Les chemins douloureux d’une économie russe de l’innovation

Par Kevin Limonier, chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII), enseignant à l’Université russe d’Etat de sciences humaines (RGGU). Dans le cas de la science et de l’innovation, le défi auquel la Russie doit faire face n’est pas seulement économique mais également politique, dans la mesure où la réussite du grand projet de Skolkovo (une « Silicon Valley russe ») permettrait à la Russie de reconquérir une partie de son identité et de réaliser un projet de puissance hérité des canons du marxisme-léninisme.

L’année 2013 sera cruciale pour la Russie et son économie. Aux défis caucasiens et financiers des jeux olympiques de 2014 s’ajoutent désormais l’entrée de Moscou dans l’OMC et une crise économique qui n’épargne pas le pays, dont les perspectives de croissance ont été revues à la baisse. En cause, le handicap structurel d’une économie de rente qui ne parvient pas à s’affranchir du cours des hydrocarbures, alors même que la société russe atteint désormais un point de maturité démocratique qui va de pair avec l’émergence d’une classe moyenne urbaine dont les prétentions salariales grimpent rapidement.

Car ce n’est pas uniquement le déni de démocratie qui a poussé de nombreux Moscovites dans la rue depuis cet hiver. Les jeunes russes qui ont grandi dans le cocon de la stabilité poutinienne de la dernière décennie arrivent sur le marché du travail avec un sentiment grandissant d’indignation face aux injustices sociales et aux inégalités salariales, alors que le clientélisme et la corruption gangrènent toujours une large partie des administrations et entreprises publiques et privées.

Le pouvoir russe l’a bien compris. Celui-ci ne se contente pas d’acheter la paix sociale en augmentant brutalement le salaire de certaines professions symboliques (les policiers, les professeurs), mais cherche depuis plusieurs années à réformer en profondeur un système de rente qui ralentit la production de richesses et fait même dire à certains que la Russie d’aujourd’hui n’est plus qu’un vaste émirat pétrolier.

Après avoir réformé plusieurs domaines symboliques tels que le complexe militaro-industriel, le Kremlin se cherche désormais une stratégie de développement économique durable qui répondrait aux aspirations d’une société urbaine en quête de méritocratie et de transparence. C’est ainsi avec beaucoup d’enthousiasme qu’a été accueilli par la presse étrangère le grand projet de Skolkovo, cette « Silicon Valley russe » que l’ex président Dmitri Medvedev a très largement soutenue, et qui devrait ouvrir ses portes en 2014. L’idée est de créer en périphérie de Moscou une « ville intelligente » où les grandes entreprises mondiales pourraient bénéficier d’un potentiel scientifique et technique latent dans la société russe depuis l’époque soviétique, quand le chercheur faisait partie de l’élite et que la science constituait non seulement une force majeure à opposer à l’ennemi capitaliste, mais surtout le fondement philosophique et identitaire d’une société à visée utopiste et universelle. Dans le cas de la science et de l’innovation, le défi n’est ainsi pas seulement économique mais également politique, dans la mesure où la réussite de Skolkovo permettrait à la Russie de reconquérir une partie de son identité et de réaliser un projet de puissance hérité des canons du marxisme-léninisme.

Pourtant, à peine la première pierre posée, Skolkovo a été en Russie l’objet de toutes les railleries, avant de devenir un sujet de choix pour les opposants, qui y trouvèrent la quintessence des incohérences, de la malhonnêteté et de l’hubris de leurs dirigeants. Accusé d’être un « village Potemkine », ou encore une nouvelle Roubliovka (quartier du sud-est de Moscou où vivent les milliardaires proches du pouvoir), Skolkovo serait inaccessible au Russe ordinaire et deviendrait vite une ville fermée d’un nouveau genre, où seuls quelques privilégiés se feraient embaucher à prix d’or par des entreprises américaines ou européennes avant d’émigrer.

Et s’il est attaqué par l’opinion publique, le projet l’est aussi par une partie de la classe politique qui considère qu’il s’agit là d’un gouffre financier, alors même que la Russie dispose déjà sur son territoire de plusieurs dizaines de villes scientifiques construites pour les besoins du complexe militaro-industriel soviétique, dans lesquelles on trouve d’excellents instituts de recherche en quête de capitaux pour leur développement. Dmitri Medvedev a largement favorisé à Skolkovo l’émergence d’un milieu entrepreneurial de type anglo-saxon qui glorifie l’archétype du jeune milliardaire californien en chemise hawaiienne ultraprésent sur les réseaux sociaux. Un stéréotype qui n’est pas du goût d’une majorité des chercheurs russes qui vivent dans ces villes de science, où l’on peut parfois même trouver un camp de pionniers.
Si Skolkovo indigne une partie de la société russe, il divise également profondément ses élites politiques sur les choix à venir en matière de développement d’une économie durable. Reste à savoir si, avec l’entrée de la Russie dans l’OMC, les investisseurs occidentaux resteront cantonnés à Skolkovo, ou bien s’ils oseront s’aventurer dans cet archipel scientifique provincial qui envoya jadis le premier homme dans l’espace, et produisit un nombre considérable des grands noms de la science du XXème siècle.

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