L’encadrement du pouvoir régulateur des États membres par le droit de l’Union : jusqu’où va la Cour de justice de l’Union européenne ?
Intervention de Stéphane Gervasoni, Conseiller d’État, au colloque « La Cour de Justice de l’Union Européenne » du 11 février 2013.
Monsieur le ministre, Excellence, chers collègues, Mesdames, Messieurs.
C’est plutôt avec ma casquette d’ancien référendaire et d’ancien juge au Tribunal de la fonction publique de l’UE [1] que je m’exprimerai ce soir. Vous ne serez pas surpris que mon propos soit plus intérieur et, peut-être, moins critique sur cette institution dont je vais essayer de me faire l’avocat.
Au cours des dix dernières années, nombre d’arrêts de la CJUE ont suscité de vives réactions dans les États membres. La plus notable de ces réactions n’est pas venue du Royaume-Uni, non, mais de la République fédérale d’Allemagne, sous la plume de M. Roman Herzog, son ancien président, lequel, en 2008, critiqua sévèrement la Cour pour l’arrêt qu’elle avait rendu en novembre 2005 dans une affaire Mangold [2], dans laquelle la Cour avait dit pour droit qu’une législation fédérale relative aux salariés âgés était contraire du principe de non-discrimination, garanti par le droit de l’Union. M. Herzog soutenait que la Cour ignorait systématiquement les principes d’interprétation de la loi, s’écartait de la volonté du législateur, inventait des principes servant de fondement à des arrêts ultérieurs, et s’ingérait excessivement dans des compétences aussi essentielles pour les États membres que constituent la politique sociale et la régulation du marché du travail. En 2006, alors que son pays assurait la présidence de l’Union, c’est le chancelier autrichien, M. Schüssel, qui avait fait part de son mécontentement en estimant que la Cour méconnaissait le principe de subsidiarité et les prérogatives des États membres. La Cour avait, au cours des mois précédents, remis en cause le contingentement d’étudiants allemands dans les universités autrichiennes [3], ordonné la reprise de la circulation des poids lourds sur une autoroute du Tyrol, alors que l’Autriche l’avait interdite [4] et, plus accessoirement, constaté qu’un terrain de golf avait été étendu au mépris des droits territoriaux d’un petit oiseau, le crex crex (râle des genêts) [5]. En 2011, ce sont les autorités françaises qui ont manifesté un certain mécontentement après un arrêt El Dridi [6], dans lequel la Cour a jugé qu’une directive européenne s’opposait à une législation nationale (italienne en l’occurrence) sanctionnant un étranger en situation irrégulière en instance d’éloignement d’une peine d’emprisonnement au seul motif que le séjour était irrégulier. La Cour avait estimé qu’une telle peine d’emprisonnement était contraire aux objectifs de la directive tendant, précisément, à permettre l’éloignement de l’étranger hors du territoire national. Cette décision de la Cour remettait indirectement en cause la régularité des procédures d’éloignement en France, qui s’appuient souvent sur des placements en garde à vue, gardes à vue qui devenaient impossibles en l’absence de sanction pénale possible pour séjour irrégulier. Six mois plus tard, une nouvelle affaire portée devant la Cour de Luxembourg a permis à celle-ci… de confirmer son appréciation [7].
Ces réactions sont bien sûr compréhensibles : nul n’est obligé d’être convaincu du bien-fondé d’une décision de justice, fût-elle européenne, à condition de ne pas faire échec à son application.
Dans le bref exposé qui va suivre, je vais tenter, sinon de vous convaincre que la Cour détient la vérité révélée en toute matière, du moins de donner une grille de lecture, de compréhension des finalités qu’elle poursuit et quelques éléments, assez sommaires, qui guident son appréciation de la portée des normes européennes sur les mesures nationales de régulation adoptées par les États membres. Je rappelle avant toute chose que les principes directeurs de la jurisprudence de la Cour sont inscrits en toutes lettres dans les traités (CE et UE, aujourd’hui TFUE), signés et ratifiés par les États membres, et ne sont pas le fruit d’une imagination débridée de la Cour de Luxembourg.
1/ Les principes
Le mieux est sans doute de commencer par citer un de nos compatriotes, Robert Lecourt, méconnu en France – nul n’est prophète… – ancien garde des Sceaux, membre du Conseil constitutionnel et qui fut président de la Cour de Luxembourg pendant neuf ans, jusqu’en 1976 : « Il était d’une belle témérité d’imaginer que des États renonçant à l’absolu de leurs prérogatives souveraines, accepteraient de substituer à leurs propres lois une règle élaborée en commun, directement applicable partout, sous le contrôle des tribunaux de chacun et l’interprétation uniforme d’une juridiction commune. […] Dès lors qu’on voulait organiser, non pas une simple zone de libres transactions entre États, mais une réelle unité entre des marchés et une authentique communauté entre des populations, force était bien d’instituer, et une source réglementaire permanente, et des actes ayant force exécutoire, et le contrôle d’une cour régulatrice ». En instituant la Communauté, écrivait-il, on créait « un monde nouveau, fait d’États et de peuples qui ne seraient plus séparés par des frontières. La liberté devait être la règle : liberté pour les personnes de circuler, de s’établir, de travailler, d’échanger leurs produits. Elle était la nouvelle société dans ses nouvelles dimensions et ses nouvelles structures… ».
Quels principes apparaissent plus ou moins en filigrane dans ces écrits, résumant une philosophie dont la Cour ne s’est pas départie depuis lors ? Ils sont au nombre de trois.
D’abord, la liberté économique, bien sûr mais pas seulement : il faut rapprocher les économies, créer un marché commun, mais aussi rapprocher les peuples. Idéal de liberté donc, au sens large du terme. Cette conception initiale prend une nouvelle dimension avec l’insertion, en 1992, dans le traité de Maastricht, d’une citoyenneté de l’Union, à laquelle la Cour insufflera une réelle substance dans sa jurisprudence, notamment en admettant que la qualité de citoyen de l’Union puisse être directement invoquée en justice.
Ensuite, l’égalité : membres d’un même ensemble, d’une Communauté, il n’est plus question d’admettre des différences de traitement entre les nationaux et les ressortissants des autres États membres, pas davantage entre les États ou entre les entreprises. Là aussi, la notion a autant d’importance économique que politique : la concurrence doit être non faussée, au nom de l’égalité entre entreprises actives sur un même marché, et les droits fondamentaux comme les grandes libertés inscrites dans les traités, également garantis à tous, peu importent la nationalité ou le sexe, les seules réserves ayant trait aux règles inhérentes à l’exercice de la citoyenneté et de la souveraineté nationales : un ressortissant d’un autre État membre de l’Union n’a pas le même droit de séjour inconditionnel en France qu’un Français, ne peut être nommé dans un emploi régalien, tel que magistrat ou diplomate, et n’a pas le droit de vote, par exemple, aux élections présidentielle ou parlementaires.
Enfin, au risque de décevoir l’auditoire, je ne complèterai pas le triptyque par une référence à la fraternité : l’Union et la République ne se superposent pas. Le troisième principe fondamental est celui de la neutralité : neutralité du droit de l’Union, pour peu que les deux précédents principes soient garantis, dans tous les domaines où la souveraineté ou l’autonomie des États membres peut et doit s’épanouir. Le droit de l’Union ne préjuge pas le régime de propriété dans les États membres : si les États préfèrent posséder les entreprises, ils sont libres de le faire. Le droit de l’Union, au niveau des traités, ne postule aucun niveau particulier de protection sociale, de protection de l’environnement, de garantie de santé publique, d’ordre public : les États fixent ces garanties au niveau où ils l’estiment souhaitable et financièrement acceptable. De même, en termes d’organisation interne, par exemple en matière juridictionnelle, les États font comme bon leur semble, à condition de ne pas discriminer entre nationaux et ressortissants des autres États membres.
Si l’on a ces trois boussoles à l’esprit, ces trois baromètres, on peut anticiper plus facilement les solutions retenues par la Cour de justice et en comprendre plus aisément le sens. Étant précisé que des variations peuvent être induites par des dispositions spécifiques de la législation européenne dérivée (règlements, directives notamment), dont la Cour assure le respect.
2/ Deux règles générales d’interprétation
Entrons dans plus de détails.
Il résulte des principes énoncés deux règles générales claires.
La première est que la Cour n’admet l’existence d’aucun pré-carré constitutionnel, dans lequel le droit de l’Union ne pourrait pénétrer et qui le tiendrait en échec.
Point besoin de se plaindre de ce que la Cour change notre droit en affectant une règle constitutionnelle : si une telle règle porte atteinte aux principes énoncés plus haut, la Cour constate sobrement son incompatibilité, indépendamment de la place de cette règle au sommet de la hiérarchie des normes internes. C’est ainsi qu’ont été jugés contraires aux principes de liberté et/ou de non-discrimination la disposition de la Constitution du Luxembourg empêchant les non-Luxembourgeois d’accéder à l’ensemble des emplois de la fonction publique, y compris les emplois n’ayant rien à voir avec la souveraineté grand-ducale [8], la disposition de la Constitution allemande faisant obstacle à ce que les femmes accèdent à tous les emplois dans les forces armées [9] (les femmes étaient jusqu’alors cantonnées dans les emplois de la musique militaire et des services de santé), la disposition de la Constitution hellénique s’opposant de manière générale et absolue à ce que des entreprises impliquées dans le secteur des médias de l’information puissent être attributaires de marchés publics [10].
Cette primauté du droit de l’Union, y compris sur le droit constitutionnel, heurte parfois la conscience des politiques ou juristes attachés à ce que la Constitution reste la norme suprême. Mais elle ne doit pas être exagérée dans son étendue et sa portée : cette primauté est fonctionnelle ; elle ne sert que la cause des principes susmentionnés, lorsque la règle nationale dépasse certaines lignes « rouges », notamment lorsqu’elle fait barrage au contrôle de la Cour de justice [11] ou impose au juge national de traiter en priorité les questions de constitutionnalité des lois, au risque de retarder la saisine de la Cour [12]. Dans le champ constitutionnel, le principe de primauté est manié par la Cour avec prudence et retenue. Les juges nationaux, pourtant juges de plein exercice du droit de l’Union, ne poussent pas l’orthodoxie jusqu’à écarter de leur propre chef une norme constitutionnelle au motif qu’elle serait incompatible avec le droit de l’Union.
La seconde règle est qu’il n’existe pas, a priori, de blocs de compétences nationaux soustraits par nature aux effets du droit de l’Union.
Il faut se garder ici d’une confusion entre domaines de compétence des États membres et matières échappant à la « tension » juridique communautaire. La Cour ne cesse de rappeler dans de nombreux arrêts que les circonstances qu’un État membre dispose de la compétence pour agir dans un domaine donné et que l’Union n’a pas de pouvoir législatif ou n’a adopté aucune législation n’exonère pas l’État membre du respect des principes cardinaux de liberté et d’égalité.
L’exemple le plus manifeste est tiré, ces dernières années, de la matière fiscale. En ce qui concerne la fiscalité directe (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, notamment), les États membres ont une compétence en pratique exclusive, dès lors que le législateur de l’Union ne peut agir en ce domaine qu’à l’unanimité, autant dire rarement. Pendant plusieurs décennies, cette compétence s’est exercée sans que le droit de l’Union vienne la limiter ou la contraindre. Mais dès les années 1980, la vigilance de la Commission européenne et des juges nationaux a permis de mettre à jour que certaines dispositions des législations fiscales nationales étaient contraires aux principes du droit de l’Union. C’est la France qui a ouvert le bal en 1986 par un arrêt dans lequel la Cour a jugé que cet État avait enfreint le droit de l’Union en n’accordant pas le bénéfice de l’avoir fiscal aux succursales et agences en France de sociétés d’assurances ayant leur siège dans un autre État membre [13]. Cette jurisprudence s’est développée jusqu’à constituer un point de fixation des tensions entre les États membres et la Cour. Pour ne prendre que la France, ont été épinglés par la Cour, pour ne citer que quelques illustrations : les aspects discriminatoires du mécanisme de l’avoir fiscal, l’exit tax, les dispositions réservant le bénéfice d’une exonération fiscale aux activités de recherche situées en France. Cette dynamique jurisprudentielle n’est sans doute pas arrivée à son terme.
3/ Quelles limites à l’emprise du droit de l’Union ?
Toutefois, l’emprise du droit de l’Union n’est pas sans limite. Trois bornes peuvent être ici présentées.
En premier lieu, les choix nationaux demeurent souverains ou autonomes dans plusieurs domaines clés de l’action publique, dans lesquels le droit de l’Union ne pénètre pas ou dans lesquels la Cour de justice tempère l’effet des libertés économiques européennes.
Deux champs sont à part et constituent le domaine réservé des États membres.
D’une part, la défense nationale et la politique étrangère. La Cour a reconnu cette souveraine autonomie dans son arrêt Dory, en 2003, à propos de la défense nationale [14]. Dans cette affaire, un jeune allemand faisait valoir que le service militaire, en tant qu’il était réservé aux hommes, était contraire au principe d’égalité entre les hommes et les femmes. La Cour a écarté cette argumentation en relevant, dans un considérant de principe, que « le droit de l’Union n’est pas applicable aux choix d’organisation militaire des États membres qui ont pour objet la défense de leur territoire ou de leurs intérêts essentiels. » De la même manière, la Cour a jugé, en témoignant de la même distance, que le traité Euratom n’était pas applicable aux activités nucléaires militaires des États membres [15]. Pour la politique étrangère, il en va de même, y compris pour la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union, qui n’est pas justiciable de la Cour de justice. Le traité de Lisbonne ne reconnaît la compétence de la Cour, en ce qui concerne la PESC, que pour les mesures restrictives individuelles par lesquelles l’Union, par exemple, gèle les avoirs financiers d’une personne en raison de ses liens avec un réseau terroriste ou un régime dictatorial.
D’autre part, les régimes obligatoires de sécurité sociale. La Cour juge constamment depuis 1993 que de tels régimes fonctionnent selon un principe de solidarité nationale, qui fait obstacle à ce qu’ils soient analysés comme des « entreprises », au sens du traité, c’est-à-dire des entités économiques actives sur un marché [16]. Le droit de la concurrence de l’Union, qui vise à empêcher et sanctionner les manquements aux règles prohibant les ententes ou les abus de position dominante, n’interfère donc pas dans le fonctionnement de ces régimes. Le Tribunal de l’Union européenne et la Cour ont par exemple regardé les activités d’achat de fournitures et d’appareils médicaux par les hôpitaux publics comme indissociables de leurs activités de soin, échappant donc aux contestations d’abus de position dominante [17].
Mais il arrive épisodiquement, même dans ces domaines, que le droit de l’Union fasse quelques incursions, sous la houlette de la Cour. Celle-ci a notamment dit pour droit, dans deux arrêts de 1998, qu’une caisse de sécurité sociale d’un État membre ne pouvait subordonner à une autorisation préalable le remboursement de soins de médecine libérale dont son assuré avait bénéficié dans un autre État membre, sans enfreindre le principe de libre prestation de services [18]. On retrouve donc, même dans un domaine de forte autonomie nationale, la prégnance des principes de liberté et d’égalité.
En deuxième lieu, une autre limite à l’impact de ces principes réside dans leur conciliation avec des principes d’égale valeur, notamment les droits fondamentaux des personnes, garantis par les constitutions nationales et les textes du droit de l’Union, notamment la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Il va de soi que la Cour n’accorde pas une priorité générale aux libertés économiques. Elle s’efforce, au cas par cas, lorsqu’une telle confrontation juridique se produit, de trouver le plus juste équilibre, en ayant le souci de protéger les principes fondateurs de l’identité des États membres et de ne pas entraver les objectifs d’intégration européenne. La résolution d’une telle équation est ardue et la Cour n’en sort pas toujours indemne.
Deux illustrations. Dans une première affaire, la Cour a admis, au nom de la protection de la dignité humaine, que les autorités allemandes avaient pu interdire l’activité d’une entreprise consistant, dans une sorte de « laser game », à « jouer à tuer » [19]. La Cour a fait prévaloir le droit fondamental sur la liberté économique de prestation de services, en notant au passage que la dignité humaine était protégée par la Constitution de la République fédérale. Dans une seconde affaire, il s’agissait pour la Cour d’apprécier, au regard du principe de liberté de prestation de services, la licéité d’une grève de salariés ayant pour but de contraindre une société lettone (Laval), qui avait détaché ses salariés auprès d’une société suédoise de chantiers navals, Baltic, à ouvrir des négociations salariales, pour rapprocher le sort des salariés détachés de Lettonie de la situation du marché du travail suédois. La Cour, tout en reconnaissant le caractère fondamental du droit de grève, a estimé que, dans les circonstances de l’espèce, l’action collective avait porté une atteinte excessive à la libre prestation de services. Le fait que la société suédoise Baltic ait finalement fait faillite, à la suite du conflit social survenu sur le chantier naval, a probablement pesé en faveur de cette solution, dont on sait qu’elle a suscité des critiques dans les milieux syndicaux en Europe.
Une dernière limite aux principes du droit de l’Union, sur laquelle on ne saurait trop insister, réside dans la prise en considération d’impératifs d’intérêt général. Le raisonnement de la Cour, dans de très nombreuses affaires, est le suivant : la Cour examine d’abord si la législation nationale critiquée constitue une restriction à la liberté en cause (liberté de prestation de services, liberté des mouvements de capitaux, libre circulation des travailleurs), ce qui est le plus souvent le cas, le propre de toute règle étant d’encadrer et, par définition, de brider les forces du marché ; la Cour vérifie ensuite que la mesure n’est pas discriminatoire et, si ce constat est porté, l’affaire en reste là ; elle s’assure enfin, et c’est à ce stade que se nouent véritablement les échanges contentieux, que des motifs d’intérêt général suffisent à justifier ces mesures et que celles-ci sont bien proportionnées aux objectifs poursuivis. La casuistique n’est pas absente de telles analyses, loin s’en faut, mais des lignes de force se dégagent.
Quels motifs d’intérêt général trouvent le plus d’écho auprès de la Cour ?
Le point de vue ici exprimé est personnel et subjectif mais j’incline à penser que la Cour est plus réceptive aux préoccupations de santé publique et d’environnement qu’aux impératifs d’ordre économique ou financier. On n’arrête pas les libertés économiques au nom d’objectifs économiques ou budgétaires : la liberté économique est présumée contribuer efficacement à la prospérité générale. En revanche, la santé publique, l’aménagement du territoire, la protection de l’environnement, le maintien de l’ordre public, sont au nombre des buts d’utilité publique dont la Cour admet pleinement les vertus, au point de justifier des restrictions, même fortes, aux libertés économiques garanties par le traité.
Je donnerai un seul exemple, concernant plusieurs États membres dont la France, dans des affaires très remarquées en Europe, concernant le monopole des pharmaciens. La Commission européenne contestait ce monopole dans certains de ses aspects, notamment l’interdiction de détention du capital des officines par d’autres personnes que des pharmaciens. La Cour n’a pas suivi la Commission. Elle a jugé, conformément aux conclusions de l’avocat général Bot, que les législations nationales italienne et allemande qui étaient alors en cause, qui réservaient le monopole de la détention du capital et de l’exploitation des officines de pharmacie aux pharmaciens, étaient justifiées par des raisons de protection de la santé publique, en soulignant qu’il appartient aux États de fixer le niveau de protection de la santé qu’ils entendent garantir à leur citoyens et la manière dont ils entendent l’atteindre [20].
En conclusion de ce rapide survol, je voudrais rappeler une évidence : la Cour n’agit, comme toute juridiction, que lorsqu’elle est saisie et dans les limites de cette saisine. Elle n’a pas d’agenda de politique jurisprudentielle dont elle fixerait les échéances et orienterait le cours.
Respecte-t-elle l’identité nationale des États membres? J’ai entendu cette interrogation chez un de mes collègues du Conseil d’État, qui s’étonnait que la Cour ait pu récemment remettre en cause certains aspects du régime juridique des établissements publics industriels et commerciaux. Le Tribunal de l’Union a en effet jugé, par un arrêt du 20 septembre dernier, concernant la Poste, que les avantages du statut d’EPIC, excluant la faillite et atténuant le risque d’insolvabilité, constituaient des aides d’État sous forme d’une garantie implicite, incompatible avec le marché intérieur. Le Tribunal a estimé que la France ne pouvait tirer argument du principe de neutralité du droit de l’Union à l’égard du régime de propriété dans les États membres.
Quelle conception avons-nous de l’identité de la France dans l’Europe d’aujourd’hui?
Si cette identité est perçue comme étant, pour l’essentiel, ancrée dans des modalités d’intervention économique ébranlées par les principes de liberté et d’égalité du droit de l’Union, elle risque de pâtir des dynamiques européennes impulsées de Bruxelles.
Si cette identité est républicaine, comme il sied à votre fondation, alors elle trouvera des échos auprès de la Cour de justice. La Cour a en effet considéré il y a deux ans que l’Autriche, parce qu’elle est une République, pouvait, sans enfreindre le droit de l’Union, refuser à une de ses citoyennes de sang bleu, la princesse Sayn-Wittgenstein, et ayant fait usage de sa liberté de circulation, l’inscription à l’état civil autrichien de son titre nobiliaire (titre qu’elle utilisait en Allemagne, son pays de résidence) [21]. L’esprit républicain n’est pas étranger aux juges de Luxembourg!
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[1] L’auteur s’exprime à titre personnel. Ses propos n’engagent en rien le Conseil d’Etat ou la Cour de justice de l’Union européenne, son ancien employeur.
[2] CJCE 22 novembre 2005, Mangold, C-144/04
[3] CJCE 7 juillet 2005, Commission/Autriche, C-147/03
[4] CJCE, 15 novembre 2005, Commission/Autriche, C-320/03
[5] CJCE, 29 janvier 2004, Commission/Autriche, C-209/02
[6] CJUE, 28 avril 2011, El Dridi, C-40/11
[7] CJUE, 6 décembre 2011, Achughbabian, C-329/11
[8] CJCE 10 décembre 1996, Commission/Luxembourg, C-473/93
[9] CJCE 11 janvier 2000, Kreil, C-285/98
[10] 16 décembre 2008, C-213/07, Michaniki AE
[11] Affaires Simmenthal de 1977
[12] CJUE 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C-188/10 et C-189/10
[13] CJCE 28 janvier 1986, Commission/France, 270/83
[14] CJCE 11 mars 2003, Dory, C-15/03
[15] CJCE 12 avril 2005, Commission/Royaume Uni, C-61/03
[16] CJCE 17 février 1993 Poucet et Pistre, C-159/91 et C-160/91
[17] CJCE 11 juillet 2006, FENIN, C-205 03 P
[18] CJCE 28 avril 1998 Kohll et Decker, C-120/95 et C-158/96
[19] CJCE 14 octobre 2004, Omega, C-36/02
[20] CJUE 19 mai 2009, Commission/Italie et Apothekerkammer des Saarlandes e.a., C-531/06 et C-171/07
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