Par Patrick Quinqueton, Conseiller d’Etat, ancien inspecteur du travail, membre du conseil scientifique et administrateur de la Fondation Res Publica. Le travail est une réalité ancienne, curieusement devenue absente, à quelques rares exceptions près, de la « mediasphère », y compris pendant la campagne électorale. Sans doute le chômage de masse dans les pays occidentaux conduit-il à éviter certains sujets qui fâchent, ou qui ne rassemblent pas. Peut-être les contradictions inhérentes aux rapports sociaux font-elles du travail un sujet suffisamment peu consensuel pour qu’on l’évite.
La question dite des « risques psychosociaux » est depuis quelques années un sujet capital dans les entreprises. Elle n’est pas exclusivement française : la ministre allemande du travail affirme vouloir faire de la prévention du « burn out » (épuisement) une priorité pour 2012. Elle ne se limite pas au travail dans les entreprises de la sphère concurrentielle, mais touche aussi les administrations publiques, les associations ou les travailleurs indépendants. Le véritable enjeu, dans ce domaine, est celui du passage de solutions « compassionnelles » à une véritable remise en débat de l’organisation du travail.
Il est vrai que la globalisation financière fait progressivement éclater les cadres de l’activité de travail. Les importants progrès de la productivité intervenus depuis trente ans sont de plus en plus regardés par les salariés, comme des moyens d’alimenter la rente des actionnaires plus que de développer l’activité et l’emploi utiles ou de contribuer un peu au développement économique. Et, dans la sphère publique, ils ne contribuent qu’un peu à réduire les déficits publics, mais beaucoup à réduire la qualité des services publics. Le pouvoir de plus en plus grand d’actionnaires de moins en moins visibles est une des causes de la crise du travail. Il y a quelque chose du même ordre mais inversé dans la personnification actuelle des « marchés financiers », qui par duplication pavlovienne copient leurs propres réactions, tant vis-à-vis des entreprises que désormais des Etats. Le pouvoir économique est invisible.
Les termes possibles d’une politique du travail
Dans un article récent, Alain Supiot (1) propose des « Fragments d’une politique législative du travail » en trois dimensions : le « sens du travail » – qui correspond au champ du droit du travail – la « communauté de travail » – qui couvre toute l’étendue du droit de l’entreprise – et le « travail des nations » – qui est le champ d’intervention des Etats, pour créer les conditions du développement économique et social. Une politique du travail est en effet beaucoup plus large que le seul cadre réglementaire de l’activité salariée qui figure dans le code du travail.
S’agissant de la question du bien-être au travail, le débat le plus intéressant est de savoir comment on passe de la compassion à une politique de mise en débat de l’organisation du travail (2). Elaboré à la demande du ministre du travail, un rapport vieux de deux ans (3) comporte un ensemble de propositions, dont il est intéressant de voir qu’elles sont précisément tendues entre la compassion et l’organisation du travail. Il n’est pas évident de réactiver le « droit d’expression des salariés » dans sa version de 1982, qui partait sans doute d’un bon principe, mais se trouvait un peu « hors sol », sans prise sur la réalité de l’organisation du travail. Mais sans doute faut-il rechercher quelque chose qui, réhabilitant le conflit, sa gestion et sa solution, permet d’avancer vers des changements organisationnels. Pourquoi ne pas élargir la compétence du CHSCT pour en faire un lieu de discussion collective de l’organisation du travail, articulé sur des groupes de réflexion composés de salariés ?
La santé et la sécurité des travailleurs sont un objet de politiques publiques. Plus récemment, la politique de prévention des risques professionnels s’est un peu abimée dans une profusion normative communautaire, paradoxalement proportionnelle à la dérégulation dans le même temps de l’activité économique et du temps de travail. Le travail sur l’organisation et la fixation de vraies règles et obligations est aussi important que la profusion de normes comportementales, qui ont moins d’intérêt pour prévenir les risques professionnels que pour déterminer a posteriori les responsables d’un sinistre.
Il est en outre probable que revisiter le droit des sociétés est un des éléments forts d’une politique du travail. Puisque l’heure est à la fascination pour le modèle de production allemand, pourquoi ne pas diversifier la gouvernance des entreprises en y introduisant plus largement des représentants de salariés aux côtés des représentants des actionnaires ?
Le débat sur le partage de la valeur ajoutée interroge le sens du travail, en ce qu’il est de nature à redonner aux salariés la possibilité de comprendre comment leur énergie contribue à la production et à l’enrichissement. La perte de sens est aussi dans la rémunération. On sait que la part respective des salaires et des dividendes, après avoir profité aux salaires jusque dans les années 70, s’est fortement inversée depuis le début des années 90. Dans le cadre d’une négociation sociale en cours, l’ensemble des organisations syndicales a proposé au patronat une grille de lecture pour déterminer les informations nécessaires au comité d’entreprise pour débattre du partage de la valeur ajoutée en 2010. Cette négociation est toujours en cours. Les organisations patronales y ont répondu par leurs propres propositions. Pendant ce temps, la prime liée aux dividendes créée à l’été 2011 est un objet intempestif mais nouveau. Si la prime est laissée à la discrétion de l’employeur, il faut observer néanmoins le mécanisme consistant à ce que le chef d’entreprise dont la société a versé des dividendes en hausse à ses actionnaires est tenu de s’expliquer devant ses délégués syndicaux sur ce qu’il a distribué et le montant de la prime qui sera versée aux salariés.
Le débat sur les charges sociales est une question de politique de l’emploi, mais aussi de politique du travail. Il doit être relié à celui sur le partage de la valeur ajoutée, pour qu’à des cotisations soient liés des droits pour les salariés et à des contributions des droits pour l’ensemble de la population.
La représentativité des organisations est importante dans la politique du travail, pour que puissent se négocier des compromis majoritaires. Une partie des normes régissant le travail est l’objet de revendications et de négociations entre les employeurs et les salariés pris collectivement. D’où la question plus délicate et moins connue de la représentativité. Il est d’abord important de consolider et de poursuivre jusqu’à son terme le processus de mesure de la représentativité des organisations syndicales de salariés. Du côté des organisations patronales, outre la vieille question de la représentation des employeurs de l’économie sociale, se pose celle plus récente du poids respectif de l’industrie et des services : l’affaire dite de l’UIMM a sans doute été l’occasion d’une influence plus nette au sein du MEDEF des secteurs des services au détriment des branches industrielles. Or, ce point d’équilibre est une question très importante dans le présent contexte de désindustrialisation de la France.
La « délibération sociale » en cours sur les institutions représentatives dite de « modernisation du dialogue social » mérite attention. Elle posera sans doute la question du lien entre le comité d’entreprise et le CHSCT. Clarifier le rôle propre des délégués du personnel et se donner les moyens de leur développement est aussi nécessaire. Par ailleurs, la décennie des années 2000 a été celle d’un débat entre les organisations patronales sur les commissions paritaires régionales ou locales de branche. Cette question de la sous-représentation du personnel dans les TPE perdure. Sans doute faudra-t-il revenir sur ces commissions paritaires.
Une politique du travail doit se fixer un objectif : réhabiliter le travail. Sa rémunération est un des éléments. L’investissement des salariés, notamment en France, y est fort. Dès lors, l’organisation du travail est un des sujets sur lesquels peut se jouer, y compris par la contradiction – la valorisation du travail. Mais cela ne peut se faire sans prendre la mesure de la dimension collective de l’organisation du travail. C’est sans doute une des clés de la résistance à la globalisation financière et de la sauvegarde de notre industrie.
(1) Droit social, décembre 2011. On lira aussi avec grand intérêt son livre « l’esprit de Philadelphie ».
(2) Voir sur ces questions les travaux d’Yves CLOT (titulaire de la chaire de psychologie du travail au CNAM) et de Philippe ZARIFIAN (professeur à l’Université de Marne-la-Vallée)
(3) Henri Lachmann (industriel), Christian Larose (syndicaliste) et Muriel Penicaud (DRH) ont remis un rapport en février 2010 sur le thème « Bien être et efficacité au travail »
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.