Le système monétaire de l’euro, une opportunité pour la monnaie commune
Intervention de Claude Gnos, Chercheur associé au Centre d’Etudes Monétaires et Financières, Université de Bourgogne, International Economic Policy Institute, Université Laurentienne (Canada), au colloque « L’euro monnaie unique peut-il survivre? » du 24 septembre 2012.
J’interviendrai en complément à l’analyse – que je partage très largement – présentée par Jacques Sapir sur la question de la monnaie commune et les avantages que l’on pourrait attendre de cette monnaie commune.
Je tenterai de répondre à la question que, j’imagine, vous vous posez après cet exposé : Comment concevoir cette monnaie commune ?
Vous rappeliez, Monsieur le ministre, que je m’y étais intéressé il y a déjà une bonne vingtaine d’années (les articles que nous, universitaires, publions trouvent parfois un écho, même lointain). Cela me rappelle que, à cause d’un autre article, j’avais été invité à participer aux travaux d’un groupe sur l’euro à Bruxelles. J’étais venu en me proposant de critiquer l’euro, d’expliquer que la solution de monnaie commune serait beaucoup plus intéressante. Malheureusement, la personne représentant la Commission qui dirigeait les travaux (cela se passait en 1995) a commencé par dire : « Il n’est plus temps de se poser la question de savoir si la monnaie unique est une bonne idée ou pas, maintenant le vrai problème, c’est de la faire accepter psychologiquement aux Européens ». La discussion était donc complètement fermée et il n’était plus question de se poser de grandes questions concernant la nature de cette monnaie. Quel dommage !
Mon collègue allemand a critiqué très fortement l’euro monnaie unique. Je voudrais pour ma part, paradoxalement, lui trouver une qualité : l’existence du système monétaire de l’euro offre l’opportunité de proposer un schéma opérationnel qui permettrait aux pays restaurant leurs monnaies nationales de disposer de taux de change appropriés à leur situation économique, tout en préservant le principe d’une union monétaire européenne. Cette solution serait aussi applicable aux pays européens qui n’ont pas adhéré à la monnaie unique.
Pour présenter le système monétaire de l’euro, il convient tout d’abord de rappeler que, contrairement à ce qui se dit parfois, la Banque Centrale Européenne n’a pas le monopole de l’émission de l’euro. L’euro (hors pièces et billets) est en fait émis par toutes les banques implantées dans la zone. Et tous les euros ainsi émis ne sont pas équivalents par nature ou en raison de leur dénomination ; ils sont rendus équivalents par l’appartenance des banques émettrices à un même système monétaire organisé autour de la Banque Centrale Européenne (BCE) qui joue le rôle de banque des banques ordinaires (ou « secondaires ») et à cet effet crée ses propres euros, les euros centraux.
Soit un exemple très simple. Une banque, la Société Générale, accorde un crédit de 1 000 € à un client. Elle inscrit ainsi une créance sur l’emprunteur à l’actif de son bilan et un dépôt de même montant au passif. Ce dépôt constitue précisément une somme de 1 000 € dont l’emprunteur va se servir pour régler un créancier qui est, disons, résident en Allemagne et client de la Deutsche Bank. Il en résulte, en termes économiques, une offre d’€ SG qui fait face à une demande d’€ DB. Si l’on était sur le marché des changes, cela pourrait se traduire par une dépréciation de la monnaie offerte et une appréciation de la monnaie demandée, en fonction des quantités totales demandées et offertes de chaque monnaie. Il n’en est rien dans notre exemple parce que la SG et la DB appartiennent au même système monétaire et disposent d’un compte auprès de la BCE (en fait, auprès des banques centrales nationales qui agissent pour le compte de la BCE). En réglant immédiatement (système TARGET) ou en fin de journée la DB en euros centraux, la SG reprend littéralement les euros qu’elle a créés et les annule, tandis que la DB crée des euros DB en contrepartie des euros centraux reçus. Contrairement à ce qui se passerait sur le marché des changes, l’euro SG et l’euro DB ont ainsi un taux de change parfaitement fixe, égal à l’unité, les deux monnaies ne pouvant faire l’objet, in fine, d’une offre ou d’une demande excédentaire. Les comptes des banques auprès de la BCE sont alimentés à partir des opérations de refinancement ou de crédit que cette dernière leur accorde et aussi à partir de prêts de monnaie centrale que les banques s’accordent entre elles sur le marché monétaire.
A partir du système que je viens de décrire brièvement, l’euro pourrait jouer pour certains pays non le rôle d’une monnaie unique mais celui d’une monnaie commune, utilisée dans leurs paiements extérieurs. Un pays qui restaure sa monnaie nationale réinstalle sa banque centrale dans le rôle attribué à la BCE dans mon exemple : elle cesse de faire ses opérations pour le compte de la BCE, ce qu’elle fait aujourd’hui, et redevient la banque des banques secondaires adhérant au système bancaire domestique ; elle émet sa propre monnaie centrale libellée dans l’unité monétaire nationale. Comment faire de l’euro la monnaie des paiements extérieurs d’un pays doté de sa propre monnaie nationale ? Cela suppose que l’on dissocie les circuits de paiements, intérieur et extérieur. À cet effet, on peut montrer qu’il suffit que la banque centrale du pays s’interpose dans ses paiements extérieurs.
Le schéma serait le suivant :
Supposons qu’un résident du pays A qui a restauré sa monnaie nationale doive régler un créancier étranger (à la suite d’une opération commerciale ou financière). Il demande à sa banque d’effectuer le règlement. Celle-ci s’adresse à la banque centrale du pays A (BCA) qui, en contrepartie d’un règlement en monnaie centrale A (effectué à partir du compte de la banque auprès de la BCA), va elle-même emprunter à la BCE ou sur le marché monétaire de l’euro, voire sur les marchés financiers si l’endettement doit se prolonger, les euros nécessaires au règlement ou à l’acquisition des devises étrangères réclamées par le créancier étranger.
Un avantage immédiat de ce schéma est que l’opération se traduisant par un endettement de la BCA en euro, la monnaie A n’est pas offerte sur le marché des changes et ne peut donc pas s’apprécier ou se déprécier vis-à-vis des devises étrangères, ni même vis-à-vis de l’euro. La BCA ou plutôt le gouvernement du pays A, en concertation et en accord avec ses partenaires de la zone euro, peut et a intérêt, pour limiter les sommes en euro que la BCA aurait à emprunter, à fixer le taux de conversion de la monnaie A en euro à un taux qui permette d’assurer à court ou moyen terme l’équilibre des paiements extérieurs du pays A. Serait ainsi évité l’endettement excessif de la BCA en euros ou, en cas d’excédents de balance des paiements, l’accumulation excessive de créances en euros par la BCA. Et, sur le plan économique, le pays pourrait ainsi préserver la compétitivité de son économie sans nuire à ses partenaires. En matière de paiements internationaux, les excédents des uns sont nécessairement les déficits des autres. C’est précisément ce qui rend pertinent le critère de l’équilibre des paiements extérieurs et devrait permettre aux pays concernés de trouver le compromis nécessaire à la fixation du taux de conversion de la monnaie A par rapport à l’euro : la détermination d’un taux approprié de la monnaie A est de l’intérêt de l’ensemble des pays membres de la zone.
J’ai raisonné en supposant qu’un pays restaure sa monnaie nationale. Je pourrais faire le même raisonnement en supposant qu’aucun pays ne conserve la monnaie unique : l’euro pourrait alors constituer la monnaie extérieure commune dans l’ensemble des pays de la zone. L’euro peut en effet jouer le rôle décrit ici pour la totalité des pays. C’est une option que l’on ne peut probablement pas envisager, pour des raisons politiques. C’est dommage car elle permettrait la coexistence de modèles et de situations économiques qui restent aujourd’hui difficilement conciliables. Et peut-être serait-il alors plus facile d’avancer sur les plans politique et institutionnel, tant il est vrai que les difficultés économiques tendent à rigidifier les oppositions.
Montrer que le système monétaire de la monnaie unique offre une excellente opportunité pour la mise en place d’une monnaie commune n’aplanit toutefois pas toutes les difficultés techniques. Une difficulté importante concerne l’opération même de mise en circulation d’une monnaie nationale à la place de la monnaie unique. A la fin des années 80, les experts du groupe Delors, qui réfléchissaient à la création d’une union monétaire en Europe, hésitaient entre la fixation irrévocable des taux de change des monnaies européennes entre elles et la création d’une monnaie unique. L’importance des coûts entraînés par la substitution d’une monnaie à une autre a été finalement un argument en faveur de la monnaie unique : un retour en arrière serait trop coûteux pour qu’il puisse être envisagé, la pérennité et la crédibilité de la monnaie unique seraient ainsi assurées. L’argument du coût est toujours valide. Il reste simplement que le coût pour un pays qui reviendrait à sa monnaie nationale est à mettre en regard des avantages que le pays et ses partenaires sont en droit d’attendre à partir de la situation de crise actuelle. Cette question est également dépendante des évolutions dans la recherche de nouveaux instruments à la disposition de l’Union : un retour à la monnaie nationale impliquerait certainement des taux d’intérêt accrus pour le financement de la dette souveraine du pays concerné, sauf à instituer les euro-obligations qui font toujours débat.
Une autre grande difficulté, concerne la spéculation que pourrait susciter la fixation du taux de conversion de la monnaie nationale en euro et les ajustements de ce taux que pourrait par la suite nécessiter l’évolution des balances de paiements. Ainsi, la perspective d’un retour du pays A à sa monnaie nationale dont le taux de conversion en euro serait inférieur à l’unité ne manquerait pas de provoquer une fuite des capitaux de ce pays : les détenteurs de dépôts en euro auprès des banques de A auraient tout intérêt à transférer leurs avoirs dans un pays conservant la monnaie unique. Pour éviter ce type de situation, la solution est bien connue : il conviendrait, comme cela a été évoqué par M. Sapir, que lorsqu’un pays est susceptible de se retirer de l’euro, il mette préventivement en place un contrôle des changes destiné à restreindre la possibilité de transférer à l’étranger les fonds déposés auprès des banques domestiques.
Le recours à la monnaie commune a pour intérêt non seulement de permettre, au moment où il est réalisé, la fixation de taux de conversion favorables à l’équilibrage des paiements extérieurs, mais aussi celui de permettre des ajustements ultérieurs de ce taux de conversion. Ce serait un régime de taux fixes mais ajustables. Cela implique que le pays concerné pourrait être amené à restaurer périodiquement et temporairement un contrôle des changes. Ces changements de taux devraient également résulter d’évolutions sur une période relativement longue, afin de limiter l’occurrence d’épisodes spéculatifs. On peut aussi imaginer que le pays en difficulté qui restaure sa monnaie nationale le fasse moyennant une dévaluation importante, de sorte que, par la suite, il n’ait plus à dévaluer mais qu’il puisse au contraire réévaluer sa monnaie jusqu’à à atteindre un taux de un pour un vis-à-vis de l’euro et ainsi revenir à la monnaie unique.
Actuellement, il est bien difficile de dire si certains pays quitteront la monnaie unique. J’espère avoir montré que si cela devait se produire, l’utilisation de l’euro comme monnaie commune par les pays concernés, voire par l’ensemble des pays de l’actuelle zone euro, serait parfaitement envisageable. À juste titre, Jacques Sapir parlait du choc, du traumatisme que provoquerait l’abandon de l’euro. Recourir à la monnaie commune serait sans doute un bon moyen de limiter ce traumatisme, puisque l’on pourrait conserver, certes en en modifiant le fonctionnement, le système monétaire en place. L’euro lui-même continuerait d’exister, seules ses fonctions seraient redéfinies. Bien entendu, l’euro pourrait ainsi jouer également le rôle de monnaie commune pour les pays qui disposent toujours de leurs monnaies nationales. C’est dire que bien loin de marquer la fin de l’intégration monétaire européenne, la solution proposée en constituerait au contraire un moteur.
Je vous remercie de votre attention.
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