L’Europe prise en étau entre les Etats-Unis et la Chine

Note de lecture de « La Chine contre l’Amérique – Le duel du siècle » d’Alain Frachon et Daniel Vernet (Grasset, octobre 2012) par Baptiste Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica. « La relation sino-américaine commande les équilibres de demain, stratégiques, économiques et financiers ». C’est le sujet du livre d’Alain Frachon et Daniel Vernet. Il s’agit d’une « relation instable qu’il faut essayer de comprendre parce qu’elle conditionne largement notre avenir ». En effet, la coexistence d’une défiance stratégique de plus en plus aigüe et d’une interdépendance économique de plus en plus étroite est-elle viable ?

La dernière note de lecture de la Fondation finissait par faire l’hypothèse suivante : « depuis l’effondrement du bloc soviétique et depuis que la montée des pays émergents accélère l’apparition d’un monde multipolaire, on constate la montée en puissance d’un duopole Chine / Etats-Unis – ce que nous appelons le G2 [1] –, qui laisse à penser que nous sommes passés d’une bipolarité à une autre, même si elle n’est que transitoire » [2]. Alain Frachon et Daniel Vernet estiment à juste titre que nous sommes entrés dans une bipolarité sino-américaine qui peut revêtir une forme consensuelle (le G2), mais qui peut tout à fait prendre une forme concurrentielle voire conflictuelle.

A partir de 1972 et la rupture sino-soviétique, une alliance de facto scellée par un antagonisme commun vis-à-vis de l’URSS va amorcer une phase de dépendance mutuelle entre la Chine et les Etats-Unis. Cette phase trouvera son prolongement dans les années 90 et le début des années 2000 dans une « relation d’interdépendance économique et financière ». Notons par exemple que les deux tiers des réserves monétaires chinoises – qui s’élèvent à 3 200 milliards de dollars – ont été investies en bons du Trésor américains, entrainant par ailleurs la surconsommation aux Etats-Unis. Les auteurs ont, néanmoins, le mérite de casser quelques préjugés sur l’essor économique chinois : la Chine n’est plus seulement l’atelier du monde, ce que les entreprises chinoises fabriquent ne cessent de monter dans l’échelle de la valeur ajoutée.

Toutefois, cette dépendance mutuelle se transforme en une concurrence accrue, avec une défiance palpable. Le Pacifique devenant alors le « le lieu privilégié [de cet] affrontement qui ne dit pas son nom » : « l’enjeu pour les Chinois est de s’imposer comme la puissance régionale prépondérante en Asie », et plus particulièrement dans « sa zone d’influence traditionnelle » qu’est le Pacifique. Via une « doctrine Monroe à la chinoise » (expression de Jean-Luc Domenach) [pages 37-40], la Chine ne « tolérera aucune ingérence militaire étrangère dans le pacifique occidental. Elle s’appuie pour cela sur le principe de souveraineté nationale. L’ambition des dirigeants chinois est « l’ascension pacifique » [3] : devenir la plus grande puissance mondiale, sans velléité hégémonique. « Ce nationalisme, [qui est une sorte d’idéologie de substitution au communisme], s’exprime dans un sentiment de rivalité sans merci avec les Etats-Unis ». Ces derniers entendent accompagner le balancement du monde vers l’Asie-Pacifique. L’objet de la présence américaine active dans cette région est un « encerclement de la Chine par une coalition locale de pays démocratiques » [page 200]. En d’autres termes, l’objectif américain est de contrecarrer l’ambition militaro-politique de la Chine, grâce à une stratégie d’alliances.

Ce déplacement du centre de gravité géopolitique vers l’Asie-Pacifique se réalise au détriment de l’Europe. Et c’est justement dans la conclusion du livre que le lecteur peut trouver une source de réflexion : où est l’Europe ? Elle n’est, selon les Américains, « pas en mesure de jouer un rôle international conforme à son poids économique ». Pour les Américains, « les Européens ont abandonné la pensée stratégique ». De leur côté, les Chinois ne considèrent pas l’Europe comme un ensemble, ils mènent « une stratégie différenciée » selon les Etats membres. De fait, l’hétérogénéité de puissance, d’influence, de structure économique des pays européens « empêche la définition d’une politique commune vis-à-vis de la Chine ». Ainsi, « en dix ans le monde a changé mais la stratégie européenne ne s’est pas adaptée, faute de consensus sur l’analyse des changements et sur les politiques à mener ». La Chine est, à titre d’exemple, à peine citée dans un rapport sur la « stratégie européenne de sécurité » qui date de 2003 [pages 237-243].

Les auteurs offrent un aperçu limpide d’une relation « complexe plus qu’inégale » [page 170] entre deux pays en pleine transition. La Chine poursuivra son ascension à condition d’adopter un modèle économique plus sophistiqué, qui suppose plus d’Etat de droit, plus de secteur privé, plus de protection des investissements étrangers ; mais aussi cela implique que Parti Communiste Chinois renonce à son monopole quasi absolu dans les sphères économique et politique. Or Il y a un contrat implicite entre le PCC et la population : le PCC apporte stabilité et prospérité. D’ailleurs, sur la nature du régime, les auteurs estiment que la question n’est pas tant de pousser à la démocratisation du régime chinois mais plutôt de se demander s’il vaut mieux « une Chine qui se libéralise au risque du chaos ou un régime qui préserve la stabilité au risque de l’autoritarisme ? » [page 193]. Les Etats-Unis, quant à eux, sont passés d’une quasi hégémonie à une posture de leadership plus habituelle, et dont Barack Obama est la parfaite incarnation.

L’accession au statut de superpuissance de la Chine pose un défi stratégique majeur aux Etats-Unis. Et dans l’Histoire, même si de vieilles expressions plus ou moins rassurantes sont remises au goût du jour, comme l’équilibre de la terreur – économique cette fois-ci [4] – une telle transition s’est rarement faite de façon pacifique.

1. Voir les actes du colloque de la Fondation Res Publica du 18 janvier 2010 « La France et l’Europe dans les tenailles du G2 »
2. « Ces pays émergents qui bouleversent le monde », note de lecture du 09 novembre 2012
3. Peaceful rise, notion inventée par Zheng Bijian, directeur du China Reform Forum, dans les années 90
4. MAED : Destruction économique mutuellement assurée (mutually assured economic destruction), construite sur le modèle MAD inventé par Robert McNamara, secrétaire à la Défense de John Kennedy pour caractériser l’équilibre de la terreur pendant la guerre froide. [page 226]

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