Intervention de Jean-Eric Schoettl, Conseiller d’État, au colloque « La Cour de Justice de l’Union Européenne » du 11 février 2013.
Ils mettent en relief une réalité sous-estimée par un commentaire politique qui (surtout en ces jours de marathon sur les perspectives budgétaires) valorise soit les autres pouvoirs européens (Commission et Parlement), soit la coopération (ou la bagarre) intergouvernementale, mais néglige le pouvoir juridictionnel et le caractère prégnant de la dimension juridique, pourtant centraux en Europe.
De ces présentations autorisées du rôle de la Cour de justice, je tirerais, à titre purement personnel, les six idées suivantes que je livre au débat.
1) Le droit de l’Union européenne ne se réduit plus, depuis longtemps, à un droit économique.
Comme l’a rappelé Géraud Sajust de Bergues, il a investi depuis longtemps les questions de justice et de police, la lutte contre les discriminations, l’entrée et le séjour des étrangers, les relations du travail, les traitements de données personnelles, l’environnement, la propriété intellectuelle etc.
De plus, même à défaut de base légale explicite dans les traités, diverses matières ont été attraites dans le droit communautaire en raison de leurs interférences avec la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux. Je pense à la fiscalité, avec les directives TVA ou, comme nous l’indiquait Stéphane Gervasoni, à l’avoir fiscal ou à l’exit tax.
De même, la sauvegarde de la concurrence intracommunautaire est d’interprétation large, remettant en cause la plupart des interventions économiques de l’État et des collectivités territoriales. Se sont continument durcies, au travers des textes et de la jurisprudence, les conditions de fond et de procédure auxquelles sont assujetties les aides publiques, notion d’interprétation elle-même extensive, à l’origine des nombreux et difficiles contentieux qui, comme on a vu, mobilisent toute l’énergie et le talent de Géraud Sajust de Bergues.
Ce pouvoir attractif du droit de l’Union, y compris dans les matières du « troisième pilier », relativise la révérence nominalement gardée envers les matières demeurées dans le sanctuaire des compétences nationales. À cet égard me paraît une vue de l’esprit toute théorique la « neutralité » du droit de l’Union à l’égard du mode d’appropriation des moyens de production. Un État membre qui nationaliserait son industrie se mettrait par construction en contravention avec le marché unique et violerait plusieurs droits fondamentaux de l’Union…
Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, fait partie intégrante du droit de l’Union la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont le champ d’application va au-delà de celui de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), puisqu’il comprend les droits dits de la troisième génération (bioéthique, droits de l’enfant, accès aux documents administratifs, pétition, environnement…).
Dès avant cela, la Cour de justice appliquait la CEDH (et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg), incorporée depuis lors explicitement dans le TUE (art 6 § 2 [1]), ainsi que les principes généraux du droit de l’Union (inspirés des principes généraux du droit dégagés par le Conseil d’État français, eux-mêmes proches parents des droits et libertés constitutionnels).
Le champ investi par le droit de l’Union et ses juges s’est donc doublement étendu depuis le traité de Rome :
– quant aux matières (expansion horizontale),
– quant au référentiel (expansion verticale, ne jouant en théorie que dans les domaines investis par le droit de l’Union, mais c’est déjà beaucoup, puisque cela comprend tout acte national intervenant dans une matière touchée par ce droit).
Or cette extension en surface et en profondeur du droit de l’Union, par rapport aux règles originelles du marché commun, est largement ignorée de nos concitoyens et n’est pas véritablement connue des politiques.
Il y a là plus qu’un malentendu : un fossé d’incompréhension.
Cela, à soi seul, interpelle un démocrate.
2) Deuxième idée : le droit de l’Union prévaut sur tous les textes de droit interne, y compris constitutionnels.
Dès 1964, un arrêt Costa c/ Enel fait la théorie de cette primauté du droit européen (alors « communautaire ») sur le droit interne.
Pour en mesurer pleinement la portée, il faut citer intégralement son considérant central :
« i[A la différence des traités internationaux ordinaires, le traité (alors de Rome) a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres […] et qui s’impose à leur juridiction. En instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et de pouvoirs réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États, ceux-ci ont limité leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes. …. Le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même… […] Le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté]i ».
Soulignons que ce principe de primauté du droit de l’Union, création à l’origine jurisprudentielle, fut le principal problème qu’eut à régler le Conseil constitutionnel en 2004 avec le « traité établissant une Constitution pour l’Europe », celui-ci gravant le principe de primauté dans le marbre des traités. Si elle n’est plus explicitement énoncée dans le corps même du traité de Lisbonne, la primauté du droit de l’Union n’en figure pas moins dans une déclaration annexée à ce traité (déclaration n° 17). Surtout, il demeure la règle cardinale de ce droit, constamment appliquée tant par les organes de l’Union que par les juges nationaux.
Il faut bien comprendre que le « droit de l’Union » qui prime tout texte de droit interne, ce n’est pas seulement le « droit primaire », celui des traités (TUE, TFUE). Ce sont aussi les règlements, décisions cadre et directives, c’est-à-dire la masse imposante du droit dérivé.
Ce droit est touffu, complexe, technique, dispersé, mal « consolidé », non codifié. Fin 2007, il couvrait 100 000 pages du JOCE selon les chiffres de la Commission. Son manque de lisibilité doit beaucoup à la multiplicité des intervenants, officiels et officieux.
Les appels à contributions, s’ils se réclament de la transparence et de la participation de la société civile, font une large place aux lobbies, économiques ou idéologiques. Ceux-ci opèrent, fort efficacement, dans les coulisses de l’Union. 5 000 étaient accrédités auprès du Parlement européen en 2008. Il y aurait en tout 15 000 de ces groupes de pression.
Les États membres tombent souvent dans les pièges d’une négociation dont ils évaluent mal l’impact.
Le contrôle par les parlements nationaux des actes de l’Union est bien formel, pour ne pas dire platonique, au moins en France.
Or le droit issu de ce processus est impératif, supérieur à tout texte interne et d’effet direct.
C’est même vrai des directives puisque, passé le délai de transposition, sont d’effet direct les prescriptions précises et inconditionnelles des directives (Van Duyn 1974), ce qui est fréquent car les directives sont souvent rédigées de façon détaillée.
3) Troisième idée : la CJUE joue un rôle d’autant plus crucial que l’Europe se construit par le droit et que l’effectivité de ce droit est déléguée aux États et non à des administrations fédérales (en mettant à part la BCE).
Il faut donc un chien de garde pour veiller à ce que les administrations et juridictions nationales délégataires « transposent » ce droit, puis l’appliquent, correctement et uniformément.
La nécessité d’assurer au droit de l’Union son effectivité et son unité oblige la Cour de Justice (et donc les juridictions nationales) à gommer les particularités nationales, en ignorant par exemple le partage public/privé correspondant à la culture de chaque pays membre, ce qui, dans le cas de la France, place nos établissements publics en état de sursis et nous oblige à nous raccrocher, pour justifier les aides publiques, à la branche fragile des prestations « in house » [2]. Et, on nous l’a dit, il en est de même de la notion d’autorité publique qui a tendance à être confinée au strictement régalien par la Cour de Luxembourg.
Le rôle de la CJUE dans la construction du droit européen est décisif. Sa jurisprudence est prolixe, les « grands arrêts » [3] se déclinant ensuite au travers de jurisprudences de plus en plus fines.
Hubert Legal nous a expliqué il y a un instant que le « temps des feux de camp scouts » était passé, que la page de l’époque héroïque (les quinze années séparant les arrêts Van Gend en Loos et Simmenthal) était tournée, que la Cour s’était assagie, que le consensus juridique européen s’en tenait désormais aux compétences d’attribution et donnait toute leur valeur aux principes de subsidiarité et de proportionnalité.
Il reste que les feux de camp s’entretiennent de leur propre substance et qu’on les a alimentés dans la période récente de nouveaux combustibles (Charte des droits fondamentaux, justiciabilité de l’ancien troisième pilier, police budgétaire).
Le « temps de la fronde » est-il révolu ? Sans doute, mais seulement parce que les coups d’audace des années 70 sont devenus la doxa commune, intériorisée par les autorités et juridictions nationales, qui par zèle, qui par résignation.
Cette jurisprudence des quinze années héroïques prolonge ses effets bien au-delà des arrêts fondateurs.
Elle a fait produire le plus de conséquences possibles à des principes dégagés par le juge lui-même, sans base textuelle explicite :
– Primauté (toute norme nationale contraire au droit de l’Union doit être écartée par toute autorité nationale ou européenne, politique, administrative ou juridictionnelle),
– Effet direct (dès lors qu’il est assez précis, et sauf pour les directives au cours du délai de transposition, le droit de l’Union est invocable par les personnes intéressées, sans besoin d’intermédiation nationale),
– Effet utile (l’absence de base légale d’une mesure en droit de l’Union est couverte par le fait qu’elle permet la réalisation d’un objectif de l’Union),
– Théorie des « compétences implicites » (voir à cet égard l’arrêt AETR de 1971 qui, à défaut de base légale explicite, fonde les relations extérieures de la Communauté, dans tout domaine relevant de ses compétences internes, sur la nécessité de faire produire un effet utile à ces dernières, notamment en empêchant les États membres de conclure séparément avec des États tiers des accords dérogeant au droit communautaire).
L’incidence de cette jurisprudence est considérable sur les droits que particuliers et personnes morales peuvent tirer du droit primaire comme du droit dérivé, qu’on pense :
– aux déclinaisons infinies de la liberté de circulation, d’établissement et de prestation (avec l’arrêt « Cassis de Dijon » de 1979 et la notion de reconnaissance mutuelle, qui ont joué, dans la réalisation du marché intérieur, un rôle probablement plus grand que le droit dérivé),
– ou à la responsabilité de l’État à l’égard des particuliers pour violation du droit de l’UE (qui s’ajoute aux amendes prononcées pour manquement et aux remboursements d’aides d’État euro-incompatibles), le tout se chiffrant en 2012 pour la France en milliards d’euros…
Notons au passage que la possibilité de mettre en cause la responsabilité d’un État membre à l’égard de particuliers pour manquement au droit communautaire est une construction prétorienne (Francovich c/ Italie, 1991 ; Factortame 1996).
La CJUE (moins cependant que la CEDH) sait en effet se montrer « prétorienne ».
Elle le fait d’autant plus que son critère d’interprétation du droit de l’Union est finaliste (téléologique nous a dit Hubert Legal).
Elle l’a fait depuis longtemps en matière d’accès aux professions. Ainsi, dans un arrêt « Kreil » du 11 janvier 2000, la Cour tranche la question de savoir si le respect de l’égalité de traitement entre hommes et femmes imposé par une directive du Conseil s’oppose à l’application des dispositions constitutionnelles excluant les femmes des emplois militaires comportant l’utilisation d’armes. La Cour juge que : « la directive s’oppose à l’application de dispositions nationales, telles que celles du droit allemand, qui excluent d’une manière générale les femmes des emplois militaires comportant l’utilisation d’armes. »
Or, précisément, l’arrêt Kreil (qui n’est pourtant pas un arrêt de la période héroïque) intervient dans un domaine – les choix en matière de défense – dont Stéphane Gervasoni nous a dit qu’il demeurait dans la compétence exclusive des États membres… C’est sans compter sur le pouvoir attractif du droit de l’Union, ni sur la « capillarité » des matières.
Autre exemple récent, en matière d’immigration cette fois, auquel Stéphane Gervasoni a fait allusion.
La Cour de Justice a jugé en 2011 [4] que la « directive retour » de décembre 2008 [5] serait privée d’effet utile si une garde à vue, qui relève de la procédure pénale, était possible contre un étranger en situation irrégulière, sans avoir épuisé au préalable les procédures d’éloignement prévues par cette directive.
Or la garde à vue était, en France, la première étape de l’éloignement et n’était pas accompagnée de poursuites pénales. C’était donc la condition objective de la mise en œuvre des procédures de reconduite voulues par la directive… et d’elles seules, puisqu’il n’y avait pas de condamnation…
Pour se conformer à cet arrêt, dont la logique est (pour reprendre la formule de Hubert Legal à propos d’une autre affaire) assez « circulaire », et que personne n’avait prévu [6], il a fallu inventer une « retenue » ayant toutes les caractéristiques objectives de la garde à vue, sans en porter l’étiquette : solution à la fois compliquée et hypocrite. Comment faire autrement ?
On compare parfois les pouvoirs de nos deux cours supranationales – Luxembourg et Strasbourg – à celui de cours constitutionnelles.
Mais ce pouvoir est en vérité plus grand. Si la majorité des 3/5 des suffrages exprimés est atteinte au Parlement français, une jurisprudence du Conseil constitutionnel peut être anéantie par une révision de la Constitution. Le Représentant recouvre son empire sur le Juge. On l’a vu pour la parité hommes femmes en 1999 et 2008, demain peut-être pour la Charte des langues minoritaires ou le droit de vote des étrangers.
Un tel « lit de justice » n’existe pas pour surmonter les arrêts de Luxembourg ou de Strasbourg… Le Représentant européen, qu’il soit intergouvernemental (Conseil) ou supranational (Parlement), n’aura jamais barre sur la Cour de justice.
4) Quatrième observation : toutes les juridictions nationales sont gardiennes du droit de l’Union. Elles deviennent donc fonctionnellement des « organes supplétifs » de la CJUE. « Supplétif » est d’ailleurs un mot faible : depuis belle lurette, le juge national est, comme nous l’a rappelé Géraud Sajust de Bergues, le juge communautaire de droit commun.
Le juge français fait prévaloir le droit européen sur la loi même postérieure (le Conseil d’État français ayant « fait de la résistance » à cet égard jusqu’à l’arrêt Nicolo de 1989).
Les juridictions nationales posent des questions préjudicielles à la CJUE en cas de doute sur la portée du droit de l’Union, mais écartent d’elles-mêmes les normes nationales, y compris législatives, lorsqu’elles leur paraissent « clairement contraires » au droit de l’Union.
C’est ainsi, pour ne donner que ces deux exemples glanés dans l’actualité juridique, que la juridiction administrative :
– neutralise comme contraire aux principes communautaires une arme aussi stratégique que l’article 155 A CGI qui permettait de déjouer des schémas d’évasion fiscale consistant à créer à l’étranger une société ad hoc, contrôlée par le contribuable, facturant les services rendus par celui-ci en France (CAA Paris 11 octobre 2012) ;
– ou juge illégale telle compensation d’obligations de service public, dans le domaine des transports, comme assimilable à une aide et n’ayant pas été notifiée à la Commission (CE, 23 juillet 2012, Région Ile de France).
Les exemples sont légion, surtout pour les matières du premier pilier, singulièrement pour les « aides de l’État ».
Les juridictions judiciaires ne sont pas en reste. Un exemple entre cent : la Cour de cassation vérifie que les contrôles à la frontière, même motivés par une urgence de la lutte contre la criminalité organisée, ne sont pas un succédané du contrôle aux frontières à l’intérieur de l’espace Schengen.
5) Cinquième idée : les États membres sont schizophrènes à l’égard de la CJUE, pestant contre tel arrêt, mais étendant constamment ses pouvoirs, sans doute par besoin de règle.
Ainsi, avec le traité de Maastricht, ils ont renforcé le pouvoir juridictionnel de la CJUE (notamment avec le « recours en manquement sur manquement », permettant à la Commission, en cas de manquement répété, de demander à la cour de condamner l’État à une astreinte).
Avec le traité de Lisbonne, ils étendent son contrôle à l’ancien troisième pilier et les critères de ce contrôle, toutes matières confondues ou presque, à la Charte européenne des droits fondamentaux : l’extension se réalise, je l’ai dit, à la fois en surface et en profondeur.
Plus récemment, ils lui confient un pouvoir de police en matière budgétaire. Sur le fondement du TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire), la CJUE pourrait par exemple adresser des injonctions à la France ou la mettre à l’amende, si, saisie par un autre État membre, elle jugeait que le mécanisme automatique de correction des déficits budgétaires que nous avons mis en place avec la récente loi organique du 17 décembre 2012, relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, était insuffisant au regard des exigences de l’article 3 de ce traité…
L’attitude des politiques fait parfois penser au silence des agneaux. Ainsi, tel illustre négociateur français de l’avant-projet de traité « portant Constitution pour l’Europe » n’avait perçu ni la « justiciabilité », ni la portée normative de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne annexée à ce projet (et qui l’est dans les mêmes termes au traité de Lisbonne), assurant qu’il s’agissait d’un simple « document d’orientation ».
6) Dernière idée : ce rôle déterminant du juge, au niveau européen, fait bouger les lignes de la séparation des pouvoirs.
Ce n’est pas seulement :
la souveraineté nationale qui se trouve minorée face à des instances supranationales,
mais la souveraineté populaire, incarnée par des hommes politiques élus (qu’ils soient nationaux ou supranationaux), ou par des exécutifs responsables devant les élus, qui doit plier, plus encore que dans le cadre national, devant le pouvoir du juge.
En utilisant une méthode d’intégration qui n’est ni intergouvernementale, ni fédérale, l’Europe majore inévitablement la puissance du juge, qu’il soit national ou supranational, dans des domaines divers, qui peuvent être intensément régaliens.
C’est ainsi que le droit pénal est traité au niveau de l’Union.
Il peut l’être notamment par des directives établissant « des règles minimales » en application de l’art 82 § 2 TFUE. Une directive de ce type est en cours d’élaboration qui régirait, de façon très protectrice, la garde à vue et l’intervention de l’avocat [7].
Ce droit pénal intégré a déjà donné lieu à une jurisprudence « constructive ». Ainsi, dans son arrêt San Jorge du 5 septembre 2012, la Cour de justice pose le principe selon lequel un État membre ne peut réserver à ses seuls ressortissants nationaux le bénéfice de la non-exécution d’un mandat d’arrêt européen en vue de procéder à l’exécution sur son territoire d’une peine d’emprisonnement prononcée dans un autre État membre.
Les restrictions de souveraineté résultantes, qui s’ajoutent aux effets de la jurisprudence de la CEDH, peuvent être considérables.
Le droit de l’Union c’est d’abord et avant tout ce que décide la Cour de Justice, et son processus de décision, fondé sur un raisonnement à la fois juridique et finaliste, conduit nécessairement à des solutions abstraites et inflexibles.
Comme l’a exposé ailleurs Hubert Legal :
« Voir la Cour décliner la règle donne nécessairement un résultat plus abrupt, sinon aveugle, que ce que produirait une négociation entre États, laquelle aboutirait à la mise en place de dérogations et d’exceptions. Même socialement justifiées, ces dérogations et exceptions ne se déduisent pas d’un raisonnement de droit destiné à déterminer les effets attendus d’un principe. »
Telle est en effet la nature profonde de la construction de l’Europe par le droit. Je cite encore H. Legal :
« Quelle est la source de toute interprétation autorisée des traités de l’Union et des règles qui s’y appliquent ? C’est la Cour de justice, détentrice du pouvoir d’assurer le respect du droit dans l’interprétation des traités. Elle est le fondateur, le prophète. »
Il y a un aspect presque mystique dans cette foi dans le droit comme projet et non plus seulement comme moyen du vivre ensemble, dans ce rôle de démiurge confié au juge, chargé d’insuffler une vie propre au limon des traités.
Qu’on permette à votre serviteur, qui croit profondément au droit, qui ne le réduit pas à un simple instrument de la vie collective et qui lui a consacré la majeure partie de son existence professionnelle, de confesser ici sa gêne et son trouble devant ce mysticisme juridique.
Le droit, fût-il celui qui cimente l’intégration européenne, a-t-il cette transcendance, cette force transfiguratrice ? N’est-ce pas trop lui demander ? N’est-ce pas risquer de le rendre soit vain, soit absolutiste ? Peut-on impunément confier à des juridictions intouchables la formidable responsabilité de donner corps et force contraignante à des principes sans doute nobles, mais flous ? L’idéal européen peut-il être accouché « au forceps » par un juge et même par deux (tel l’Homme nouveau, jadis, par la Révolution) ? Une Cour de justice peut-elle tenir lieu, pour progresser dans l’intégration, d’Europe politique ? La polysynodie juridictionnelle (Luxembourg, Strasbourg et les juges nationaux, constitutionnels et ordinaires), le fameux « dialogue des juges », ne conduisent-ils pas à la surenchère plutôt qu’à la modération réciproque ? L’intégrisme juridique peut-il longtemps faire bon ménage avec le sentiment des peuples que traduisent tôt ou tard les consultations démocratiques ?
Cette conception sublimée du droit sacrifie souvent le principe de réalité à des impératifs catégoriques parfois bien éloignés des problèmes quotidiens et des enjeux concrets.
C’est beaucoup plus vrai encore du système juridique de la CEDH (qui s’impose à et dans l’Union).
Aussi la jurisprudence de la Cour de Strasbourg a-t-elle entraîné jusqu’ici de plus fortes et imprévisibles atteintes que celle de la CJUE aux souverainetés nationales.
Pensons aux constructions audacieuses de la jurisprudence de la CEDH, édifiées sur des notions dont le bref énoncé écrit n’avait sûrement pas pareille portée dans l’esprit des signataires (novembre 1950), lesquels sortaient des abominations de la seconde guerre mondiale et n’imaginaient sûrement pas de tels développements :
– Il en est ainsi de la notion de « procès équitable » (art 6 Convention) qui, pour la Cour, s’étend en amont du procès (garde à vue) et à des procédures qui ne sont pas des procès civils et pénaux (le contrôle de la Cour ne s’arrêtant ni au caractère disciplinaire ou administratif, et non juridictionnel, de la procédure de sanction, ni au seuil des cours constitutionnelles) ; avec la condamnation presque systématique des lois de validation ; avec des exigences toujours plus strictes en matière d’« égalité des armes » (la Cour bannissant par exemple du délibéré, même s’ils s’y tiennent cois, rapporteurs et ministère public [8] ; ou remettant en cause le parquet français) ;
– Il en est encore ainsi de la jurisprudence sur la vie privée (art 8), dont la protection commande le droit au rapprochement familial (avec des effets considérables sur les législations et les jurisprudences des États membres en matière migratoire) ou qui voit, dans des mécanismes du type Tracfin, une « ingérence » interdite aux États, même dans le cadre de la lutte contre le grand banditisme, s’agissant des activités constituant le « cœur de métier » des avocats (Michaud c/ France, 6 décembre 2012);
– Ou du « principe d’autodétermination de la personne », que la Cour tire aussi du respect de la vie privée, et qui fonde le « droit de chacun de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence » (Haas, 2011 ; Koch, 2012) ;
– ou de la notion de liberté d’opinion et de croyance (art 9), dont la Cour a tiré un droit à l’objection de conscience au service militaire (7 juillet 2011, Bayatyan) ;
– ou de la notion de « bien », objet du droit de propriété, qui a été étendue à des objets immatériels tels qu’une espérance raisonnable de se voir reconnaître un droit (jurisprudence récurrente) ;
– ou de la notion de « liberté de se porter candidat à une élection » (article 3 du protocole n° 1), sur le fondement de laquelle la Cour censure par exemple une législation sur les élections parlementaires qui, ayant imposé une obligation de cautionnement et un recueil de 5 000 signatures de soutien pour enregistrer les partis politiques se présentant aux élections, a été adoptée un mois avant le scrutin, délai jugé insuffisant (Ekoglasnost, 6 nov 2012).
Plus troublante que le contenu de ces solutions (dont certaines conviennent à votre serviteur sur le plan philosophique ou moral, là n’est pas la question) est leur portée intangible et intemporelle, expression d’un Bien indiscutable, s’imposant aux États et aux peuples.
Pose problème aussi l’approche de la Cour de Strasbourg, qui consiste à faire masse des circonstances et des règles nationales, pour porter une appréciation globale sur le caractère proportionné d’une « ingérence » perpétrée par un État contre un droit fondamental. Les droits subjectifs se voient ainsi protégés par une appréciation subjective, mêlant le fait et le droit. D’où des arrêts qu’il est difficile d’anticiper et dont il est ardu de tirer les conséquences au niveau de la législation.
Le droit de la CEDH, à 99% jurisprudentiel, conçu à l’origine comme un standard minimal (bannir la torture), est devenu une sorte de sommet irénique, inaccessible à beaucoup d’États membres dans beaucoup de cas, et plus inaccessible encore aux justiciables ordinaires [9].
Les jugements rendus par nos deux cours suprêmes européennes, Luxembourg et Strasbourg, conduisent objectivement – parce que c’est l’ADN de ce droit individualiste et abstrait dont le seul interprète est le juge – à faire prévaloir, dans beaucoup de domaines, les intérêts personnels sur l’intérêt général, la concurrence sur la régulation, le marché sur le service public, les agents économiques sur les citoyens et les revendications des particuliers et des minorités agissantes sur le pacte social et sur l’ordre public.
Ne soyons pas caricaturaux. Il existe des secteurs du droit de l’Union où prévaut une conception de l’organisation collective proche des traditions social-démocrates. Ainsi, pour les conditions et les relations du travail, il existe des directives protectrices qui chagrinent nos amis britanniques ; ou pour l’égalité homme femme et la lutte contre les discriminations.
La tradition française du service public n’est pas non plus absente du droit de l’Union et de la jurisprudence de la CJUE avec la notion de « service d’intérêt économique général » qui a fait l’objet d’un protocole spécial dans le traité de Lisbonne.
Enfin l’impérium du juge est au diapason à la fois de la tradition germanique et de la common law, quoique le fondement traditionnel de l’action soit différent dans l’une et l’autre tradition (cause of action en common law, droits subjectifs pour le juge allemand).
Ces sources d’inspiration sont diverses, pour ne pas dire disparates : principalement libérale, mais imprégnées du culte des droits fondamentaux, en partie liées au modèle du Welfare State du nord de l’Europe et faisant quelques concessions (mais on peut avoir des inquiétudes à ce sujet en écoutant Stéphane Gervasoni) à la notion française d’autorité publique et de motifs d’intérêt général justifiant l’intervention publique…
Il en résulte des tensions, dont le juge, et lui seul, détient la clé. À lui, et non pas au politique, de fixer le curseur. C’est bien cela qui fait problème.
Ce qui suscite le malaise, c’est ce déplacement de puissance souveraine vers des organes juridictionnels, dont les arrêts s’imposent sans recours et de façon permanente, hors de tout débat démocratique concret, loin des peuples et de leurs représentants.
À tout prendre, ce transfert de souveraineté des peuples et de leurs représentants vers les juges, ce déplacement du débat des enceintes démocratiques vers les salles d’audience, m’interpelle plus que le caractère supranational de ces instances ou que la teneur des solutions retenues [10].
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[1] L’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire.
[2] Teckal, 18 novembre 1999
[3] Van Gend en Loos (1963), Costa c/ Enel (1964), Internationale Handelsgesellschaft (1970), Franz Grad (1970), Simmenthal (1978), Altmark (2003) ….
[4] El Dridi c/ Italie, 28 avril 2011 ; Achugbabian c/ France, 6 décembre 2011
[5] Directive du Parlement européen et du Conseil 16 décembre 2008 sur les normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier
[6] L’analyse faite par la Cour de Luxembourg, vite suivie par la Cour de cassation, a obligé la France en 2012 à d’importantes modifications de l’incrimination de séjour irrégulier et à une redéfinition des procédures relatives au contrôle et à la vérification de la régularité de séjour, propres à assurer, dans le cadre d’une contrainte proportionnée, la mise en œuvre des procédures administratives d’éloignement. Dans la pratique, il ne s’agit (comme l’ancienne garde à vue) ni plus ni moins que de retenir l’intéressé dans un local policier avant son éventuel transfert en centre de rétention administrative. L’effet concret de cet arrêt en matière de libertés doit donc être relativisé. Seule a véritablement changé l’étiquette juridique apposée sur la « retenue » d’un étranger en situation irrégulière dans un commissariat…
[7] Ont été déjà adoptées, pour ne citer que des instruments prochainement appelés à transposition par la loi, la directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes et remplaçant la décision-cadre 2002/629/JAI du Conseil ; la directive 2010/64/UE du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales ; la directive 2011/93/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants, ainsi que la pédopornographie et remplaçant la décision-cadre 2004/68/JAI du Conseil ; la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil du 26 février 2009 renforçant les droits procéduraux des personnes et favorisant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions rendues en l’absence de la personne concernée lors du procès ; la décision 2009/426/JAI du Conseil du 16 décembre 2008 sur le renforcement d’Eurojust et modifiant la décision 2002/187/JAI du Conseil du 28 février 2002 instituant Eurojust afin de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité ; la décision-cadre 2008/909/JAI du Conseil du 27 novembre 2008 concernant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux jugements en matière pénale prononçant des peines ou des mesures privatives de liberté aux fins de leur exécution dans l’Union européenne ….
[8] Voir notamment Martinie c/ France du 12 avril 2006
[9] Il est troublant à cet égard que les parties aux procès strasbourgeois soient plus souvent des procéduriers aguerris que des victimes d’exactions et que les États condamnés soient plus souvent la France ou le Royaume-Uni que d’autres membres du Conseil de l’Europe, arrivés beaucoup plus tardivement et surtout plus incomplètement dans le cercle des États de droit.
[10] Dont toutes, il est vrai, ne portent pas la marque de la « post-modernité », dont certaines sont même raisonnables – je pense à certains sujets sociétaux –, s’inclinant devant la marge d’appréciation qui revient aux autorités nationales (par exemple pour l’accouchement sous X : CEDH, Odièvre c/ France, 13 février 2003)
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