comme l’ensemble des Européens. Et nous ne pourrons pas revenir de notre propre chef, de façon unilatérale, sur les dispositions incluses dans le traité.
C’est pourquoi je vais traiter maintenant les trois questions essentielles.
Le cadre monétaire, déjà abordé par Jean-Pierre Chevènement, est crucial. Il ne peut pas y avoir de marché commun sans cadre monétaire stable. C’est une question de principe. Nous sommes effectivement dans un système de change flexible pour l’ensemble des relations transatlantiques entre d’un côté le dollar américain et le dollar canadien, et de l’autre, l’euro, les monnaies scandinaves et la livre anglaise. Ces monnaies peuvent varier de façon extrême sur un marché des changes flexibles. L’euro, par exemple, qui avait commencé à 1,18 dollar, était tombé en 2001 à 0,82 dollar. En 2009 il avait quasiment doublé (à 1,60 dollar) avant de retomber à 1,20 dollar. Il se situe aujourd’hui entre 1,30 et 1,35 dollar. Des transactions équitables et stables sont impossibles avec de telles variations, d’une part parce que des déséquilibres frappent les grands agents économiques, d’autre part parce que les entreprises, premières concernées, ne peuvent plus faire de calculs économiques importants. Une entreprise qui travaille avec le marché américain doit pouvoir tabler sur une parité monétaire déterminée. Or c’est impossible.
Cela fait quarante ans tout juste que le système de changes stables et ajustables de Bretton Woods, pierre angulaire des échanges mondiaux dans l’après-guerre, s’est effondré. Les Européens, alors liés au sein du Marché commun ont alors décidé de se doter d’un système monétaire européen afin de faire face au trou béant créé par l’échec de Bretton Woods. On mit donc en place le serpent monétaire, puis le SME, un système de change stable mais ajustable. De fait, c’était la réponse appropriée à la question qui nous était posée.
Peut-on ou non faire un marché commun transatlantique sans avoir au moins un cadre monétaire stable, avec des monnaies américaines et des monnaies européennes stabilisées les unes par rapport aux autres ? Autrement dit, peut-on éviter l’hypothèse d’un SMA (système monétaire atlantique) ? Je crois que non.
Le droit et la politique de la concurrence en Europe se sont américanisés dans les vingt dernières années :
Nous avons entériné le principe des OPA hostiles (invention anglo-américaine) dans le domaine financier. L’OPA permet à une entreprise de s’emparer d’une autre entreprise en proposant aux actionnaires les sommes appropriées afin d’obtenir le contrôle de l’entreprise. Contrairement à la présentation qui en est le plus couramment faite, elles visent non pas des entreprises en difficulté ou en souffrance de développement, mais des entités performantes dont les « raiders » s’approprient le savoir-faire et la clientèle. Ce procédé s’apparente à la razzia. Son application a entraîné la disparition pratique de la sidérurgie française, incarnée par deux fleurons, Arcelor et Péchiney, après que les autorités européennes, en la personne de Nellie Kroes et Mario Monti aient donné leur bénédiction aux raids de Mittal et d’Alcan.
Le deuxième alignement sur les États-Unis concerne le régime des aides d’État. Les États européens ne peuvent plus aider de grands projets. Aujourd’hui, le régime des aides d’État adopté par l’Europe il y a quelques années nous interdirait de lancer un projet du type Airbus. C’est d’ailleurs ce que Robert Zoellick, secrétaire au Commerce américain, a rappelé à son homologue européen Peter Mandelson venu plaider la cause d’Airbus.
Troisième exemple d’américanisation de la politique de concurrence européenne : le traité de Lisbonne comporte une disposition a priori très favorable selon laquelle la concurrence loyale et non faussée doit être exercée comme un outil économique au service d’objectifs plus généraux (objectifs de développement à long terme, objectifs sociaux et environnementaux). Le problème est que cet article favorable du traité de Lisbonne n’est pas respecté. Au contraire, les autorités de la concurrence européenne et les responsables nationaux liés à l’autorité européenne subordonnent tous les autres objectifs au respect de la concurrence loyale et non faussée. Il s’agit là, ni plus, ni moins, d’un excès de pouvoir de la part des autorités européennes.
En conclusion, si nous devions, par le biais d’un marché transatlantique, entériner toutes ces évolutions critiquables, nous ne pourrions pas revenir dessus.
L’un des impératifs de la construction européenne devrait être aujourd’hui de dresser un bilan de ce qui a été fait, dans le domaine monétaire, dans le domaine de la concurrence, pour essayer de rebâtir un projet cohérent. Mais l’entrée dans le dispositif du traité transatlantique nous en empêcherait.
Le régime des investissements.
Le texte qui a été préparé réintroduit l’AMI (Accord multinational sur les investissements), élaboré dans les années 90 et bloqué à l’échelon français par Lionel Jospin à la suite d’un rapport de Catherine Lalumière concluant que ce projet était irréformable. Il avait alors été abandonné, d’autant plus que les Américains avaient d’autres objectifs et que nous étions déjà engagés dans le processus de mondialisation. Il réapparaît. Le point essentiel de cet accord est que les entreprises, en l’espèce les multinationales, pourraient agir devant des tribunaux pour contester les décisions des États concernés comme contraires à leurs intérêts propres. Ce point n’avait pas échappé à l’époque aux négociateurs, ce qui avait sans doute joué un rôle déterminant dans l’échec de l’AMI.
La réintroduction de l’AMI par les Européens dans le cadre du projet transatlantique est un « cheval de Troie » dont nous serions bien avisés de nous méfier.
Paradoxalement, ce projet de marché, conçu à l’initiative des institutions européennes, est destiné à favoriser un rééquilibrage des échanges entre les États-Unis et l’Europe alors que ces échanges sont, pour l’instant, favorables à l’Europe. L’Europe, dans certaines productions, est plus compétitive que les États-Unis, malgré le fait qu’elle dispose d’un avantage comparatif considérable en matière monétaire. Il est très difficile d’évaluer cet avantage de manière globale. La crise européenne nous a enseigné qu’il faudrait plusieurs euros en lieu et place de la monnaie unique, de manière à ajuster les parités des économies concernées à leur degré de compétitivité. La Grèce devrait avoir un euro à 0,70 dollar, le Portugal un euro à 0,90 dollar, l’Allemagne à 1,30 dollar, la France à 1,10 ou 1,15 dollar et l’Italie à 1,10 dollar. Néanmoins on peut dire qu’à partir du moment où la monnaie européenne est au-dessus de 1,10 dollar, la zone dans son ensemble est asphyxiée par la surévaluation monétaire.
Si un brûlot de discorde devait être introduit dans une négociation transatlantique, ce serait la question monétaire. Jean-Pierre Chevènement a raison. À quel niveau faut-il stabiliser les monnaies ? On pourrait choisir la parité française, ou franco-italienne, qui paraît la plus favorable. Le problème, c’est l’Allemagne. Mme Merkel a accepté en son temps la candidature à la BCE de Mario Draghi, président de la Banque d’Italie, proposée par Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy, à la condition que le nouveau président de la Banque centrale s’engage à maintenir l’euro en position forte, aux alentours de 1,30 dollar, sans jamais céder aux sirènes de la dévaluation plus ou moins avouée qui permettrait à l’Europe d’être plus compétitive. Cette demande a été respectée jusqu’ici et je ne vois pas qu’elle ne le soit pas dans l’avenir.
Donc il y a un problème de fond. Un litige important se profile entre une France qui se ressaisirait de sa volonté politique et une Allemagne assise sur sa supériorité économique et industrielle et, peut-être, après la réélection de Mme Merkel, sur sa prééminence politique.
Je vois aussi dans ce projet une nouvelle offensive des acteurs des marchés contre les États. Les traités commerciaux et financiers sont un très bon outil pour ligoter le pouvoir de réglementation. Il est évident qu’à l’échelon de M. Barroso et de ses collègues (Karel de Gucht et autres Nellie Kroes), on veut renforcer le pouvoir des acteurs de marché vis-à-vis des États qui manifesteraient la volonté intempestive de prendre des réglementations contraires à leurs intérêts égoïstes.
En conclusion, les deux points essentiels sont la monnaie et la lutte des opérateurs des marchés contre le pouvoir des États (s’appuyant au besoin sur des juridictions comme la Cour de Luxembourg). Le marché transatlantique ne peut que renforcer cette tendance lourde.
Je ne crois pas que l’Europe puisse s’en sortir par un nouveau traité.
À chaque nouvelle proposition : marché unique, monnaie unique, marché transatlantique, ressurgit le leitmotiv : cela va éliminer des frictions, éviter des coûts dommageables lors des transactions commerciales et financières et … créer de nombreux emplois ! Selon le rapport Cecchini de 1988 (« Défi 1992 »), nous devions gagner cinq ou six millions d’emplois grâce au marché unique. En fait, au moment où le marché unique a été instauré, l’Europe, victime de la récession, a perdu entre trois et quatre millions d’emplois ! Ce postulat axiomatique, jamais confirmé par les faits, permet de faire passer auprès de l’opinion – surtout de l’opinion instruite – l’idée qu’on va dégager des marges de croissance et des volumes d’emplois supplémentaires.
En réalité, la croissance part de l’innovation, de l’investissement, et elle est confirmée par une demande solvable qui s’adresse aux produits innovants. C’est cela qui crée la croissance, et rien d’autre. Le postulat de la croissance issue de la suppression des entraves et des frictions de marché a été mis en avant par les économistes de l’école néo-classique auxquels se rattachent la grande majorité des économistes en fonction au FMI, à l’OCDE ou à Bruxelles. Mais l’histoire économique s’inscrit en faux contre ce postulat. Les pays qui ne parviennent pas à construire leurs avantages comparatifs en soutenant des activités innovantes, à rendement croissants, sont voués à végéter dans la pauvreté, quel que soit le régime de leurs relations avec le reste du monde.
Jean-Pierre Chevènement
Merci à Jean-Luc Gréau pour cet exposé parfaitement clair et rigoureux.
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