L’Occident et la globalisation

Intervention de Pierre Brochand, Ambassadeur de France, Directeur Général de la DGSE de 2002 à 2008, au colloque « Occident et mondialisation » du 21 janvier 2013.

Merci beaucoup, Monsieur l’ambassadeur.

M. Debray et moi nous sommes concertés pour nous partager le travail. Je me suis chargé avec enthousiasme d’une introduction longue et ennuyeuse tandis qu’il a choisi, avec une certaine réticence, de vous présenter un exposé brillant et enlevé, à son habitude.

Monsieur le ministre, Monsieur l’ambassadeur, chers amis, cher Régis, je suis très honoré de l’invitation que vous avez bien voulu m’adresser. Je suis également flatté de devoir donner la réplique à M. Debray, une personnalité d’une autre envergure que la mienne, comme vous allez pouvoir le vérifier.

Ma légitimité, si j’en ai une, tient à une vie professionnelle passée à parcourir les continents pendant quarante ans, d’abord en tant que diplomate puis comme responsable d’un service de renseignement. Tout au long de cet itinéraire, fait de décentrement permanent, j’ai eu pour unique passion d’essayer de comprendre l’autre et, par ricochet, moi-même. Sur cette expérience accumulée, j’ai eu la grande faiblesse de réfléchir et, plus encore, de vouloir en tirer des généralisations hasardeuses et des simplifications abusives.

C’est en m’appuyant sur ce petit capital personnel que je vais tenter de relever le vaste défi qui nous est présenté ce soir. Vaste, car parler de l’Occident et de la globalisation – je préfère l’anglicisme –, c’est parler de nous mais c’est aussi parler de tout (ce qui fait beaucoup, vous le reconnaîtrez) : Parler de nous parce que, que cela plaise ou non, aujourd’hui plus qu’hier, c’est d’abord en tant qu’Occidentaux que nous sommes perçus par ceux qui ne le sont pas. Parler de tout, aussi, car sans la prétention occidentale à l’universel, notre planète ne ressemblerait en rien à ce qu’elle est aujourd’hui et la globalisation, je le crois, ne serait même pas un sujet.

De cette double perspective (« nous » et « tout »), découlent trois questions classiques :
D’où venons-nous ? (En quoi la globalisation marque une apothéose pour l’Occident ?)
Où en sommes-nous ?(En quoi cette même globalisation prend-elle l’Occident à contrepied ?)
Quid de la suite ? En d’autres termes, sommes-nous armés pour affronter ce formidable effet de ciseaux ? (Je crois que poser la question c’est y répondre).

1. La globalisation, apothéose de l’Occident.

A. Qu’est-ce que l’Occident ?
– La difficulté vient de ce que le mot cache au moins trois choses : une entité, un projet, un processus.
– Une entité car l’Occident s’identifie à une fraction de la population et de l’espace mondiaux, dérisoire à l’origine, toujours minoritaire depuis. En tant qu’entité, il est légitime pour l’Occident d’avoir des intérêts.
– Mais, de ce foyer minuscule, est né un projet majuscule, se voulant, lui, désintéressé. En fait une utopie universelle qui, contre toute attente, a fini par imposer ses paramètres au reste du monde.

Ainsi, dès le départ, cette dualité – entité locale/projet global – suggère une première grille de lecture, partageant la planète entre un « Premier monde » (nous), émetteur proactif d’utopie, et un « Deuxième monde » (les autres), récepteur non volontaire de cette même utopie.

Utopie qui consiste en rien moins qu’à vouloir faire de l’être humain un sujet, en l’affranchissant de toutes les déterminations qui l’en empêchent : la nature, le groupe, la croyance. Un projet qui suppose d’aller toujours plus avant sur la voie de ce qu’il est convenu d’appeler l’autodétermination vers la construction d’un monde, de plus en plus exclusivement humain, et donc, ipso facto, de plus en plus détaché du réel.

Appelons cet arrachement modernisation et constatons que ce projet transforme le temps en histoire et l’histoire en processus fléché par le progrès (c’est un point qui me tient à cœur même si beaucoup le contestent).
– C’est la troisième dimension de l’Occident, peut-être la plus décisive. En effet, son projet d’émancipation n’est pas une sagesse valable pour tous les temps, mais, au contraire, une dynamique dévorante, toujours insatisfaite, de l’existant, et qui, une fois lancée, échappe à tous pour muter en un processus autoréférentiel et autopropulsé. À ce titre, la modernisation cesse d’être un choix et elle devient à son tour une fatalité, une « cage de fer » [1], a-t-on dit, que nul (pas même nous) ne peut fuir.

[Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse sur ce point essentiel. J’avoue être personnellement gêné quand j’entends assimiler notre époque au triomphe d’une idéologie parmi d’autres, en l’occurrence le capitalisme libéral. Fausse évidence, selon moi, qui revient à sous-estimer lourdement la part d’inéluctable dans ce que nous vivons, c’est-à-dire précisément ce qui sépare une idéologie d’un processus. Je referme la parenthèse.]

Comment ce processus s’attache-t-il à nous affranchir de nos déterminations ? Tout simplement en produisant les moyens de nous en libérer. Cette production use d’un seul « carburant » : la raison humaine. Ce carburant, si l’on file la métaphore, alimente quatre moteurs couplés en cascade. Le premier est le moteur de la connaissance ; le deuxième, celui de l’application de cette connaissance à la fabrication des choses ; le troisième produit des droits et le quatrième des options ou, si l’on préfère, des opportunités. Ce système a une faiblesse et une force. Sa faiblesse est qu’à tout moment il exige un minimum de synchronisation entre ces différents moteurs sous peine de grave sortie de route. Sa force, c’est qu’il ne doute de rien et n’admet d’autre horizon que l’infini, au prétexte que son carburant (la raison) est lui-même inépuisable.

B. Cette illimitation, discriminant décisif de l’utopie occidentale, se manifeste, dans le temps par un dépassement incessant, dans l’espace par une extension unilatérale à l’échelle du monde.
Dans le temps, notre modernisation avance par bonds qualitatifs, plus ou moins corrélés avec les révolutions technologiques que génère le moteur de la connaissance. À ces bonds, correspondent des états de la société qui, au fil du temps, se superposent les uns aux autres en couches sédimentaires. Sédimentation caractérisée par deux traits essentiels. D’une part, ces couches sont en opposition dialectique les unes avec les autres puisque la modernisation progresse par négation systématique de ce qui existe. D’autre part, même dépassées, ces strates survivent et pérennisent leur antagonisme structurel, l’une des principales causes de l’état de crise permanent dans lequel nous plonge notre propre projet.

En simplifiant à outrance, on peut dire que ce qui nous arrive aujourd’hui dépend largement de la coexistence frictionnelle de trois strates. À la base, un socle prémoderne commun à l’humanité. Au-dessus, les deux étages édifiés par l’Occident : au premier l’État national moderne, au second, l’individualisme hypermoderne. Division tripartite qui, après celle des deux mondes, nous offre une deuxième grille de lecture que je crois pertinente pour notre objet ce soir.

En effet, selon ce schéma ultra-réducteur, le soubassement prémoderne représente, à mes yeux, ce qui nous reste de « réel », à distinguer des « réalités » de plus en plus virtuelles dont l’Occident le recouvre. Au plus bas de ce socle, siège en majesté le donné par excellence, à la fois contrainte à subir et levier pour s’en libérer : à savoir, Mère Nature. À son contact, se déploie la sous-couche des communautés naturelles (ethnies, tribus, clans, familles et autre oumma) soumises à l’hétéronomie absolue de la tradition et à la récurrence des guerres de tous contre tous. C’est sur cette sous-couche que se greffe, à l’occasion, celle des empires, simples juxtapositions de communautés sous la domination de l’une d’entre elles, mais juxtapositions fragiles, à la charnière de la modernité, vouées à éclater aussitôt que formalisées.

C’est de cet éclatement que naît en Occident, et nulle part ailleurs, l’État national moderne, réponse de la raison aux déficiences tragiques du réel. À ce premier stade, l’autodétermination reste collective. Elle s’emploie à redessiner la mosaïque irrationnelle des communautés à coups de concepts rationnels (le peuple, la souveraineté, le territoire), dont le croisement délimite ce qui fait l’essence de l’État, à savoir le politique, c’est-à-dire la volonté d’un peuple de ne plus subir et de prendre en main son destin grâce au levier de l’institution. Pour beaucoup de Français de ma génération, cet État, maître du politique, a représenté, et représente encore, un idéal indépassable, qui a formaté une fois pour toutes notre vision du collectif : le dedans avant le dehors, le général avant le particulier, le public avant le privé, le futur avant le présent et mieux que le passé. À ceci près malheureusement que cet idéal indépassable s’est avéré n’être ni idéal ni indépassable. Pas idéal, car l’État moderne brut de décoffrage n’est autre qu’un outil axiologiquement neutre, compatible avec à peu près n’importe quel régime, y compris les plus abjects. Pas indépassable, car cet outil, même s’il ne le sait pas, n’est qu’une forme transitoire sur la voie d’un processus qui refuse de s’arrêter, de sorte que, si nos moteurs ne sont pas bien réglés, l’État est un train qui déraille facilement. Ce sont ces déviances qui, au XXème siècle, ont divisé l’Occident au plus profond de lui-même, au point même de l’amener à douter de la validité de son projet commun. De ce passé, ressort au moins une leçon, aujourd’hui aveuglante d’évidence, que, pour se poursuivre sans dégâts, le projet occidental doit inévitablement passer par le sas de l’État-nation démocratique – et non plus l’État national – seul capable de concrétiser in vivo l’acte d’autodétermination collective dont l’État moderne tire sa seule légitimité.

Le problème, c’est qu’à peine installé ce régime subit à son tour le travail de sape de la modernisation, en l’occurrence l’hypermodernisation, maintenant à l’œuvre pour remplacer, en douceur, la souveraineté du peuple par celle de l’individu : C’est la deuxième phase de la modernisation dans le temps. En douceur, car rien ou presque ne disparaît. La famille, la religion, l’État, l’armée, la justice, l’école sont toujours là et même portent le même nom. Mais tout se passe comme si, derrière ces façades intactes, l’intérieur était soufflé par la bombe à neutrons de l’individualisme. En fait, tout est renversé. Ce qui était vertical, solide, fixe, Top-down, devient horizontal, liquide, fluide, Bottom-up. Tout ce qui était au-dessus de l’individu passe en-dessous et lui devient subordonné. Toutes les catégories familières, que j’évoquais à l’instant, en sortent comme pulvérisées. Le dehors avale le dedans, le privé envahit le public, le général se réduit hélas à la somme du particulier, le futur et le passé s’évanouissent au profit d’un éternel présent. Les valeurs-devoirs enracinées, communes aux prémodernes et aux modernes, cèdent le pas aux valeurs-créances sans frontière, propices à l’épanouissement de l’individu : La liberté comme absence de coercition, l’égalité comme refus de la discrimination, la tolérance comme chasse à la stigmatisation, le sécularisme comme privatisation de la croyance, ces définitions par le négatif se voulant significatives de ce que l’autodétermination se perçoit aussi comme un combat contre les forces obscures de l’héritage. Car si la démocratie est sans conteste le plus modéré des régimes, le processus transgressif qui l’a fait naître et qui maintenant la déconstruit est, lui, d’une radicalité exemplaire. Travail de déconstruction du passé d’autant plus impressionnant qu’il s’inscrit désormais sur un arrière-plan symétrique de peur du futur dès lors que notre horizon est maintenant borné à la durée des existences individuelles et donc à la mort, seule détermination contre laquelle le progrès ne peut rien. D’où notre fuite « autruchienne » dans l’hédonisme et ses corollaires, la consommation, le divertissement, l’endettement, tous modes de préférence exclusive pour le présent.

Voilà donc l’entre-deux déroutant où le projet occidental nous amène maintenant, entre-deux où la logique de l’individualisme hypermoderne prend très rapidement, plus rapidement que nous le pensons, la relève de celle de l’État national moderne.

Quelles conséquences sur le deuxième monde ?
– La projection dans l’espace de ce processus de dépassement reproduit les deux mêmes phases qu’il connaît dans le temps. La première, la colonisation, a, en effet, coïncidé avec l’émergence de l’État moderne en Occident. Il est donc logique que ce qu’il en reste aujourd’hui (la décolonisation) corresponde à l’exportation (forcément désynchronisée) du modèle de l’État, dans les moindres recoins de la planète. Avec deux conséquences incommensurables : la naissance, désynchronisée « vers l’avant », des États-Unis, et la création, désynchronisée « vers l’arrière », d’États falsifiés.

En effet, la nouvelle Europe américaine ne s’est pas contentée de copier l’ancienne : elle a généré un nouveau paradigme émancipateur appelé à doubler l’original. Alors que l’Europe, par la force, a dû se moderniser à partir d’un existant millénaire qui l’a obligée à user et abuser du détour de l’État, les États-Unis, nés d’une table rase (ou presque), ont pu passer directement à la phase suivante et créer d’emblée une infrastructure accueillante au déploiement de l’individu. Le poids des États-Unis aidant, cette filière, parce qu’anticipatrice, est devenue une référence pour le reste de l’Occident, passé d’un seul coup du statut d’éclaireur à celui d’arrière-garde.

La seconde conséquence de la décolonisation aura été d’homologuer comme vrais de faux États, sans aucune chance de remplir les conditions d’une évolution vertueuse (en passant, notamment, par la case nation). Si bien qu’une fois retirée, la vague coloniale, loin de remettre, comme on aurait pu l’espérer, toutes les pendules à la même heure, a laissé derrière elle une sorte de peau de léopard d’espaces désynchronisés et dysfonctionnels : États sans peuple ou dressés contre leur(s) peuple(s) ou même, tout simplement, prompts à s’effondrer. Soit autant d’opportunités pour le magma prémoderne de remonter violemment à la surface, comme l’hiver arabo-sahélien nous en donne le spectacle quotidien.

La globalisation, un « tsunami » d’hypermodernité.
C’est sur ce contexte mal préparé qu’est venue se greffer la deuxième étape de l’extension géographique de notre modernisation, laquelle n’est autre – cette fois nous y sommes – que la globalisation.

De la globalisation, on peut donner d’innombrables définitions, mais celle qui me paraît la plus pertinente pour ce soir est de l’assimiler, après la colonisation, à un deuxième « tsunami » de modernité, cette fois d’hypermodernité, déversée unilatéralement et en continu par le « Premier monde » sur le « Deuxième », avec toutefois – heureusement – un cocktail de moyens inverse de celui de la colonisation, c’est-à-dire à forte dominance de Soft power et avec recours ponctuel, mais quand même assez fréquent, au Hard power.

En effet, ce qui fait la différence entre la globalisation et tout ce qui a précédé, c’est bien ce Soft power d’une puissance inouïe, née d’une synergie quasi providentielle entre nos quatre moteurs. Le numérique, les outils de communication correspondants, l’accroissement subséquent des pouvoirs de l’individu, la multiplication des options qui, de ce fait, s’ouvrent à lui, se renforcent mutuellement, au point de créer autour de la terre une deuxième atmosphère, certes virtuelle mais pas seulement métaphorique.

En effet, cette deuxième atmosphère d’hypermodernité, dont la respiration est obligatoire pour tous, intersecte lourdement avec le réel au sol et cela de deux points de vue :

Le premier est de mettre artificiellement et instantanément en rapport tout avec tout, donc n’importe quoi avec n’importe quoi et certainement des contextes qui ne l’auraient pas dû. La prolifération incontrôlable des acteurs, le découplage de l’influence et du nombre, la disjonction entre causes et effets, le continuum intérieur-extérieur, la contagion fulgurante entre proche et lointain, la généralisation des bulles, l’écran comme unique prisme d’accès eu réel etc., tous ces phénomènes paranormaux, générés par le décloisonnement de la deuxième atmosphère, suscitent dans le réel, sur le terrain, un déchaînement événementiel qui n’est pas encore le chaos mais s’en approche et qui, à tout le moins, banalise la surprise et généralise l’urgence.

La deuxième conséquence de ce court-circuit permanent entre virtuel et réel est d’exaspérer la provocation que représente le premier pour le second, au point de l’obliger à une réaction, voire à la rébellion.

2. La globalisation ou l’Occident à contrepied.

En effet, si la globalisation marque à n’en pas douter l’apothéose du projet occidental, elle engendre simultanément un backlash qui le prend à contrepied, en remettant en cause dans le temps et dans l’espace le principe d’illimitation qui est à sa racine.

A. Dans le temps, le dépassement à l’infini est contesté par le « retour » de la nature, commencement et fin de l’aventure, un peu comme si notre espèce se rapprochait de son allonge maximale.

La redécouverte de la finitude fait que notre deuxième moteur de la fabrication des choses, le seul qui ne puisse se contenter de la raison comme carburant, va se heurter à un mur, que le premier moteur de la connaissance fait tout pour repousser mais qu’il ne parvient pas à abattre. Là aussi avec deux conséquences.

La première veut que, même si l’épuisement des ressources non renouvelables n’est pas pour demain ni même pour après-demain, il est suffisamment proche pour entrer désormais dans les calculs et substituer imperceptiblement la logique conflictuelle d’un jeu à somme nulle à celle « gagnant-gagnant », jugée jusqu’ici indissociable de la globalisation des échanges (comme si Malthus finissait par l’emporter doucement sur Smith et Ricardo).

La deuxième conséquence, encore plus explosive, exclut absolument que notre planète puisse un jour permettre au « Deuxième monde » de hausser son niveau de vie à la hauteur de celui qui est aujourd’hui le nôtre, l’analogie étant cette fois celle d’une pyramide de Ponzi, où les nouveaux entrants ne seront jamais remboursés et où les anciens seront obligés de laisser des plumes. Pour toutes ces raisons, auxquelles il faut ajouter les avertissements du thermomètre, notre deuxième moteur va devoir ralentir ou trouver de nouveaux carburants qui n’existent pas encore, le coût, dans les deux cas, restant à répartir douloureusement entre ceux qui veulent monter et ceux qui refusent de descendre.

Relevons aussi, car c’est l’actualité avec le mariage homosexuel, que le rappel à l’ordre de la nature s’adresse pareillement, encore qu’en sourdine, au troisième moteur de la production des droits. Car si l’autodétermination entend dépasser le stade de l’individu – la plus petite unité politique insécable – elle ne peut que pénétrer les corps et devenir biologique et génétique, c’est-à-dire plonger dans les confins obscurs de l’anthropologie, ce dernier carré où la nature résiste pied à pied aux assauts de la culture.

Notons enfin, pour être complet, que même le moteur de la connaissance, présumé le moins accessible au doute, ne ressort pas indemne, comme en témoignent la constitutionnalisation du principe de précaution et les incertitudes lancinantes qui se multiplient sur de nombreux sujets (le nucléaire, le gaz de schiste, les OGM, l’industrie pharmaceutique, le changement climatique etc.). Ainsi, il est clair que plus la globalisation virtuelle s’escrime à nous éloigner du donné naturel, plus, en fait, elle nous rapproche asymptotiquement de ce qu’il a d’intangible. Paradoxe d’autant plus saisissant qu’une contestation symétrique affecte l’illimitation dans l’espace de notre projet. En effet, au moment même où le « Deuxième monde » est forcé d’inhaler à pleins poumons l’air d’hyper-modernité que nous lui insufflons à longueur de journée, pour la première fois depuis que l’Occident s’est introduit chez lui, ce « Deuxième monde » accède aux moyens, non pas d’interdire notre intrusion mais d’y répliquer sur notre propre terrain.

B. Le « Deuxième monde » en réaction contre le « Premier monde ».
Ces boomerangs, stratégiquement défensifs, tactiquement offensifs, que le « réel » nous renvoie au visage peuvent se ramener à quatre « idéotypes », les quatre « R » : le rebond, la rente, le refus, le rejet auxquels on pourrait ajouter un cinquième, le ressentiment postcolonial qui leur sert de chapeau.

Le rebond, c’est naturellement le rebond économique des États émergents, Chine au premier rang, animés du désir inachevable de nous rattraper, sans nous imiter tout en nous imitant, quitte à nous faire chuter par application brutale de la loi du moins-disant.

La rente, c’est le prélèvement légal ou illégal sur les flux dont nous dépendons absolument, à commencer par l’énergie (mais aussi la drogue). La Russie et le Qatar d’un côté, les mafias de l’autre, en offrent d’excellents exemples.

Ces rétroactions du rebond et de la rente ont en commun d’adhérer sélectivement à la globalisation, de manière « semi-coopérative », avec pour seul objectif d’y modifier les rapports de richesse – donc de force – en leur faveur. C’est pourquoi ils se contentent de s’en prendre à notre portefeuille.

Tel n’est pas le cas du refus et du rejet qui, eux, touchent directement ou indirectement à notre sécurité, interne ou externe, en proclamant, au nom de la survie, une forme d’incompatibilité « non coopérative » avec la globalisation telle que nous la pratiquons.

Le refus est incarné par l’Islam qui, en l’occurrence, est beaucoup plus que l’Islam puisque, faute de concurrents, il se présente en unique porte-drapeau et porte-parole de la tradition prémoderne, voire des grands idéaux défunts de l’anti-impérialisme et de l’anticolonialisme. Seule contre-force disponible dont l’universalisme et le dynamisme sont, mutatis mutandis, comparables à ceux de la globalisation, l’Islam figure ainsi le seul altermondialisme digne de ce nom, offrant même à ceux qui sont intéressés une gradation dans la dissidence (djihadisme violent, salafisme quiétiste, islamisme politique, islamisation des mœurs). Dans le sillage de l’Islam, se faufilent en petit nombre des États récalcitrants, musulmans mais aussi postmarxistes, qui s’estiment eux aussi – et sans doute à juste titre – menacés dans leur existence par le « tsunami » de l’hyper-modernité.

Le rejet, quant à lui, découle de l’incapacité des États les plus falsifiés à persévérer dans leur être. Comme un organisme qui rejetterait une greffe, ils répondent à la globalisation par l’effondrement et creusent ces trous noirs, trop familiers, où le refus violent et le prélèvement criminel viennent volontiers trouver sanctuaire.

Refus et rejet ont pour point commun d’exceller dans le maniement des armes asymétriques du faible au fort (terrorisme, guérilla, armes de destruction massive), sans oublier – ce n’est pas une coïncidence – les atouts incompressibles que leur offre Mère-nature (la nuit, les déserts, les montagnes, les jungles, les grottes).

Il va de soi que, dans le réel, ces quatre « idéotypes » se combinent pour créer des « hybrides » d’autant plus inclassables qu’ils s’incarnent aussi bien dans des États, des ONG que des réseaux ou des individus. Mais il est tout aussi évident que, même si elles peuvent présenter certaines formes de synergie, même si leurs origines se concentrent sur un immense arc de crise qui va de Dakar à Pyongyang, ces rétroactions disparates ne sont que très faiblement coordonnées, de sorte qu’au total, la globalisation et les ondes de choc qu’elle suscite en retour injectent encore davantage de complexité, d’antagonisme, donc de crises, là où il y en avait déjà beaucoup.

En particulier, l’effet de ciseaux, signalé dès le début ne cesse de prendre de l’amplitude entre, d’une part, la propagation endémique par moyens virtuels – que rien n’arrêtera, soyez-en sûrs – du virus de l’individualisme hypermoderne et, d’autre part, la réduction concomitante des moyens dont l’Occident dispose pour assurer le « service après-vente » de ces bouleversements, dans le « réel », alors que la posture réactive et dispersée du « Deuxième monde » n’offre, à ce stade, aucune perspective de relais pour la prise en charge de ces nouvelles externalités.

3. Sommes-nous armés pour affronter ce formidable effet de ciseaux ?

La loi du genre voudrait que ce type d’exposé se termine par une ouverture optimiste sur l’avenir. Je crains que ça ne soit pas le cas, car en cette époque charnière, tout se passe comme si nous options pour un comportement quasi suicidaire. En effet, le projet occidental nous a fait entrer et nous maintient dans une seringue où, au fur et à mesure que les problèmes s’amplifient et se complexifient, nous nous privons délibérément des leviers pour les surmonter.

Les problèmes s’amplifient parce que – il me semble l’avoir montré – nous n’allons plus pouvoir éviter de soulever le capot de nos moteurs pour procéder à la révision générale qu’appelle la redécouverte de la finitude.

Les leviers disparaissent parce que, au moment où s’impose ce changement de paradigme, nous renonçons de facto aux moyens de l’opérer.

« Une politique de la fin du politique »
En effet, un changement de paradigme est un projet collectif majeur, non pas un mouvement d’opinion passager : aucun projet de cette nature n’est envisageable sans le levier du politique. Or, en perdant l’État national au train où nous le perdons, nous perdons aussi ce levier institutionnel, irremplaçable, comme si nous jetions le bébé avec l’eau du bain. Pour l’instant, je l’ai dit, nous sommes encore dans cet entre-deux, où un gisement résiduel d’État nous masque son épuisement rapide. Mais ce qui est peu compréhensible, c’est que, non contents de subir ce processus inéluctable, nous l’aggravions et nous l’accélérions en menant à l’intérieur comme à l’extérieur « une politique de la fin du politique » qui, au lieu d’essayer de maîtriser le mouvement, l’encourage et l’amplifie.

Cet auto-désarmement porte deux noms : gouvernance à l’intérieur et globalisme à l’extérieur.

A. La gouvernance est ce nouvel art de gouverner sans gouvernement que l’hyper-modernité privilégie, à ceci près que les États-Unis ont été conçus pour y faire face, mais pas nous. En effet, dès lors que la figure collective de l’individu n’est plus la communauté, ni l’État, mais la société civile, c’est-à-dire quelque chose qui ne lui soit ni antérieur, ni extérieur, ni supérieur, mais qui soit censé refléter à tout instant la somme de ses préférences, dès ce moment-là, l’inévitable opacité du politique (le secret d’État, la raison d’État, le mensonge d’État, la Realpolitik …) doit céder la place à la transparence du réflexif et aux réseaux du marché et de la communication qui sont supposés la restituer. Dès lors, bien évidemment, il n’y a plus de cap ni de boussole, ni de gouvernail, ni même de capitaine à bord du bateau. Certes, les « politiques » sont toujours là, mais, comme tout le reste, ils sont passés « au-dessous » et sommés de se mettre à l’écoute de la société, donc du marché et de la communication, et de veiller à leur régulation sans outrepasser en quoi que ce soit les règles du droit procédural. Chose curieuse, ces « politiques » sont malgré tout disposés à endosser des responsabilités qu’ils exercent de moins en moins et à assumer stoïquement le rôle de bouc-émissaire à la place d’autrui. Car des « capitaines », il y en a, mais d’une autre nature. Ce sont ceux qui, restés à l’abri du port, aiguillent, en toute tranquillité, les miroirs du marché et de la communication, donc les flux qui forment l’opinion. Hommes de médias, sondeurs, publicitaires, juges, lobbyistes, spéculateurs, experts de tout poil, ont en commun, outre leur statut d’irresponsables, d’appartenir au clan « accélérationniste » et de pousser dans le sens du vent, c’est-à-dire d’emballer les deux moteurs virtuels des droits et des options, sans craindre d’affaiblir le politique, qu’ils tiennent pour le plus dangereux des anachronismes.

La cerise sur le gâteau, c’est l’Europe, dont l’élite française a longtemps espéré qu’elle offrirait une sortie par le haut en bâtissant une nouvelle entité souveraine dont la taille garantirait la crédibilité et la pérennité. C’est l’inverse qui s’est produit, Bruxelles se transformant rapidement en une énorme machine antipolitique de destruction de l’identité, auxiliaire zélée de la globalisation hypermoderne, sorte de super-agence de promotion et de diffusion sans frontières des droits et valeurs individuels, récusant par principe toute prétention à la puissance. Si bien que ce qu’on appelle toujours, par antiphrase, la « construction européenne », est venue accentuer la déconstruction de l’héritage collectif, déjà en cours à l’étage des pays membres.

B. Quant au globalisme, il est est la transposition par l’Occident de la gouvernance à l’échelle planétaire, c’est-à-dire une politique qui, là aussi, tend à créer les conditions de sa disparition, puisqu’elle se fixe pour objet d’accélérer la globalisation, en levant les obstacles à la circulation des flux quels qu’ils soient, et en se privant par là des moyens élémentaires de les réguler. L’OMC, le FMI, l’OCDE, la Banque mondiale et même sous certaines conditions les Nations-Unies poursuivent, à des degrés divers, cet agenda promu par toutes les démocraties du « Premier monde », qui revient en dernière analyse à accentuer autant que faire se peut le soft power corrosif diffusé par la « deuxième atmosphère ».

Soyons justes, néanmoins. À ce niveau mondial, les États occidentaux, désormais unis entre eux (ce qui est pratiquement sans précédent), ont mis sur pied un « bricolage » qui, paradoxalement mais logiquement, nous offre plus de marge de manœuvre à l’extérieur qu’à l’intérieur de nos frontières. Marge de manœuvre qui, à défaut de pouvoir régler le débit du fleuve, nous permet au moins d’en contenir les débordements, ne serait-ce que sécuritaires. Rendu possible par la rétro-métamorphose des États-Unis en État régalien puissant et par les réminiscences ultramarines du couple franco-britannique, ce bricolage ne laisse pas d’impressionner. Fondé sur un réseau exclusif, constamment perfectionné, de bases, de moyens de surveillance et de frappes à distance, il assure, par une sorte de télégestion, un contrôle, jusqu’ici incontesté, sur les « zones bleues » (espace aérien et océans) où circulent les flux globalisés. En outre, un mix assez subtil de carotte et de bâton, de récompenses et de sanctions, sans cesse plus sophistiqué, vise à entraîner sur le bon chemin ceux qui y rechignent encore. Enfin, hélas, il faut parfois « sauter en parachute » dans le « réel », dans ce que l’OTAN appelle « le hors-zone », quand ce réel devient trop choquant, menaçant ou décalé. Mais ce retour au hard power, parce que parfaitement désynchronisé, se révèle très moyennement efficace, surtout quand le constructivisme devient fou et va jusqu’à vouloir pratiquer le nation building, réminiscence (trop) directe de l’entreprise coloniale dont l’Afghanistan affiche le somptueux échec.

Ce sont cette diversité et ces limites qui justifient l’appellation un peu dépréciative de « bricolage ». Non parce que le dispositif manque de moyens, mais parce que sa mise en œuvre est inévitablement soumise à la volatilité des démocraties hypermodernes qui le gèrent. Ancrés exclusivement dans un présent sans recul, nos régimes sont devenus allergiques aux stratégies conduites dans la durée et se voient dès lors condamnés à apporter dans l’urgence des réponses ad hoc à des surprises récurrentes, sans pouvoir anticiper le coup d’après (toute référence à des événements d’actualité étant évidemment exclue…).

Dans ces conditions, nos démocraties d’opinion font ce qu’elles peuvent, et ce n’est pas négligeable, mais alors qu’elles sont censées incarner l’optimum de la raison, elles le bafouent trop souvent, d’une part en cédant à l’émotion immédiate que génère la réflexivité, d’autre part en pratiquant un exaspérant « deux poids deux mesures », tiraillés que nous sommes entre les injonctions de l’entité et du projet, de l’intérêt et de l’altruisme, de la sécurité et de la compassion, sans oublier l’inévitable ajustement des moyens aux fins. Bien que critiquable et justement critiqué, ce bricolage a le mérite d’exister et d’être le seul à vouloir prendre en charge, tant bien que mal, les externalités positives et négatives de la globalisation. Mais pour combien de temps ? Alors même que les rétroactions du « Deuxième monde » sont à l’œuvre pour le contrer et ce, hélas, sans capacité ni même volonté constructives.

Un projet, deux mondes, trois strates, quatre moteurs, des rétroactions, une deuxième atmosphère : même ultra-simpliste, ce modèle nous donne, à défaut d’autre chose, une idée de la complexité extravagante dans laquelle nous nous enfonçons, sous l’effet ravageur d’une globalisation qui synchronise artificiellement les innombrables décalages dont est fait le réel, avec la crise comme mode de régulation spontanée de ce grand écart permanent.

Face à ces bouleversements dont il est l’origine, seul l’Occident, s’il est fidèle à sa vocation universelle, a la capacité de frayer la voie d’une maîtrise renouvelée, en commençant par donner l’exemple d’une remise à plat de son propre modèle.

Mais cela ne suffira pas si les tenants des rétroactions du rebond et du refus n’y mettent pas du leur, si, par exemple, la Chine et l’Inde ne sortent pas de leur équivoque « semi-coopérative » pour contribuer à la prise en charge de ces fameuses externalités, et si, de son côté, l’Islam ne s’engage pas plus résolument qu’il ne l’a fait jusqu’ici sur un chemin moins « non coopératif » qui le rendrait progressivement compatible avec une hyper-modernité, elle-même devenue plus raisonnable et patiente à son égard.

C’est dire combien il reste à faire.
Merci.

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[1] C’est Max Weber qui, à la fin de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, évoque une « cage de fer » (« ein stahlhartes Gehäuse ») de la modernité, du capitalisme dans laquelle nous serions peu à peu enfermés.

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