Débat final au colloque « Une politique du Travail » du 9 janvier 2012.
Patrick Quinqueton a évoqué un très large éventail de sujets.
Je voudrais revenir sur les trois premières interventions. J’ai été frappé par le côté un peu désenchanté, désemparé des interventions. On constate qu’une évolution inquiétante s’est produite. Mais, au-delà d’une prise de conscience, on ne sait pas très bien comment prendre les choses et on ne semble pas avoir une grande idée à mettre en avant.
Pour avoir un peu suivi ces questions depuis un certain nombre d’années, je peux dire qu’il y a eu, du côté de la gauche et des syndicats, des périodes fortes dans lesquelles des revendications importantes étaient portées. Plusieurs d’entre vous ont fait allusion aux années 1960-70 où le problème de la qualité du travail sous diverses formes a été mis en avant. Il y a eu les lois Auroux (1), dans les années 1980. On n’a pas cherché à analyser les conséquences de la réforme des 35 heures (lois Aubry 1998 et 2000) sur le sujet dont nous parlons.
Quelle orientation peut aujourd’hui être mise en avant ?
On ne le voit pas ressortir à la lumière de ce qui a été dit. Des pistes ont été données par les intervenants, par l’article d’Alain Supiot auquel Patrick Quinqueton faisait allusion, mais qui ne portent pas directement sur le travail.
Un thème très général ressort sur l’idée qu’il faut définanciariser l’économie. Peut-être, à partir de cette définanciarisation, sera-t-on en mesure d’établir de nouvelles conditions de travail dans lesquelles les mêmes problèmes ne se poseront plus.
Une deuxième idée a été émise à la fois du côté du directeur des ressources humaines et du représentant syndical qui est le renforcement de la communauté de travail, du rôle des organisations, de la capacité d’intervention des gens. C’est ce qui m’a semblé ressortir. Mais cela reste encore assez vague.
Je complète cette observation par deux questions :
La première s’adresse à M. Clot. Par rapport à l’évolution qu’il nous a décrite, y a-t-il des paramètres qui sont importants ? La situation, son évolution, son aggravation est-elle la même dans les petites entreprises que dans les grandes ? Touche-t-elle le secteur public comme le secteur privé ? Son impact varie-t-il selon le niveau de qualification ? selon le métier exercé ?
L’autre question va à M. Bolzinger. Vous avez parlé d’une génération (plus de 50 ans) qui croyait à l’action collective et d’une génération (35-50 ans) très individualiste. Vous semblez mettre un espoir dans la génération qui est en train d’émerger et qui serait capable de faire la synthèse des deux. J’aimerais que vous développiez cette dernière indication.
Jean-Christophe Sciberras
Je suis intéressé par la question. « Vous êtes un peu désenchanté sur le travail. Votre vision est peut-être un peu sombre… » dites-vous.
Je serais sombre si on n’avait pas trouvé de piste, si on ne s’était pas mis au travail et si on se résignait : « Que voulez-vous qu’on y fasse ? La mondialisation, la financiarisation, il n’y a rien à faire, c’est comme ça … ». On entend des gens qui parlent comme ça : « La puissance du marché fait que les forces ne sont pas chez vous, vous n’avez plus qu’à suivre… ».
Je voudrais témoigner de ce que des choses sont possibles. Il y a des marges de manœuvre dans l’entreprise, il y a des espaces à dégager, à pousser. Or les gens craquent au moment où ils n’ont plus de marge de manœuvre, quand ils se retrouvent seuls face à leurs problèmes sans personne pour les aider.
Que faire ?
Des espaces, une liberté, de la délégation, du pouvoir de décision, des moyens pour décider.
De plus en plus l’extérieur de l’entreprise rentre dans l’entreprise. Aujourd’hui l’information circule, on sait ce qui se passe dans l’entreprise. Les attentes des salariés évoluent : « On est là pour travailler mais aussi pour vivre, pour s’épanouir, pour rencontrer des gens ». Il faut que l’entreprise le comprenne. Les gens ne sont pas que des machines à produire. L’entreprise doit répondre à ce besoin nouveau : l’expression de l’homme dans sa plénitude doit aussi se faire dans l’entreprise. Les murs de l’entreprise sont tombés. La société est rentrée dans la boîte. C’est vainement qu’on s’opposerait à ce mouvement. Autrefois l’entreprise essayait de se protéger, aujourd’hui, l’entreprise est une « ville ouverte ». Cela change beaucoup de choses sur le rapport entre l’entreprise et les gens.
Il y a une vie en dehors du travail … sauf qu’elle s’exprime aussi au travail.
Jean-François Bolzinger
Au niveau syndical, nous avons essayé d’en finir avec des slogans qui ont le gros désavantage de déresponsabiliser sur les contenus. Nous essayons davantage d’apporter des réponses par des démarches qui s’appuient sur des aspects démocratiques beaucoup plus forts.
C’est lié aussi à la qualification de l’ensemble du salariat qui a progressé. De la même manière, on ne peut plus appeler à la grève en haranguant les gens du haut d’un tonneau : il faut avoir des arguments, il faut débattre, il y a une autre problématique de l’individu et du collectif.
C’est pourquoi les formulations des réponses, en termes de thèmes, en sont là où elles en sont. Elles se consolident au fur et à mesure. Toutes vont dans le sens d’une démocratisation de l’entreprise, du travail.
Il y a le rôle du syndicat et le rôle du politique. Sur le même champ, il y a des responsabilités différentes du syndicalisme et du politique. Le politique doit apporter ses réponses.
Ceci étant, au moment où se trouvent réinterrogées des aspects fondamentaux dans le fonctionnement de notre société, du travail et de l’entreprise (en droit, d’ailleurs, seule existe la société d’actionnaires, la notion d’entreprise comme communauté de travail n’existe pas), on a une crise telle que la récession qui se profile risque de casser tout ce qui peut émerger de prometteur pour vivre autrement et avoir un autre fonctionnement de la société. C’est un défi majeur de la période.
Les jeunes sont assez pragmatiques. Aujourd’hui il se passe dix ans (de petits boulots et de périodes de chômage) entre la sortie des études et un emploi stable. Malgré cela, si le travail ne leur plaît pas, ils démissionnent, contrairement aux gens de ma génération qui n’auraient pas pris ce risque. Nous avons interrogé ces nouveaux indicateurs. Nous avons fait faire des études qualitatives. Certains syndicalistes ne comprenaient pas que les jeunes ne réagissent pas à leurs tracts proposant un contreprojet d’entreprise. À Strasbourg, quelques chercheurs ont fait une enquête auprès des jeunes diplômés. Ils estimaient important le sens du travail à 90 % et la finalité de l’entreprise à 5 %. Une expression sur les finalités de l’entreprise qui n’intègre pas le sens du travail ne peut que passer à côté de leurs préoccupations !
La manière de traiter l’individuel et le collectif est différente. Leur recherche extrêmement forte de leur utilité sociale est quelque chose de prometteur.
Yves Clot
Quelque chose ne va pas. Je ne me reconnais pas dans votre description sur le pessimisme ou le désenchantement.
Je crois au contraire que nous sommes à un carrefour et que si on n’en tire pas les leçons, la situation va exploser dans des conditions assez dramatiques pour tout le monde.
Fondamentalement, la santé au travail va mal parce que les gens ne se reconnaissent pas dans ce qu’ils font. Les jeunes générations en particulier ne trouvent plus dans le travail de quoi satisfaire leurs exigences professionnelles de qualité du travail, de travail bien fait, d’utilité sociale. Il y a là quelque chose de très puissant, une source d’énergie sociale et politique très forte, que les lois Auroux de 1982 avaient d’ailleurs essayé d’attraper autour de l’expression sur la qualité du travail. Mais les lois Auroux étaient très largement insuffisantes parce qu’elles posaient le problème de l’expression sur le travail mais pas du tout sur la décision en matière de qualité du travail et de performance. Qui décide de la performance ? C’est une question politique.
L’entreprise telle qu’elle est instituée aujourd’hui bride les énergies, inhibe les capacités, les intelligences, la création. Nous avons un vrai problème de conception de l’entreprise et de la performance.
C’est un problème politique parce que si on n’admet pas qu’il y ait un dissensus social sur ces questions, que la performance soit l’objet d’un conflit (et que le travail bien fait et les procédures de qualité ce n’est pas la même chose), si on n’institue pas ce conflit, si on ne lui donne pas dans l’entreprise un espace, un temps dans lesquels les travailleurs puissent décider, passer des compromis… Il n’y a pas de raison qu’on passe des compromis salariaux et qu’on ne passe pas de compromis sur la qualité, sur la finalité.
Ma question n’est pas du côté du désenchantement des acteurs, elle se pose au politique.
Quand pose-t-on ce problème-là ? Quand les forces politiques de gauche mettent-elles sur la table ces questions en affirmant que l’entreprise n’est pas simplement un lieu de productivité, de compétitivité ?
Aujourd’hui un consensus s’établit sur la réindustrialisation. Mais il n’y aura pas de réindustrialisation si les gens ne se reconnaissent pas dans les produits qu’ils fabriquent. Il n’y aura pas de réindustrialisation si dans la société on n’a pas le sentiment que ce qui sort des usines n’est pas nuisible à la santé publique ou à l’environnement.
L’institution du conflit sur la qualité du travail est un problème politique majeur dans lequel il y a du dissensus. Il faut admettre qu’il y a du dissensus et fabriquer des institutions qui organisent et instruisent ce dossier.
Je ne crois pas du tout que c’est en dépistant les personnes fragiles que l’on se sortira de cette question. Ce qui est fragile, c’est le travail, pas les personnes. Le travail est fragile et comme il n’y a pas d’institution pour traiter de cette fragilité on s’épuise dans la compensation, on a recours aux psychologues. Mais ça ne fera pas le compte ! Les gens n’ont pas simplement envie d’être entendus, écoutés, ils ont envie de pouvoir agir sur les situations, de redéfinir une qualité de la performance qui n’est pas au rendez-vous.
Ce qui vient d’arriver à Toyota montre que la question de la qualité se pose tout autrement qu’une simple progression de la qualité dans le secteur automobile. Il y a là une vraie faillite d’un système de conception de la qualité.
Donc c’est une question politique que je vous renvoie.
Jacques Fournier
Je me félicite des réponses, en particulier de la dernière qui reprend ma question : Quelles sont les forces politiques qui sont prêtes à porter ce changement et quel(s) thème(s) mettent-elles en avant ?
Ma question s’adresse aux forces politiques mais aussi aux forces syndicales.
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(1) Loi n° 82-689 relative aux libertés des travailleurs dans l’entreprise (promulguée le 4 août 1982)
Loi n° 82-915 relative au développement des institutions représentatives du personnel (promulguée le 28 octobre 1982)
Loi n° 82-957 relative à la négociation collective et au règlement des conflits du travail (promulguée le 13 novembre 1982)
Loi n° 82-1097 relative aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (promulguée le 23 décembre 1982).
Ces quatre lois portent le nom du ministre du travail du gouvernement Mauroy qui a supervisé leur élaboration, Jean Auroux.
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