Aide alimentaire: solidarité européenne pour les banques mais pas pour les Restos du cœur
Par Lucien Bourgeois, membre du conseil scientifique de la Fondation Res Publica, économiste, membre de l’Académie d’Agriculture. On croit à un mauvais rêve. Au moment où Eurostat annonce que la Zone Euro vient de dépasser le seuil fatidique de 10% de sa population active au chômage, l’Allemagne a obtenu la condamnation par la Cour de Justice Européenne de l’aide alimentaire financée par la PAC. L’UE devrait donc diviser par quatre son budget pour aider les Restos du cœur et autres associations de ce type. L’Allemagne propose de poursuivre cette politique deux ans de plus mais à la condition expresse de la supprimer à partir de 2014.
Cette aide profitait à 19 des 27 Pays Membres de l’UE et principalement à la France, la Pologne et l’Italie. La Commission estime que cette action concernait environ 13 millions de personnes.
Comment en est-on arrivé à vouloir presque complètement supprimer cette aide ? La logique de la décision est simple même si elle semble relever d’une logique de boutiquier. Il n’y a plus de stocks de produits agricoles depuis que l’UE a décidé de laisser le marché se réguler par ses propres moyens. S’il n’y a plus de stocks, il n’y rien à « écouler ». De plus, les pays qui ont engagé cette procédure en Cour de Justice estiment qu’il ne faut pas mélanger les genres. La PAC ne doit pas être utilisée pour financer de l’aide alimentaire. Ils estiment que cela relève des politiques sociales et donc des politiques nationales de chaque Etat et non du budget commun.
Résultat, le budget consacré à l’aide alimentaire passerait de 500 millions d’euros en 2011, soit un euro par habitant, à 113 millions d’euros en 2014, soit 23 centimes.
A titre de comparaison, les Etats-Unis sont dans une situation radicalement différente. Comme ils n’ont pas de politique de revenu minimum de type RSA, ils gèrent la pauvreté de leur population essentiellement par l’aide alimentaire. Depuis la crise de 2008, les dépenses ont explosé et atteignent désormais 100 milliards de dollars en 2011 cela touche 45 millions de personnes soit 15% de la population totale.
Est-ce à dire que les consommateurs européens seraient dans une situation radicalement différente de celle qui prévaut aux Etats-Unis ? Rien n’est moins sur. Il semble même que nous ayons importé l’instabilité des marchés américains sans créer en parallèle les mécanismes complémentaires de solidarité. En effet, la réforme de la PAC de 1992 a changé la donne en Europe. Les prix agricoles y étaient auparavant préservés des influences du marché international. Lors de la forte hausse des prix du blé de 1972-73, le prix du pain en Europe n’avait pas augmenté car le marché européen était isolé du marché mondial. Maintenant qu’il est ouvert, les utilisateurs, qu’ils soient éleveurs, industriels ou consommateurs, subissent tous les aléas de ce marché mondial. Les éleveurs ont obtenu des aides directes qui s’avèrent souvent insuffisantes mais les consommateurs n’ont aucune compensation. C’est une situation normale pour les biens industriels car on peut en reporter l’achat à une période plus faste. Ce l’est beaucoup moins pour les produits alimentaires car cela entraine l’exclusion des consommateurs les plus pauvres.
L’idée de laisser les marchés agricoles se réguler spontanément par l’intermédiaire du marché mondial était une fausse « bonne idée ». On avait oublié trois éléments fondamentaux. Le premier était que l’agriculture ne produisait pas des matières premières comme les autres mais des produits alimentaires pour nourrir les hommes. Le deuxième était que si l’on veut que les filières qui permettent de fabriquer ces produits alimentaires soient efficaces, il ne faut pas que la volatilité des prix à la production fragilise la rentabilité des investissements dans l’aval. Le troisième oubli est que l’inflation des prix des produits alimentaires pénalise principalement les consommateurs les plus pauvres. Cela est vrai au niveau des pays du monde mais cela est vrai aussi à l’intérieur de chaque pays y compris dans ceux qui sont les plus riches. Cette absence de solidarité envers les plus pauvres est une preuve de plus que le projet européen peine à prendre forme. Cette affaire de l’aide alimentaire est hautement symbolique de la pauvreté de la pensée sur l’avenir de l’UE. Il mériterait pourtant plus de réflexion car c’est un des éléments déclencheurs des révoltes comme cela vient d’être le cas dans les pays méditerranéens.
Cela montre aussi les limites de l’approche néo-libérale actuelle et de sa responsabilité sur la dérive des équilibres budgétaires dans nos pays. Non seulement, les réformes successives de la PAC n’ont pas permis de réduire les dépenses budgétaires car il a fallu compenser l’instabilité croissante des marchés par des systèmes d’assurance ou par des aides directes aux agriculteurs. Mais cette instabilité des prix s’avère aussi très nuisible pour les industriels et pour les consommateurs les plus pauvres. Les Américains en ont tiré la conséquence en dépensant une fortune pour ne pas prendre de risques en matière de cohésion sociale. Mais cette approche des problèmes par « tiroirs » est très dispendieuse pour les deniers publics. Une approche plus globale « de la fourche à la fourchette » serait plus pertinente.
La stratégie allemande est difficilement compréhensible mais elle est très symbolique de l’état actuel de la construction européenne. L’UE se contentait de donner une aumône infime pour ceux qui sont le plus touchés par la crise. Même cette aumône ne trouve pas grâce à leurs yeux. Or, pour de nombreux Européens, la question n’est plus « Que va t’on manger ce soir ? » mais « Va t-on pouvoir manger ce soir ? ». Cet épisode est révélateur de la conception actuelle de l’Europe. Quand oserons-nous la solidarité vis-à-vis des plus pauvres ? Deux poids, deux mesures pour la construction européenne ! Quand il s’agit de soutenir les banques, on parvient à des accords. Quand il s’agit de pauvreté, plus question de solidarité. Chacun ses pauvres !
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