L’émergence, une notion stratégique

Intervention d’Hervé Juvin, Président d’Eurogroup Institute, auteur de Le renversement du monde – Politique de la crise (Gallimard, 2010), au colloque « Les Etats émergents: vers un basculement du monde ? » du 10 décembre 2012.

Le constat est d’évidence ; dans plusieurs régions du monde, une transformation économique extrêmement rapide et brutale a vu le jour, dont les expressions manifestes sont l’augmentation du revenu moyen, la modernisation des activités, la part dans les échanges mondiaux. Si l’on peut parler d’économies émergentes, la notion d’« États émergents » me paraît beaucoup plus compliquée, probablement aléatoire et à prendre avec infiniment plus de précautions.

Quelques images pour illustrer l’expression « Economies émergentes » :
Le PIB par habitant de Hong Kong est environ 30 % supérieur à celui de la France.
Il y a trois semaines, en Corée du sud, j’ai découvert en visitant une entreprise industrielle, un des grands fournisseurs de Samsung, que le salaire moyen y est à peu près 25 % plus élevé que le salaire moyen industriel français.

Beaucoup d’entre vous pourraient sans doute témoigner d’un troisième constat : il y a dix ou quinze ans, un voyageur français en mission à titre public ou privé, en Asie par exemple, ne se préoccupait pas du prix des hôtels dans lesquels il descendait. Aujourd’hui, en Chine comme en Inde ou ailleurs, certains hôtels, certains prestataires sont au-dessus des moyens d’un cadre, d’un envoyé en mission français ou européen. C’est probablement le phénomène le plus brutal auquel nous sommes confrontés ; nous ne sommes plus les « riches » du monde !

« Emergence », qu’y a-t-il derrière ce mot ?
Le mot est occidental, et plus précisément, est issu du monde de la gestion financière ; les émergents ont d’abord été un concept d’investissement.

Assez peu de pays que nous disons « émergents » se définissent spontanément comme tels. Pour l’Inde et la Chine, il ne s’agit pas d’émergence mais tout simplement de reprendre la place qui était la leur il y a moins de deux siècles, lorsqu’ils représentaient dans l’économie mondiale la part que leur conférait naturellement leur poids démographique.

Pour d’autres pays, il s’agit d’un phénomène national dont la dimension politique est évidente. En 1965, le niveau de vie du Coréen du sud était trois fois inférieur à celui du Malgache. Aujourd’hui, le niveau de vie moyen du Coréen du sud est quinze fois supérieur à celui du Malgache, et la Corée du Sud est un concurrent qui fait peur au Japon ! La mobilisation coréenne est d’abord nationaliste, et son émergence est d’abord le moyen de sa sécurité.

En réalité, nous sommes face à une hétérogénéité de situations économiques tout à fait impressionnante.

Je voudrais, relativement à cette situation d’émergence, soulever trois redoutables trompe-l’œil.

Quand nous parlons d’émergence, nous pensons spontanément commerce (OMC, Accord général sur le commerce des services etc.). Nous devrions une fois pour toutes considérer que les échanges des biens et services sont une annexe minime des mouvements de capitaux. La réalité des mouvements de richesses et la réalité de la distribution des pouvoirs d’achat dans le monde évoluent au gré des vraies guerres d’aujourd’hui, non commerciales mais monétaires, et des manipulations qui ont lieu sur les marchés financiers. Cela me paraît un point important qui vient relativiser de manière très significative la notion d’émergence. Il est probable que, dans la conscience d’un intérêt commun qui pousse la Chine, la Russie et les autres grands émergents à travailler ensemble, intervient la conviction que l’effet dollar, le privilège du dollar, est à terme insupportable parce qu’il peut ruiner – et très au-delà – les efforts de construction des économies que nous disons émergentes. L’Europe de l’euro a aussi quelques raisons d’y penser…

« La place des émergents dans le commerce international » : cette formulation exprime une deuxième idée reçue, un autre « trompe-l’œil ». L’anatomie des chiffres du commerce international révèle que ce qui s’est développé, ce qui se développe sous le grand parapluie de la notion d’« émergents », ce sont d’abord les échanges à l’intérieur des firmes transnationales. Une partie majeure de ce que nous appelons le « commerce international » recouvre ce que Apple, Renault-Nissan etc. échangent pour aboutir au produit fini. Je donnerai l’exemple assez caractéristique de plates-formes construites en Chine, recevant du Japon, d’Allemagne et d’une plate-forme du Maghreb, des composants qui y sont assemblés pour être finalement vendus en Amérique du sud. C’est probablement du commerce international mais tout cela se fait sous une seule étiquette d’entreprise. Or nous connaissons l’importance du débat sur les prix de transfert au sein de ces entreprises transnationales. Donc, quand on parle d’échanges et d’émergence, il faut savoir que ce sont d’abord les firmes transnationales qui ont émergé.

Le troisième trompe-l’œil concerne ce qui est vendu.
Ce qui est vendu, c’est d’abord une capacité de production. C’est le scénario selon lequel les deux pays les plus peuplés du monde, la Chine et l’Inde, seront peut-être parmi les trois premières puissances économiques d’ici 2020 ou 2030. Nous en aurions fini avec la malédiction démographique et la puissance se remettrait en accord avec la démographie. Or ce que l’on vend c’est une capacité de travail à bas prix. On sait que ce n’est probablement pas un scénario de développement durable si l’on ne sait pas passer à une autre échelle.

Ce qui est vendu, ce sont aussi les ressources naturelles. C’est un point sur lequel la notion d’émergence me pose problème. Un certain nombre de pays sont en train d’accéder au statut enviable d’ « émergents » parce qu’ils vendent leurs terres arables, les droits d’exploitation de leur eau, parce qu’ils commencent à vendre les droits d’exploitation de leurs surfaces maritimes etc.

Ceci nous amène à la notion que je crois relativement nouvelle de commerce de la souveraineté. Un certain nombre de pays dans le monde accèdent au statut d’ « émergents » – ou tentent d’y accéder – en vendant leur souveraineté sur leurs ressources, voire sur leur population (émigration de travail et « vente » de population sous forme de travail à bas prix). Ceci pose une question redoutable : Qu’en est-il d’une émergence basée sur la vente d’éléments de souveraineté et d’éléments du patrimoine national ? Qu’en est-il d’une émergence basée sur le commerce de ressources manifestement non renouvelables ?

L’émergence est d’abord l’inscription d’une économie dans les conventions du libéralisme financier anglo-américain. Les « bons élèves » de l’émergence sont invités à s’intégrer dans des classements, dans des systèmes de conformité, etc., qui peuvent signifier leur dépendance – voir ce qui est arrivé aux trop bons élèves du sud-est asiatique dans les années 1990 ! Et ils sont insensiblement invités à se spécialiser dans des activités conformes à un scénario d’interdépendance mondiale.

C’est une question que nous allons rencontrer dans les années à venir. En effet, si je constate la réalité de situations d’enrichissement imprévu, je constate aussi, ici ou là dans le monde, que des pays ou des régions sont en voie d’« immersion ». Bien loin du schéma linéaire selon lequel l’émergence nous conduirait dans une seule direction, il faut considérer qu’un certain nombre de régions ou de pays dans le monde peuvent être en voie d’ « immersion » par dégradation de leurs infrastructures et du milieu de vie et par un appauvrissement réel de leur population. Je n’en donnerai qu’un exemple ; j’ai passé récemment quinze jours dans une région de l’Inde où, voici quelques années, on disposait de dix à douze heures de courant électrique par jour. Les habitants sont aujourd’hui bien contents quand ils ont deux heures de courant électrique par jour ! Dans des régions comme celle-là, je m’interroge, face à la dégradation des infrastructures, sur le sens réel de la notion d’émergence. La même question est pertinente dans des pays où une croissance nominale repose sur un épuisement des écosystèmes qui signifie à terme un appauvrissement considérable !

La notion d’émergence a surgi sur la scène du débat public à l’occasion de grandes peurs : L’émergence va nous dépasser, nous déborder… L’argent était à l’Ouest, il est au Sud ou à l’Est. Le pouvoir était à l’Ouest, il est en train de passer en d’autres mains…

Je crois que nous en sommes encore loin et que le réel « basculement du monde » n’est pas de nature économique.

Je suis incertain sur la poursuite de l’émergence. Cette incertitude se base sur des travaux réguliers, des interventions régulières, notamment en Chine, mais aussi dans d’autres pays, par exemple en Afrique. Le discours de départ du récent dirigeant de la République populaire de Chine (1), a témoigné d’une avancée majeure de la réflexion chinoise (à la grande surprise de beaucoup d’observateurs) : nos amis chinois sont extrêmement conscients du risque, derrière des chiffres de croissance absolument stupéfiants, d’une destruction des services écosystémiques, d’une destruction des ressources naturelles et du milieu de vie qui, en tenant compte de toutes les externalités, correspondent en réalité à une décroissance.

C’est le premier point polémique que je voulais vous soumettre. L’émergence est une notion occidentale construite par les Occidentaux et, à bien des égards, l’émergence est ce que nous souhaitons que les émergents considèrent vrai. Nous souhaitons qu’ils considèrent vrai ce que nos chiffres de croissance mesurent et qui promet certains d’entre eux à l’épuisement de leurs ressources, à un individualisme ravageur et à la destruction de leur capital politique et de leur capital structurel. Si nos amis Chinois sont les premiers à en avoir pris totalement conscience, je suis très frappé d’avoir partagé la réflexion du gouvernement éthiopien à cet égard. L’Éthiopie dans sa constitution reconnaît le droit égal des « peuples » qui composent l’Éthiopie. L’Éthiopie a un regard qui me paraît extrêmement intéressant sur le fait que la vraie diversité est collective et qu’un développement qui se fait au prix de la privatisation des ressources et d’une individualisation forcenée de la société finalement est une destruction absolue du capital social et du capital culturel.

En Asie du sud-est, dans nombre de pays d’Asie, en Afrique, ce que nous appelons l’émergence c’est d’abord la privatisation, à tel point qu’en Corée du sud on entend dire que « l’État c’est Samsung ». L’État coréen serait en réalité un petit nombre de grandes familles industrielles qui décident au mieux de l’intérêt collectif. Tôt ou tard, la résolution de toute question politique par le nationalisme de la croissance posera question, et problème.

« Émergence » : si la façade économique est brillante, la réalité institutionnelle, politique et sociale est d’une tout autre nature. L’émergence est l’imposition, par le biais des ONG, de l’obligation de se développer. En effet, on est passé du droit au développement à l’obligation de se développer. Les ONG, les grandes entreprises, les institutions internationales, répandent excellemment un modèle individualiste, un modèle de privatisation et un modèle de destruction du « commun » qui fait florès à peu près partout dans le monde. J’ai eu l’occasion, voici six ans environ, avec l’ambassade de France à Madagascar, de contribuer à bloquer un projet d’origine américaine qui consistait, pour assurer un développement humain satisfaisant à Madagascar, à mettre fin au système d’enseignement gratuit pour les enfants, de type « école obligatoire et gratuite pour tous » au profit d’un système privatisé et payant. Naturellement, des capitaux et des entreprises américaines étaient toutes prêtes à créer un tel système d’enseignement…

Derrière la notion d’émergence, il y a cette privatisation des espaces communs, cette destruction de la diversité collective qui, je crois, va donner un tout autre sens au mot dans les années à venir.

Dernier point polémique concernant l’émergence : toute la littérature issue de la dominance idéologique que nous subissons entretient la fiction d’un marché mondial du travail, la fiction d’un marché mondial des ressources naturelles, voire la fiction d’un marché mondial des formations. Cela signifie tout simplement que la souveraineté, le capital structurel, et ce que nous appelons sans y penser davantage « le capital humain », est sur le marché, en vente au meilleur prix.

Tout cela va nous conduire à un renversement, un « basculement » du monde, mais sous un tour probablement inconnu.

L’émergence économique, nous l’avons vue. Je ne sais pas ce que nous en verrons dans les années à venir. Le basculement, le renversement, le bousculement sera d’une autre nature. Christophe Jaffrelot en a évoqué certaines composantes qui m’apparaissent extrêmement importantes.

Nous n’écrivons plus le scénario du monde. Dans les émirats, en Inde, en Russie ou ailleurs, on n’hésite pas à employer les mots de « terrorisme occidental ». On parle de « terrorisme droits-de-l’hommiste » pour qualifier certaines expéditions néocoloniales récentes auxquelles nous nous sommes livrés. Là-dessus le jugement extérieur est impitoyable et nous y serons confrontés de plus en plus durement dans les années à venir.

Le basculement est moins économique qu’il ne sera moral et politique. La nation est la forme politique de la mondialisation. La demande d’autonomie, la demande des sociétés de capacité à se déterminer elles-mêmes, grandit plus vite que l’émergence économique. Elle est devant nous. Elle va nous rappeler que ce sont l’histoire et la géographie qui commandent et que l’idée d’un homme hors-sol, l’idée d’un homme de rien, totalement indéterminé et voué au seul système de l’économie réduit les sociétés à rien, détruit la diversité collective, et va se heurter à une opposition croissante – celle de la survie, qui naît de la diversité collective.

Derrière la notion d’émergence économique il faut entendre une demande d’autonomie qui grandit partout dans un monde qui nous juge sévèrement et qui probablement va nous conduire à de nouveaux « Bandoeng ». Un nouveau colonialisme s’est développé sous l’égide de la notion d’émergence comme des amalgames qui ont conduit à généraliser l’emploi de l’acronyme « BRICS » – un concept marketing inventé par un économiste de Goldman Sachs pour vendre de nouveaux produits de gestion !

Le paysage à venir sera tout à fait différent. La demande d’autonomie, la demande de souveraineté, la demande de diversité collective est devant nous. Derrière la notion trouble d’émergence économique, il faut entendre la demande de puissance, de dignité et de liberté collectives.

C’est probablement là que se situe le vrai basculement, le vrai renversement de nos certitudes faciles.

Je vous remercie.

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(1) Il s’agit du discours d’ouverture du 18e congrès national prononcé le 14 novembre 2012 par le secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) sur le départ, Hu Jintao.

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Le cahier imprimé du colloque « Les Etats émergents: vers un basculement du monde ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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