Intervention de Jean-Christophe Sciberras, Président de l’Association nationale des DRH (ANDRH), au colloque « Une politique du Travail » du 9 janvier 2012.
Je suis président d’une association professionnelle rassemblant un peu plus de 5 000 DRH en France. L’ANDRH a une cinquantaine d’années. Elle représente assez bien une grande variété d’entreprises, publiques, privées, internationales, nationales, locales etc. Elle n’est pas un lobby mais une association d’ « identité professionnelle », de « fierté professionnelle ». Son but est que les DRH puissent se sentir fiers d’exercer ce métier.
Le rôle du DRH (H comme humain) est de faire en sorte qu’au milieu de la dynamique de l’entreprise, extrêmement puissante bien que parfois un peu chaotique et menacée d’emballement, la place de l’homme, le fait qu’il y a des gens au milieu de tout ça ne soit jamais oublié et soit pris en compte en amont de la prise de décisions.
Vous m’avez invité à témoigner sur le sujet un peu difficile des risques psychosociaux. Je ne prétends pas incarner toutes les réalités du monde du travail mais je les croise depuis des années dans des entreprises industrielles.
J’ai travaillé longtemps dans l’automobile, chez Renault. Suite à une série de suicides, en 2007 au Technocentre, on m’avait demandé de prendre la DRH de cet ensemble de conception de l’automobile (qui emploie 15 000 personnes auxquelles il faut ajouter les personnels d’entreprises extérieures) pour traiter ce problème.
Aujourd’hui, j’opère dans un environnement différent, celui de l’industrie chimique. Là aussi, la grande taille des entreprises accroît le risque de rencontrer ce type de difficultés.
Je vous exposerai donc la manière dont on a pu aborder ces questions.
Il y a cinq ans, l’expression « risques psychosociaux » n’était pas usitée. Nous assistons à une formidable irruption de cette notion, à une certaine prise de conscience de ce qu’il existe un risque psychique au travail qui atteint la personne, porte atteinte à sa santé et même, dans certains cas, peut la conduire à mettre fin à ses jours.
Or j’ai connu des suicides au travail il y a quinze ans, il y a dix ans. On n’en parlait pas du tout comme aujourd’hui. Il s’est passé quelque chose en France qui a fait que, vers 2006-2007, avec les suicides à EDF et chez Renault, la société, les entreprises, se sont mises à regarder d’un peu plus près un risque qui préexistait.
Mais cette prise de conscience n’a pas été facile. Vous avez employé un mot tout à fait juste : le « déni ».
Dans une usine Renault située à Choisy-le-Roi (900 salariés, CGT majoritaire), un ouvrier s’était suicidé en sautant d’un toit. La CGT n’avait même pas demandé une réunion du CHSCT ! Cela se passait il y a dix ans. La situation de déni, de refus d’essayer de comprendre était alors assez largement partagée par tous les acteurs.
Un jour ou l’autre, cependant, ce type de drame devait poser la responsabilité de l’entreprise. Le suicide au travail n’est pas un accident mais un acte volontaire. Peut-il être déclaré comme un accident du travail ? Pendant longtemps personne ne l’a fait. Et, comme je le disais, il n’y avait aucune force de contradiction interne à l’entreprise pour demander que cela se fasse. Il y a des enjeux financiers, pour la famille, surtout s’il s’agit d’une faute inexcusable. Mais comment la qualifier à partir d’un suicide ? Il y a aussi des problèmes de responsabilité pénale attachée au droit du travail, tout particulièrement en matière de sécurité du travail.
En très peu de temps, il a été admis qu’un suicide sur le lieu de travail était considéré comme un accident du travail, qu’il pouvait être reconnu comme résultant d’une faute inexcusable de l’entreprise : on démontrait que l’employeur pouvait avoir conscience du danger généré par certaines conditions de travail à l’intérieur de l’entreprise. À partir de là, s’il y a faute inexcusable, la jurisprudence ouvre la voie à une responsabilité pénale des personnes et même de la personne morale de l’entreprise.
Tout cela a été très vite.
Les entreprises ont commencé à se poser des questions et, finalement, à réagir très vite.
Aujourd’hui, le déni n’est plus possible. Un grand dirigeant l’a appris à ses dépens après s’être laissé aller à dire, dans une réunion, après un suicide : « Il ne faut jamais oublier les équations personnelles ! ». Il y a quelques années, il était courant d’entendre évaluer le risque statistique de suicides en fonction du nombre de salariés. Ce type de discours est devenu inacceptable.
Tout ceci montre qu’il y a eu beaucoup de chemin parcouru. La prise de conscience collective qui a eu lieu, de la part des entreprises, des juges, des syndicats a suscité une mise au travail.
Que faire ?
Ne pas nier, décider d’un plan d’action est une chose. Le mettre en œuvre en est une autre.
La tentation est de traiter ces problèmes sur le plan individuel et non pas au niveau des organisations.
Avant d’attaquer le plan d’action, il faut analyser la situation : Le travail a-t-il changé ? La manière dont nous produisons collectivement a-t-elle changé ? Quels sont les éléments qui ont changé ? Ceci exige de prendre le temps de se poser ces questions.
Nous avons relevé quelques éléments qui nous ont beaucoup interrogés :
D’abord, la complexité du travail. On parlait tout à l’heure de la résolution de contradictions. Aujourd’hui, le travail s’exerce dans un monde devenu plus complexe. Les entreprises ont aussi ajouté de la complexité.
Dans une multinationale, on est en permanence en contact avec des collègues du monde entier. Le premier problème est la maîtrise de l’anglais. Il y a dix ans, l’objectif des entreprises était de former les cadres (ou d’imposer ce critère au niveau du recrutement). Récemment, dans une de nos usines, à Clamecy (Nièvre), j’ai vu des magasiniers chargés des expéditions d’échantillons de produits chimiques dans le monde entier se trouver en difficulté parce qu’on n’avait pas pris le temps de leur donner les rudiments d’anglais qui permettent de communiquer par internet avec des collègues étrangers. La conséquence à en tirer, c’est que les entreprises doivent s’assurer de la maîtrise de l’anglais par les cadres, les agents de maîtrise, les techniciens mais aussi par les ouvriers. Ceci représente un défi énorme pour les entreprises en termes de plans de formation aux langues. Il s’agit en effet de catégories professionnelles qui n’ont aucune base, même scolaire.
Donc la complexité appelle à des réactions d’entreprises mais cette complexité peut être génératrice de grosses difficultés. Personne n’aime se sentir en défaut. Les salariés n’osaient pas trop dire qu’ils ne comprenaient pas bien ce qu’on leur demandait. Ceci entraînait des erreurs dommageables. Il y a donc un stress, une souffrance du salarié liée au fait qu’il est mis dans une situation de complexité où il ne va pas toujours oser dire qu’il n’y arrive pas, encore moins exprimer son besoin de formation.
Dans le travail, dans l’industrie en particulier, on a beaucoup extériorisé. Une division des tâches s’est produite. Les entreprises se sont centrées sur leur cœur de métier et toutes les autres tâches ont été progressivement confiées à d’autres. Le travail du salarié, de plus en plus souvent, n’est plus de faire lui-même mais de donner à faire à d’autres qui peuvent se trouver dans les pays de l’Est ou en Chine. C’est tout à fait différent de commander un travail à une équipe présente dans l’entreprise. Le travail est devenu différent : on commande à des gens qui sont loin, sous d’autres fuseaux horaires, dans une autre langue, avec une autre culture et qu’on ne verra peut-être jamais. Cela suppose un changement, une adaptation de la charge mentale au travail qui est d’une autre dimension en termes de complexité.
Troisième facteur : le travail matriciel.
Dans l’automobile il y a une vingtaine d’années, dans le système hiérarchique, chacun exerçait son métier : un mécanicien était spécialisé dans les moteurs, un autre faisait les boîtes de vitesse, il y avait un spécialiste des freins, un carrossier… De nombreux métiers entraient en jeu mais personne n’était vraiment concentré sur l’objet voiture. On a donc décidé de mettre en place des plateformes « véhicule » avec un chef de projet dont l’objectif sera la voiture, à l’heure dite, à la date fixée, dans tous les show rooms de France. Pour se concentrer sur le produit final, ce chef de projet fait appel à toutes sortes de forces : les spécialistes des freins, des moteurs, des essuie-glaces etc. Tous ces gens vont travailler pour lui mais il n’est pas leur chef hiérarchique. Il les invite sur son plateau (ils peuvent être jusqu’à 500 qui passent d’un plateau à un autre).
Le travail matriciel a une très grande efficacité sur bien des aspects, notamment sur la qualité automobile : les voitures ont aujourd’hui un autre niveau de qualité qu’il y a trente ans (dans mon souvenir mes parents passaient leur vie au garage). Mais, là encore, le salarié se retrouve au cœur de contradictions : son chef hiérarchique dans sa spécialité lui fixe des priorités inconciliables avec les demandes des directeurs de projets. Ceci provoque des tensions constantes et une sorte d’écartèlement entre la commande du hiérarchique et l’injonction du produit.
Un quatrième changement est le développement des process, particulièrement dans le secteur automobile. Une voiture est un gigantesque schéma de convergence : 5000 pièces convergent pour constituer une voiture. Ce schéma doit être construit, anticipé de manière extrêmement jalonnée. Il est décrit de manière très minutieuse, du coup de crayon du designer jusqu’à la voiture qui roule dans la rue trois ans plus tard. Pour y parvenir, on a défini des process extrêmement sophistiqués.
J’ai décrit ces quelques éléments de complexité pour montrer à quel point le travail a changé, devenant plus difficile.
Il faut y ajouter le fait que les entreprises sont plus attentives aux divers coûts, notamment à ceux du travail (qui représentent peu dans la valeur ajoutée).
Comment détecter les gens qui ne vont pas bien ?
Il n’est pas évident de les repérer. Le médecin du travail est en mesure de déceler les inaptitudes physiques temporaires ou permanentes. Les entreprise ont beaucoup travaillé sur les risques physiques (chutes, incendies etc.) mais le risque psychique est beaucoup plus compliqué à prévenir. Le risque psychique et les atteintes à la santé mentale des personnes posent des problèmes de détection. Les médecins du travail ont élaboré des questionnaires qui, soumis aux salariés à l’occasion des visites médicales régulières, permettent d’engager une conversation. Les résultats, anonymes, font l’objet de statistiques selon lesquelles 3% des 15 000 personnes du Technocentre étaient en dépression, bien au-delà de la phase du sur-stress, bien au-delà de la phase anxiété, soit 450 personnes à qui, chaque jour, il pouvait arriver le pire. C’est une situation difficile à gérer pour le DRH, surtout après une vague de suicides dans le site. Nous avons élaboré un plan pour définir les signaux permettant de détecter ces personnes en grande souffrance. Nous avons impliqué les chefs hiérarchiques, les collègues de travail, les représentants du personnel, les assistantes sociales, les infirmières…
Comment déterminer les causes de la souffrance psychique au travail ?
On affronte alors une grande difficulté. Un suicide est le résultat d’un choc entre une détresse personnelle et un contexte de travail suscitant un élément déclencheur. Il suffit qu’une personne, dans un moment d’extrême fragilité, se trouve dans une situation de travail difficile et tendue pour que le drame se produise. Une simple remarque peut être déterminante. La difficulté consiste à déterminer la part des causes liées à l’entreprise et la part des difficultés privées. D’autant que l’entreprise est soumise au respect de la vie privée. Et si on veut vraiment s’occuper des personnes, il faut pouvoir les appréhender globalement.
Sur le volet professionnel des solutions assez simples peuvent être mises en œuvre.
Il arrive que les entreprises s’emballent : le résultat net, la croissance du chiffre d’affaire mondial… sont fixés comme objectifs. Il arrive que les directions générales se persuadent que des objectifs clairs, une vision, suffisent à mobiliser tout le monde.
En réalité, quand on s’intéresse d’un peu plus près au salarié, on s’aperçoit que ces objectifs sont exprimés à une échelle qui les met hors de portée de la représentation du salarié. Une entreprise veut passer de quarante milliards à quarante-cinq milliards de C.A. : ce chiffre est-il appréhendable ?
Dans la réalité, la motivation au travail est faite souvent chaque matin par des choses beaucoup plus simples :
L’homme clef est le « manager de proximité », le chef immédiat. On s’aperçoit que la qualité de la relation avec ce chef est déterminante dans la qualité de la vie au travail. L’empathie est absolument fondamentale. Et il est vrai que dans certains univers, aujourd’hui, les chefs sont absents : ils voyagent entre les filiales ou pour signer des contrats…
Les collègues de travail sont aussi très importants. La qualité de la relation, au quotidien, avec le petit groupe est décisive. Or il se passe des choses entre les collègues que les entreprises maîtrisent mal. Au Technocentre, nous avons décidé de travailler sur la qualité de la relation dans l’équipe de travail. Nous avons donc instauré la « journée de l’équipe », en réalité une demi-journée où les gens se retrouvaient entre eux (à dix ou quinze personnes) pour réfléchir à la manière de s’entraider dans le travail. Cette pause, une « première » dans l’entreprise, a fait ressortir des éléments très intéressants sur la manière dont les équipes pouvaient beaucoup mieux fonctionner entre elles.
Le plus difficile est d’arriver à anticiper les changements d’organisation, à se représenter la manière dont les gens vont vivre ces changements : Comment la charge supplémentaire de travail va-t-elle être gérée ?
Les grandes décisions d’organisation supposent que les questions qu’on se pose aujourd’hui soient portées – c’est le rôle de la DRH – dans les comités de direction pour que les dirigeants du plus haut niveau de l’organisation comprennent que ces données de l’équilibre psychique au travail sont essentielles pour la réussite du projet d’organisation et, demain, pour la performance de l’entreprise.
Beaucoup d’entreprises ont réfléchi à ces questions sur lesquelles il n’y a pas de vérités. Depuis cinq ans, nous avons avancé.
Une dernière question se pose. Il se trouve que mon travail pour une entreprise internationale m’amène à voyager beaucoup. J’ai remarqué qu’on traite peu de ces questions dans les autres pays.
La série de suicides chez Renault avait fait beaucoup de bruit en France. Nos collègues du Brésil, d’Allemagne… en avaient évidemment entendu parler. Nos collègues brésiliens s’interrogeaient : « Que se passe-t-il au Technocentre ? » L’explication du stress au travail ne les convainquait pas : « Ici, quand on est « stressé » au travail, on démissionne et on va travailler ailleurs ! ».
J’ai réalisé que le rapport au travail n’est pas le même selon les pays. En France, énormément d’attentes sont portées sur le travail. La réussite au travail est très importante. Au Brésil, pour prendre cet exemple, les modes de régulation sont très différents. Le nombre de gens qui quittent le travail à 18h pour aller à la messe est sidérant. Il y a des lieux collectifs où les gens se retrouvent. Les syndicats sont beaucoup plus forts qu’en France : 70% des ouvriers se retrouvent dans des lieux où ils peuvent exprimer les tensions qu’ils vivent au travail. En France, le nombre d’organisations collectives, qu’elles soient internes ou externes à l’entreprise, a diminué considérablement. La famille elle-même se délite, l’individu se retrouve seul. Quand j’étais chez Renault, j’étais frappé par le nombre de gens qui vivent seuls. Donc, toutes les attentes se retrouvent portées vers le travail, l’entreprise.
Les entreprises sont-elles capables de répondre à cette demande ?
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