Intervention de Jean-Luc Gréau, Economiste, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica , au colloque « L’euro monnaie unique peut-il survivre? » du 24 septembre 2012.
L’union monétaire est rompue alors que l’euro continue d’être une monnaie de transaction commerciale et financière sur laquelle nous nous appuyons quotidiennement.
L’union monétaire est rompue, cette proposition est faite au bénéfice de quatre constats dont l’un a d’ailleurs été évoqué par Jean-Michel Quatrepoint.
1) Au cœur des sommets européens depuis l’origine, les conditions d’emprunt des secteurs publics et privés des pays de la zone euro ont divergé brutalement à partir de l’automne 2009 et de l’hiver 2010. La crise grecque a ouvert une nouvelle période qui contredit catégoriquement ce qui s’était passé dans la période 2002-2008 durant laquelle on avait observé au sein de la zone euro une convergence financière qui permettait aux États d’emprunter à des taux équivalents. On vit même parfois, chose paradoxale, l’Espagne ou l’Irlande emprunter moins cher que l’Allemagne ! Les entreprises et les banques pouvaient également emprunter aux mêmes conditions quelle que fût leur localisation. À Athènes, à Munich, à Lisbonne, à Paris, à Amsterdam on empruntait au même taux. Cela est révolu. Aujourd’hui les écarts sont d’au moins deux points pour le secteur privé, ils sont de trois à cinq points pour les secteurs publics.
2) Les nouveaux emprunts émis par les États du sud de l’Europe ne sont plus souscrits que par les organismes financiers, tout spécialement les banques, de ces mêmes États. Les banques espagnoles souscrivent les emprunts espagnols. Il en va de même pour les banques portugaises, italiennes et même françaises. Autrement dit on assiste à une renationalisation des emprunts au sein de la zone euro qui a commencé dès 2011 mais qui s’est accentuée récemment.
Au bénéfice de ces deux premiers éléments du constat, on peut dire qu’ il n’y a plus de marché unique du crédit au sein de la zone euro.
3) Jean-Michel Quatrepoint a évoqué la migration substantielle, voire massive, de l’épargne espagnole en direction du nord. Mais cela a affecté d’abord la Grèce, Chypre, l’Italie, l’Espagne et même l’Irlande. Il ne s’agit pas d’une fuite des capitaux au sens propre. C’est l’épargne des classes moyennes qui se transfère vers le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Allemagne, parfois la zone dollar et aussi le Royaume-Uni qui bénéficient de cette migration très importante de l’épargne des pays du sud. D’après la Banque centrale européenne, durant les six ou sept premiers mois de l’année, 220 milliards d’euros ont été transférés depuis l’Espagne. Si les chiffres qui ont été donnés en juillet pour les six premiers mois sont vrais, c’est près de 300 milliards d’euros qui ont migré vers le nord de l’Europe.
Cela signifie que les banques du sud sont en train de se vider de leur substance.
Y a-t-il encore un système bancaire au sud de l’Europe ? Je n’en suis pas tout à fait sûr. Je veux bien croire que le projet d’union bancaire constitue une avancée majeure dans le dispositif européen … Encore faut-il pour réaliser cette union bancaire que des banques viables subsistent au sein du système !
4) Le quatrième élément du constat nous concerne directement. Les banques françaises et allemandes se sont engagées très lourdement sur les pays du sud de l’Europe et, plus encore les françaises que les allemandes, elles s’en retirent (depuis quatre ans en catimini et depuis quelques mois de façon plus massive). Elles ont cessé de prêter et se contentent d’encaisser les remboursements et les paiements d’intérêts des prêts qu’elles ont octroyés. Les banques françaises ont encore près de 500 milliards d’euros dans le secteur public des pays du sud de l’Europe. Elles ont déjà réduit de 200 milliards d’euros leur engagement dans le secteur privé des mêmes pays. C’est beaucoup. Les Allemands ont été plus prudents que nous (sans doute ont-ils de moins mauvais banquiers) mais ils sont encore engagés à hauteur de 250 milliards d’euros.
En opérant ce repli stratégique, les banques françaises et allemandes contribuent à la déprime du système du sud.
Ces éléments appellent quelques questions :
Peut-on imaginer ou espérer que les écarts substantiels de taux vont se réduire, que les conditions d’emprunt vont se rapprocher à nouveau ? Ma réponse est non.
Peut-on imaginer que les emprunts du sud de la zone euro soient de nouveau souscrits par d’autres opérateurs financiers que les banques des pays concernés ? Ma réponse est non.
Peut-on imaginer que l’épargne qui s’est enfuie à tire-d’aile va revenir au bercail ? Ma réponse est non.
Peut-on imaginer que les banques françaises, allemandes ou celles qui sont jugées – à tort ou à raison – encore fiables puissent se réinstaller dans l’ensemble de la zone ? Ma réponse est non.
Quels sont les obstacles auxquels nous nous heurtons au moment où il faut constater que l’union monétaire est rompue et qu’il est temps de dissoudre la zone euro ?
Le premier obstacle est d’ordre pratique. Jean-Michel Quatrepoint l’a évoqué. Si on sauve les États c’est pour sauver l’euro mais aussi pour sauver les banques. Les banques ont des créances exprimées en euro et le passage à une monnaie dévaluée signifierait une dépréciation massive de ces créances sauf à décider que les créances en euro restent valables à l’avenir, ce que je ne crois pas possible. Les banques ne sont pas des acteurs économiques comme les autres. Une entreprise peut être mise en liquidation, une banque, c’est plus difficile. Mais est-il encore imaginable de sauver des banques grevées par des créances sur des débiteurs insolvables ?
Dès le 10 mai 2010, date du premier plan de sauvetage de la Grèce, adopté sous l’impulsion décisive du Président de la République française alors en exercice, l’objectif a été de sauver les banques.
Le deuxième obstacle est beaucoup plus profond, diffus et sournois. La monnaie unique n’est pas considérée comme un outil économique à l’échelon des dirigeants de l’Europe. Ce n’est pas un outil dont on pourrait faire le bilan et reconnaître qu’ « il n’a pas réussi » (à défaut de dire qu’il n’a pas échoué). La monnaie unique est un objet sacral qui accompagne la marche en avant du système européen depuis vingt ans. Rappelons au passage que le référendum sur le traité de Maastricht a eu lieu le 20 septembre 1992, il y a exactement vingt ans et quatre jours. Depuis lors, toute la sphère politico-médiatique, en France et en Europe, a fait carrière sur la réussite de l’expérience. Donc les acteurs décisionnaires dans l’ordre médiatico-politique (pour moi il n’y a qu’une seule sphère médiatico-politique) sont prisonniers de leur choix et de tout cet effort de pédagogie et de propagande qu’ils ont fait depuis vingt ans pour faire adopter la monnaie unique.
C’est un obstacle majeur.
J’en termine avec une observation :
L’économie va reprendre ses droits, de même qu’elle a repris ses droits sur l’aventurisme financier, quand le surendettement américain s’est révélé pour aboutir à la crise de 2007-2008. Symétriquement, nous devrions constater au mois de novembre que la zone euro est entrée en récession. Cette récession devrait s’accentuer encore durant les premiers mois de 2013.
Pour comprendre la gravité de la situation, il faut savoir qu’une phase 3 de la crise s’ébauche : la Chine est probablement entrée en récession à l’heure où nous sommes réunis. Les signes de ce repli chinois, le premier en plus de trente ans, se multiplient. La prise de conscience de cette situation va bouleverser la vision des acteurs économiques et financiers. Nous connaîtrons alors la phase 3 de la crise qui a commencé en 2007.
Je vous remercie de votre attention tout en espérant pouvoir vous parler à nouveau de ces questions dans quelques mois.
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(1) Intervention de Jean-Luc Gréau à la table ronde « Redresser l’économie de notre pays » lors de l’université d’été du PS des 24-25 et 26 août 2012
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