Le modèle allemand au-delà des mythes

Note de lecture de « Made in Germany – Le modèle allemand au-delà des mythes » (Seuil, janvier 2013), par Baptiste Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica.

Dans son dernier ouvrage, Guillaume Duval rappelle, dans un exercice analytique approfondi, que les succès industriels allemands ne sont pas dus à la politique économique libérale menée par le Chancelier Schröder au début des années 2000, mais plutôt à la rencontre de caractéristiques structurelles anciennes du « modèle allemand » et de leviers conjoncturels puissants.

Qu’est-ce-que le « modèle allemand » ?

La bonne fortune de l’industrie allemande, explique Guillaume Duval, est liée à des caractéristiques structurelles et conjoncturelles qui n’ont rien à voir avec l’action de G. Schröder, assimilée à tort au modèle allemand. Parmi les avantages structurels, on peut souligner le développement et la production de richesses équilibrés au sein du territoire allemand ; la codétermination (Mitbestimmung), abusivement appelée cogestion ; le rôle déterminant de l’apprentissage et de la formation professionnelle ; la valorisation du travail industriel dans la société, etc. Autant d’atouts qui font défaut à la France et qui expliquent mieux le déclin de l’industrie française que la hausse supposée de son coût du travail, la rigidité du marché de l’emploi et le niveau trop élevé des dépenses publiques. Seule limite structurelle pour l’Allemagne, bien connue désormais : une dynamique démographique handicapante à long terme, avec une natalité faible, une subordination persistante des femmes dans le marché du travail et au sein de la société, la faiblesse non corrigée des possibilités d’accueil des enfants en bas âge, et enfin l’appauvrissement massif et programmé des futurs retraités.

En outre, depuis le milieu des années 2000, l’explosion de la demande des pays émergents, a rencontré et accompagné la spécialisation allemande dans les biens d’équipement et les automobiles de luxe. La « reconquête de l’hinterland centre européen » suite à la réunification a également été bénéfique à l’Allemagne, améliorant la compétitivité-coût de produits assemblés en Allemagne mais dont les composants et les sous-ensembles sont souvent fabriqués à moindre coût à l’étranger. Enfin, la baisse tendancielle récente du cours de l’euro par rapport à son pic de 2008 (1,6$) a permis de doper encore un peu plus les exportations allemandes, alors que la hausse qu’avait subie l’euro par rapport au dollar de 2000 à 2008 avait fini de miner ce qui restait d’industrie dans les autres pays européens. Au cours de cette période, la modération salariale pratiquée par l’Allemagne a fonctionné, il est vrai, comme une dévaluation interne et a donc compensé la hausse de l’euro. Mais à quel prix ! Le Chancelier Schröder et la partition social-libérale jouée lors de ses deux mandats ont en fait « fragilisé à terme l’économie et la société allemandes en permettant que s’y répandent la pauvreté et les inégalités et en freinant la modernisation de ses infrastructures collectives ». Entre 1998 et 2005, le PIB/habitant n’a augmenté en Allemagne que de 7,6% (11% en moyenne dans la zone euro, et 10,6% en France). Entre 2000 et 2005, le pouvoir d’achat des salariés allemands chutait de 2,8%, alors qu’il progressait de 5,7% en France. Enfin, le taux de pauvreté faisait un bond historique, passant de 10,5% en 1999 à 14,5% en 2006. La forte pression exercée sur les prestations sociales, dont le niveau baissait de 17,9% du PIB en 1997, à 15,4% en 2006 (18,2 à 17,8% en France), n’y était pas étrangère.

Au secours de G. Schröder, de son Agenda 2010 et des lois Hartz I à IV, les promoteurs de ce « modèle » allemand – qui n’est rien de moins qu’un programme de baisse des salaires et de démantèlement de la protection sociale – mettent en avant les chiffres du commerce extérieur de l’Allemagne : alors que la balance commerciale allemande était déficitaire en 1998 (15 milliards d’euros), elle est désormais largement excédentaire (188 milliards d’euros en 2012). Mais ce retournement traduit surtout « l’ampleur du déséquilibre entre l’épargne excessive des ménages et des entreprises allemandes et la faiblesse de la consommation et des investissements en Allemagne même ». Et précisons qu’il s’agit d’excédents commerciaux qui étaient largement réalisés sur les pays de la zone euro. Toutefois, on assiste depuis 2008 à « une mutation spectaculaire du commerce extérieur allemand : le pays n’accumule plus ses excédents au détriment de ses partenaires, mais bien davantage sur les marchés émergents » [1]. Ainsi, en 2007, l’excédent commercial allemand se faisait aux deux tiers au sein de l’UE, aujourd’hui il se fait aux trois quarts hors de l’UE. Guillaume Duval commet ainsi une légère erreur d’analyse lorsqu’il affirme que le prolongement de la crise européenne finirait par emporter l’économie allemande, en raison de la structure de son commerce extérieur. Cette transformation n’empêche pas pour autant de dire que la politique économique menée par G. Schröder porte une responsabilité déterminante [2] dans les déséquilibres macroéconomiques à l’origine de la crise de la zone euro [3]. A cela s’ajoute le coût de la réunification qui a bien entendu pesé sur l’Allemagne, mais aussi sur ses voisins dans des proportions proches, du fait de la politique non coopérative et d’inspiration ordo-libérale de la Bundesbank (augmentation des taux d’intérêt pour lutter contre inflation, sans concertation avec les partenaires).

L’ordolibéralisme et la construction européenne

Les idées ordolibérales, centrales dans la construction de l’Allemagne après la Seconde Guerre Mondiale, ont servi de modèle à la construction européenne depuis le Traité de Rome. Dans ce qui apparaît comme le point culminant de l‘ouvrage, Guillaume Duval revient sur ce corpus théorique trop souvent érigé en modèle. Selon l’ordolibéralisme tel qu’il a été pratiqué en Allemagne, l’Etat a certes un rôle central, mais il ne consiste qu’ « à établir les règles précises et à les faire respecter strictement par les acteurs de l’économie notamment en matière de concurrence », et « non à intervenir directement dans la production des biens et services ou à redistribuer des richesses pour corriger les inégalités » [pages 106-107]. Ces idées connaissent leur consécration dans les années 60 avec Ludwig Erhard et son « économie sociale de marché » (qui est tout sauf un concept social-démocrate).

Ce corpus théorique a eu une influence décisive sur la construction européenne depuis le Traité de Rome avec la construction d’une « Europe des règles », dotée d’institutions centrales largement privées de moyens d’intervention directe dans l’économie [4]. Ironie de l’Histoire, cette conception convenait aux autorités allemandes, mais aussi aux dirigeants français. Cela leur permettait de contourner le problème de la construction d’un Etat fédéral auquel il aurait fallu transférer des moyens financiers importants et des éléments significatifs de souveraineté et d’action. Toutefois, la logique ordolibérale « se révèle de plus en plus inadaptée, compte tenu de l’ampleur de ce qui a été mis en commun avec la monnaie unique et de la multiplication des échanges de biens, de services, de capitaux : des règles ne peuvent plus suffire à définir des politiques économiques adaptées en Europe et il faudrait désormais pouvoir véritablement décider et agir en commun ». C’est une Europe de projets que dessine Guillaume Duval [5], au premier rang desquels l’auteur place la conversion écologique de nos économies et la transition énergétique (le « Green New Deal européen ») bien qu’il semble difficile que l’Allemagne et la France parviennent à un accord, tant leurs choix en matière énergétique sont différents.

Finalement, « l’économie allemande s’en sort moins mal que d’autres aujourd’hui, malgré Schröder plutôt que grâce à lui » [page 140]. On a attribué à tort le rebond économique allemand des années 2000 aux effets différés de la politique Schröder, d’un seul coup élevée au rang de « modèle ». Or le rebond allemand est davantage la conséquence de la politique à peine moins libérale menée par Merkel, mais surtout la résultante des caractéristiques structurelles anciennes du modèle allemand, accompagnées de facteurs conjoncturels

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[1] L’Allemagne prend le large, Tribune parue dans Les Echos, Laurent Faibis et Olivier Passet (Xerfi), le 13 mai 2013
[2] « Le schröderisme généralisé, loin d’être la solution pour l’Europe, est au contraire le plus sûr moyen de la condamner définitivement » [page 218]
[3] Pas de sortie de crise sans résorption des déséquilibres des balances des paiements, Fondation Res Publica, octobre 2011
[4] 55 ans après le traité de Rome, le budget de l’UE ne représente toujours que 1% du PIB européen, et il est davantage question aujourd’hui de le réduire !
[5] Cf intervention de Jean-Yves Autexier au Forum des Think Tanks 2013

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