Intervention de Philippe Tillous-Borde, Directeur Général de Sofiprotéol, au colloque « La dimension stratégique de l’agriculture » du lundi 7 novembre 2011
C’est avec Jean-Claude Sabin, un paysan du Tarn, que j’ai été amené à créer Sofiprotéol. La présidence de Sofiprotéol (1) revient à un agriculteur (2), président du conseil d’administration. Je préside moi-même les sociétés industrielles incluses dans Sofiprotéol, comme Lesieur ou Glon Sanders.
Les interventions que nous venons d’entendre mettent à la lumière du débat beaucoup de choses passionnantes et tout à fait stratégiques.
L’agriculture revient au centre des grands sujets stratégiques de nos économies présentes et à venir. Depuis le début des années 90, l’agriculture, sans être délaissée par les politiques de l’Union européenne, avait moins le vent en poupe. Dans la période récente, des bouleversements se sont produits : on est passé par le découplage des soutiens communautaires, à une exposition beaucoup plus importante aux marchés. Le même phénomène a été observé dans le monde entier sous la pression de la mondialisation. Cela explique les difficultés que nous rencontrons.
Néanmoins, sept milliards d’habitants sur terre sont nourris. Les uns sont suralimentés tandis que d’autres sont frappés de malnutrition … Mais il y a des disponibilités de matières premières agricoles dans le monde. Les neuf milliards annoncés pour 2050 tiennent compte d’une croissance démographique moins rapide que celle des cinquante dernières années.
Pour autant, on ne peut pas dire que tout va bien. Tout en restant optimistes sur nos capacités à nourrir la planète pour les cinquante années à venir, il faut s’en préoccuper. Nous sommes entrés dans un monde de ressources rares dont font partie les produits alimentaires et agricoles, tout comme l’énergie et l’eau (même si le problème de l’eau est davantage un problème de répartition qu’un problème de quantité). Dans un monde de ressources rares, l’agriculture retrouve sa position centrale. L’homme et son environnement sont donc au centre de nos préoccupations, de nos stratégies du futur. Deux responsabilités, donc : fournir les besoins alimentaires de l’humanité et inciter à un plus grand respect de l’environnement.
C’est une chance pour l’agriculture de pouvoir participer à cet effort d’amélioration de son environnement par les productions qu’elle génère. Le défi majeur est la réduction des émissions de gaz à effet de serre. L’agriculture est un des émetteurs importants mais elle peut aussi, par la biomasse qu’elle fabrique, participer à cette réduction. On a parlé d’agro-carburants mais la chimie verte, la chimie renouvelable, est aussi au cœur des tâches que devra remplir l’agriculture demain.
C’est un défi important qui doit être traité au niveau mondial. On peut constater que, pour une fois, le sujet a été abordé dans le cadre du G20. On est loin des solutions définitives mais le fait que ces thèmes puissent être portés à ce niveau-là, être discutés, réfléchis par les hommes politiques en charge de cette « gouvernance mondiale » montre que le sujet est d’importance. Mais ce sujet est aussi complexe lorsqu’il s’agit de vouloir le résoudre au niveau mondial en raison de la multiplicité des cas de figure, des situations souvent extrêmement difficiles. Certaines zones du monde seront structurellement déficitaires en alimentation pour les quarante ou cinquante prochaines années. Je pense notamment à toute la zone asiatique qui par sa démographie mais aussi par la croissance de son niveau de vie ne fait qu’accroître aujourd’hui ses besoins alimentaires. Les terres disponibles pour la production agricole, que ce soit en Chine ou en Inde, sont très insuffisantes. Il va donc falloir chercher de la terre ailleurs, et investir pour du très long terme en pensant à d’éventuels risques alimentaires dans les cinquante prochaines années.
Cela aboutit à des situations paradoxales dans les pays du Sud :
Les pays d’Amérique du sud, profondément excédentaires, produisent pour l’exportation. Un commerce mondial qui s’est accru d’une manière extrêmement importante ces vingt dernières années transfère des productions alimentaires depuis le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay … vers l’Asie.
Sur le même marché mondial, l’Afrique, pays du Sud par excellence, manque de politique agricole, manque de moyens financiers pour investir. Elle ne manque pas de paysans mais ceux-ci n’ont pas suffisamment de moyens, d’accompagnement ni de formation. J’en parle en connaissance de cause car nous avons des expériences dans ces pays.
Dans ces conditions, rapprocher les opinions et les politiques est un peu la quadrature du cercle.
Cette ouverture des marchés a porté les cours mondiaux à des niveaux assez élevés par rapport à ce qu’on a vécu dans les années précédentes (qui correspondaient plutôt à des cours dépressifs). Sur la tendance des trente dernières années, on s’aperçoit que les prix agricoles n’ont pas suivi l’inflation. Cela doit nous amener à mesurer nos propos quand nous qualifions les prix d’aujourd’hui. Si nous voulons que l’Afrique qui, sans déforester, a des centaines de millions d’hectares de terres à mettre en œuvre se développe, il faut une rémunération pour ses agriculteurs. Les agriculteurs qui vont investir doivent pouvoir vivre de leurs produits. Il ne s’agit pas que les politiques nationales viennent subventionner les prix agricoles.
Ces situations de marchés rencontrent depuis le début des années 2000 une très forte volatilité des prix. Ce n’était pas le cas il y a vingt ou vingt-cinq ans parce que nous étions dans des mondes fermés. Seule une petite partie des productions agricoles cheminait à travers le monde. Grâce aux barrières douanières (aux États-Unis, en Europe…) cette volatilité n’affectait qu’une partie des produits. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. L’ouverture au marché mondial soumet l’ensemble des agricultures à ces variations de prix dues à des tensions sur l’approvisionnement, de mauvaises récoltes dans certaines zones du monde et une demande très forte en Asie (l’augmentation du pouvoir d’achat d’une partie de la population fait qu’on est loin d’être arrivés à satisfaire la totalité des besoins).
Nous devons prendre en considération ces éléments factuels.
La spéculation financière existe. Il y a trop d’opérateurs d’opportunité (je les appelle ainsi par rapport aux opérateurs de marchés financiers) qui interviennent sur les marchés à terme des matières premières, notamment à Chicago. Mais ce n’est pas la cause unique de cette volatilité. Elle l’accélère, elle l’amplifie.
Dans cette situation, il faut évidemment des politiques. Ce qui a été dit sur la Méditerranée s’applique au niveau mondial : il faut des politiques agricoles. Il faut donc que nos politiques se concentrent sur ces sujets de plus en plus graves, de plus en plus déterminants pour le futur. Il est possible de nourrir l’humanité et de fournir les productions nécessaires à d’autres usages. Mais cela ne pourra se faire en l’absence de politiques. Ces politiques doivent conduire à des investissements et à de la régulation des marchés, par du stockage, par des instruments peut-être plus sophistiqués qui peuvent être mis en place sur les marchés.
Mais les entreprises doivent aussi être utilisées comme relais de ces politiques.
L’originalité de la démarche de Sofiprotéol, c’est d’être partenaire du monde agricole, essentiellement, mais aussi partenaire des politiques en place, quelle que soit leur appartenance partisane. Les intérêts sont tellement importants sur le long terme que ce partenariat doit transcender les enjeux politiciens.
L’entreprise elle-même doit avoir une politique beaucoup plus responsable, beaucoup plus citoyenne, axée sur le développement durable.
C’est ce que nous avons cherché à faire depuis la création de Sofiprotéol par une organisation en filière de nos interventions depuis le producteur, jusqu’au produit fini, là où il y a le plus de valeur ajoutée. C’est ce que nous avons également cherché à faire par de l’investissement à long terme. Ce n’est pas la recherche du profit à court terme qui nous guide mais le souci de l’intérêt général.
C’est l’innovation, l’investissement dans la recherche, le partenariat public-privé, comme pour le programme PIVERT (Picardie Innovations Végétales, Enseignements et Recherches Technologiques) cette année en chimie verte et les programmes de deuxième génération dans les biocarburants (mais pour réussir une deuxième génération, encore faut-il avoir réussi la première).
C’est aussi la contractualisation. Ce n’est pas une nouveauté. Les contrats existent depuis fort longtemps entre les acteurs des marchés agricoles. Mais la contractualisation telle que je l’entends, à laquelle on essaie aujourd’hui d’éveiller le monde agricole et le consommateur, introduit une nouvelle forme de contrat qui permet de mieux amortir les prix entre l’amont et l’aval, entre le producteur et le consommateur. Ce n’est pas simple quand on a, comme en France, une grande distribution très organisée et très puissante.
Cette nouvelle contractualisation fait aussi intervenir des critères de durabilité, de traçabilité sur les produits.
C’est une nouvelle approche qui peut à la fois répondre au problème de la volatilité des prix, mieux définir le besoin du consommateur, la qualité des produits, et surtout promouvoir le respect de l’environnement, souci naturel de tout producteur agricole digne de ce nom.
Sofiprotéol a développé une telle politique et considère donc que le partenariat qu’elle peut avoir avec les pouvoirs publics quels qu’ils soient pour la mise en œuvre des politiques se traduit à travers un certain nombre de contrats, de développements, de mise en œuvre d’actions industrielles. C’est le cœur de l’entreprise responsable que nous cherchons à valoriser aujourd’hui.
Sofiprotéol, c’est plus de 6,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 7800 personnes dont un peu plus de 4500 en France et quelques implantations nouvelles (Mer Noire et Bassin Méditerranéen), tout cela pour mieux valoriser ce que nos agriculteurs sont capables de produire.
Sofiprotéol exerce d’abord le métier de financier, apporteur de capitaux de haut de bilan, à long terme (et non de profit à court terme).
Sofiprotéol exerce aussi le métier d’industriel à part entière, avec un pôle de transformation des oléagineux. Le groupe Lesieur que je préside fait partie de Sofiprotéol. Je ne suis pas là pour faire de la publicité mais « Fleur de colza », par exemple, garantit la traçabilité : chaque agriculteur est en carte, est responsable de ce qu’il produit. Nous cherchons à apporter de la valeur ajoutée tout au long de cette filière, en respectant un certain nombre de critères.
Sofiprotéol, c’est aussi le Diester, biocarburant. Sur ce point, je diverge un peu avec mon ami Hochart. Il a raison de dire que ces productions, en tout cas dans une première étape, doivent être quantifiées. C’est ce qu’a fait l’Union européenne en fixant, à l’horizon 2020, à 10% la part de l’énergie renouvelable dans l’énergie transport. Le biodiésel, le Diester, fait partie de ces 10%. Un maximum de 7% des surfaces agricoles européennes sont dédiées aux productions transformées en biocarburant. Mais une graine de colza, une graine de tournesol, ne recèle que 40% ou 42% d’huile. Le reste, c’est de la protéine, du tourteau dont nous avons besoin pour nos élevages (ruminants, vaches laitières, porcs). Notre vrai challenge était non seulement de diminuer les émissions de gaz à effet de serre par cette énergie renouvelable transport (7% dans tout le gasoil français) mais surtout de permettre aux éleveurs de trouver le complément protéique dont ils ont besoin à proximité plutôt que d’importer du tourteau de soja (sans entrer dans le débat sur les OGM) du Brésil ou d’Argentine. Cette politique des protéines est un succès (en 2000 nous étions à 75% dépendants des importations, ce chiffre est tombé aujourd’hui à 50%), ceci pour le plus grand bien des agriculteurs et des éleveurs.
Dans le cadre de la contractualisation, nous demandons aux agriculteurs d’être responsables, de communiquer ce qu’ils mettent en terre comme intrants, nous contrôlons sur toute la ligne l’énergie fossile encore consommée de manière à pouvoir piloter et optimiser la production dans l’objectif de diminuer les émissions de gaz à effet de serre.
Cette contractualisation répond au problème de prix. En effet, dans ce secteur, la volatilité est considérable : les cours du pétrole et les cours des huiles et des graines ne fluctuent pas forcément dans le même sens.
Cette contractualisation répond aussi à des critères de « durabilité », le maître-mot sur le long terme.
Voilà l’illustration de ce qu’est une contractualisation.
Sofiprotéol, c’est également la chimie verte, la production de supports pour des cosmétiques, de solvants biodégradables, des supports phytosanitaires biodégradables, de toute une série de produits à base d’huile, de glycérine (coproduit de la fabrication du biodiésel), toujours dans le cadre de contractualisations. Des contractualisations aussi avec des chimistes qui aujourd’hui, compte tenu de la directive REACH (Registration, Evaluation and Authorization of CHemicals), sont obligés de substituer aux produits issus de la chimie fossile des produits renouvelables. Nous répondons pour une partie à leur préoccupation. C’est aussi une manière de valoriser les produits et les coproduits agricoles, voire les déchets.
Sofiprotéol c’est également la nutrition animale, avec Sanders.
Cet ensemble d’actions de valorisation nous place au cœur des politiques, avec d’un côté l’agriculteur, les coopératives agricoles, de l’autre l’industrie, dans laquelle les agriculteurs sont très ancrés, très impliqués. Sofiprotéol, par cette recherche de valorisation, se positionne dans le cadre de l’intérêt général qui est celui de la plupart des agriculteurs de notre pays.
Ceci n’empêche pas une stratégie internationale, des efforts de recherche, le financement de l’innovation d’une manière très importante et très structurelle.
Nous pensons que de telles initiatives, de telles entreprises doivent intervenir aussi dans la génétique. Nous sommes partenaires de la plupart des sélectionneurs européens, des sociétés comme le groupe Euralis Semences, RAGT génétique, Limagrain…. Je n’ai rien contre les multinationales mais nous essayons plutôt de soutenir les gens qui apportent de l’emploi sur notre sol parce que je n’oublie pas que cette agriculture qu’on qualifiait autrefois de pétrole vert est une source d’emplois sur notre territoire, d’autant qu’elle est associée à des industries qui ne sont pas délocalisables. Pour produire de l’aliment composé pour l’alimentation animale, nous avons besoin des céréales du territoire, de tourteau de colza du territoire. Nous n’allons pas importer ou envoyer nos usines à l’autre bout de la planète.
C’est une richesse, une valeur qui fait partie de notre patrimoine et, face aux enjeux que nous avons à relever pour demain, de telles entreprises, de telles visions d’engagement durable doivent nous permettre d’emmener nos chercheurs et nos agriculteurs vers des desseins meilleurs.
Merci.
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(1) Sofiprotéol, né en 1983 à l’initiative des organismes professionnels et interprofessionnels de la filière oléagineuse et protéagineuse, est aujourd’hui, par ses investissements et ses acquisitions, un groupe agro-industriel majeur sur le plan national. La mission de Sofiprotéol est de développer la filière française des huiles et protéines végétales, de lui fournir de nouveaux débouchés et de permettre une juste répartition de la valeur entre ses acteurs.
(2) Xavier BEULIN, Président de Sofiprotéol, est exploitant agricole dans le Loiret depuis 1976. Il possède une exploitation de 170 hectares de grandes cultures, céréales et oléoprotéagineux.
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