La longue marche du yuan

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, membre du conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Quelles solutions pour le système monétaire international? » du 14 novembre 2011

Avant de parler du nouveau venu, je vais rebondir sur la question des déséquilibres des balances des paiements. Je voudrais soumettre à Paul Jorion et à Christian de Boissieu une question à laquelle je n’ai pas de réponse.

Préparant une note pour la Fondation Res Publica (1), je me suis amusé à faire un petit calcul sur les balances des paiements des cinq dernières années à partir des chiffres du FMI et de la Banque mondiale. Quelle n’a pas été ma surprise de voir que les additions ne tombent pas juste (l’addition des excédents des uns et des déficits des autres devrait en effet normalement arriver à zéro). Je sais qu’en économie elles tombent rarement juste, d’où la notion de « trou noir » (2). Certes il y a, dans cette comptabilité, une ligne « erreurs et omissions » (3). Mais on atteint un chiffre de 200 milliards de dollars par an (1000 milliards de dollars sur cinq ans) ! Le « trou noir » devient gigantesque ! Je sais bien que les chiffres de la Chine peuvent être sujets à caution, je veux bien tenir compte des Îles Caïmans et autres… Mais 1000 milliard de dollars de différence sur cinq ans, c’est beaucoup !

Revenons au yuan ou Renminbi (RMB). La stratégie de la Chine et sa politique monétaire sont indissociables. On ne peut comprendre la première sans analyser la seconde. Et le yuan, sa valeur, a toujours été au centre des préoccupations de Pékin.

Pour comprendre les enjeux et la stratégie de Pékin, je commencerai par un bref rappel historique.

Tout commence il y a une trentaine d’années, au moment de la négociation sur la rétrocession de Hong Kong à la Chine. À cette époque, un accord s’est fait sur la base « un pays, deux systèmes » : un seul pays, la Chine et deux systèmes, le système économique de la Chine continentale communiste et le système de Hong Kong qui est resté en économie de marché. Ce slogan « un pays, deux systèmes » signifiait aussi un pays, deux monnaies.
Hong Kong conservait sa monnaie, le dollar Hong Kong, qui devenait convertible. Mieux même il s’est arrimé au dollar américain avec un taux fixe. Ce fut un coup de maître. Car Hong Kong allait servir de sas entre le monde capitaliste, la diaspora chinoise – qu’il ne faut jamais oublier – et la Chine communiste. Celle ci avait à l’époque deux yuans : l’un officiel avec un taux de change de un dollar pour 1,5 yuan et l’autre commercial, 2,8 yuans pour un dollar. Ce yuan commercial, utilisé par les entreprises chinoises et étrangères pour toutes leurs activités avec la Chine, était lié à la valeur du dollar Hong Kong, lui même lié au dollar.
Le tour était joué, Pékin entrait de facto dans la zone dollar et garantissait ainsi la stabilité des prix de revient pour les entreprises qui se délocalisaient, celles ci ne courant pas de risque de change.
Cette indexation sur la valeur de la monnaie dominante, de la monnaie dans laquelle sont libellés tous les achats de matières premières, fut un coup de maître dont bien peu de nos élites, de nos banquiers centraux, voire de nos économistes ne prirent alors la mesure.

En 1985 le yuan officiel rejoint le yuan commercial. La même année, pour mémoire (c’est une année très importante), le Japon est mis à genoux lors des accords du Plazza. À l’époque les États-Unis trouvaient que le yen était largement sous-évalué. Comme le Japon prenait des positions très importantes sur le marché américain, les Américains ont décidé de réagir. Et, dans ces accords du Plazza, ils ont, avec l’accord de la France et de la Grande-Bretagne, obligé les Japonais à réévaluer le yen. En quinze mois la valeur du yen double par rapport au dollar, renchérissant d’autant les exportations japonaises. Le Japon ne se remettra jamais des accords du Plazza. Immédiatement, les multinationales japonaises, les premières, délocalisent en Chine pour avoir accès à des coûts de production nettement moindres que les coûts japonais. Les Chinois, qui ont joué le jeu des Américains dans cette affaire, ont aussi vu comment ceux-ci ont obligé les Japonais à « aller à Canossa ». Ils s’en souviendront. La référence à ces accords figure dans beaucoup de textes chinois, exprimant clairement la détermination de la Chine à ne jamais tolérer d’être traitée comme le Japon par les Américains.

Une étape importante est franchie dans les années 90 avec une dévaluation du yuan de 40%, à l’avantage des multinationales qui commencent à s’installer en Chine, et en 1997, lorsque Hong Kong intègre officiellement la Chine communiste, l’indexation qui était officieuse devient officielle. Le yuan est indexé sur le dollar (8,3 yuans pour un dollar).
Le yuan est indexé, mais non convertible et le pays vit sous un régime strict de contrôle des changes. La Banque de Chine exige que toutes les transactions se fassent sur cette base et les entreprises chinoises qui encaissent des dollars de leurs clients étrangers sont obligées de les déposer à la Banque de Chine, tout comme les investisseurs étrangers. La Banque de Chine commence à accumuler des réserves en dollars qu’elle va utiliser pour acheter les matières premières nécessaires libellées en dollars. Mais elle va aussi placer les reliquats de ses excédents en bons du Trésor américains et en placements en dollars américains et même, dès que l’euro voit le jour, en euros.

Pékin obtient son entrée dans l’OMC en septembre 2001sans remettre en cause son système monétaire ni son contrôle des changes, ce qui, on en conviendra, n’a rien à voir avec les tables de la loi de l’orthodoxie libérale. Mais, évidemment, Pékin avait d’importants avocats qui étaient toutes les multinationales qui avaient commencé à délocaliser en Chine et y profitaient largement des bas coûts de main d’œuvre.

La sous évaluation du yuan est un des piliers de la stratégie de la Chine pour recouvrer son rang de première puissance mondiale. C’est une volonté chinoise et c’est une longue marche commencée en 1978, on en a souvent parlé à la Fondation Res Publica (4), avec le Congrès du Parti et le discours de Deng Xiaoping. C’est même une longue marche qui a commencé en 1949 avec la victoire de Mao, ce qui explique que Mao reste très présent dans la vie politique chinoise car il a redonné leur fierté aux Chinois. La longue marche vers l’objectif de redevenir la première puissance économique du monde commence donc en 1949, s’accélère en 1978 et connaît une nouvelle accélération depuis 2008.

À partir de 2005, la Chine fait un geste en procédant à de mini réajustements par rapport au dollar. Il s’agit de répondre aux critiques naissantes outre atlantique, notamment celles des syndicats qui commencent à se plaindre du dumping monétaire chinois.
Mais la Chine a une attitude constante. Elle refuse d’évoquer le sujet, elle refuse de se faire imposer une réévaluation, comme ce fut le cas pour le Japon, mais elle condescend à procéder à des petits ajustements, à son rythme et quand cela l’arrange. Avec un objectif : à terme, faire du yuan une grande monnaie.

La crise de 2008 et les difficultés des États-Unis et de L’Europe vont, à vrai dire, accélérer les processus. Et la Chine s’engouffre dans la brèche.

Certes, dans un premier temps, au plus fort de la panique consécutive à la faillite de Lehmann, la première réaction de la Chine sera de réindexer le yuan sur le dollar. Puis à partir de 2010 elle reprend sa politique des mini réévaluations … par rapport au dollar. Il s’agit dune décision éminemment politique. Pékin tient toujours le même discours : « Ne nous dictez pas ce que nous devons faire ». La Chine accepte de participer au G20 à la condition que la réévaluation du yuan ne figure jamais dans l’agenda.
Afin de déminer les velléités protectionnistes américaines de petits réajustements interviennent à partir de 2010. Mais le yuan demeure plus que jamais compétitif.

Là encore, je me suis livré à un petit calcul. J’ai comparé la valeur du yuan par rapport au dollar, à l’euro, au yen et à la livre entre le 1er janvier 2002 et le 14 novembre 2011 :

On observe un petit réajustement du yuan sur dix ans par rapport au dollar et à la livre mais une dévaluation de fait par rapport à l’euro et plus encore par rapport au yen, ce dont on ne parle jamais. C’est un problème pour la zone euro (notamment des pays du sud et de la France). Les Chinois sont surtout préoccupés par les Américains mais une dévaluation de 19% par rapport à l’euro avantage leurs exportateurs, d’autant qu’aujourd’hui l’Europe est devenue le premier client de la Chine devant les États-Unis, avec 20% de part de marché.

Les arguments contre une réévaluation massive du yuan sont connus et pas totalement dénués de fondement. En effet, les États-Unis voudraient que les Chinois réévaluent leur monnaie de 20% à 30% (un texte de loi produit au Congrès tarde à être voté en raison de l’agitation des lobbies). Je crains qu’aujourd’hui ce soit presque devenu un faux problème.

D’aucuns arguent qu’il ne sert à rien de réévaluer le yuan de 20% à 30% car une partie des produits hi-Tech (i-phone, i-pad etc.) comportent des composants fabriqués ailleurs, et la part réelle de la valeur ajoutée sur le sol chinois reste finalement marginale. Si le yuan se réévalue, le renchérissement du coût du travail ne se portera que sur une faible valeur et le résultat sur la balance commerciale américaine sera insuffisant pour réindustrialiser les États-Unis.

D’autres avancent que si la Chine devient trop chère, une nouvelle délocalisation massive se fera vers d’autres pays à bas coûts de main d’œuvre (Vietnam, par exemple). Ce deuxième argument ne tient pas trop parce que la Chine dispose elle-même d’un vaste réservoir de main d’œuvre à bon marché. Si le coût des salaires a monté depuis deux ans sur le littoral, 700 millions de travailleurs dans le centre travaillent encore à des coûts très bas.

Cela dit, il faut bien comprendre que le refus chinois d’une réévaluation massive est d’abord une décision politique : « On ne nous impose pas la valeur du yuan, c’est nous qui décidons ce qui est bon pour la Chine ». De leur point de vue, ils n’ont pas tort.
De plus ils craignent que l’inflation importée (elle est déjà de 6% en Chine) et une création monétaire exagérée (plus de yuans et moins de dollars) n’entraine de nouvelles bulles dans un pays qui en a déjà quelques unes. Ils redoutent de ne plus pouvoir maîtriser le système.

La Chine sait qu’un jour où l’autre il lui faudra faire quelque chose, mais elle veut le faire le plus tard possible et surtout elle le fera le jour ou le yuan sera de facto devenu une monnaie d’usage.

Pas de convertibilité officielle, pas de taux de change officiel, pas de remise en cause du pilotage monétaire par le centre (Pékin et le PCC), mais en réalité on multiplie les expérimentations depuis trois ou quatre ans.

Des accords de swaps bilatéraux ont commencé avec l’Argentine (accords yuan/peso argentin) puis avec d’autres pays. Une plate forme off shore d’échange de yuans a été créée à Hong Kong qui reste le lieu privilégié de l’expérimentation, de l’acclimatation. Des entreprises chinoises sont autorisées à émettre des emprunts internationaux en yuans. Des banques centrales (Malaisie) peuvent investir sur le marché interbancaire chinois. Le Nigéria vient de transformer 10% de ses réserves de change, soit trois milliards de dollars, dans des actifs libellés en yuans. C’est un phénomène très important.

Enfin, une idée chemine, avancée officieusement par des voix autorisées chinoises. Elle consiste à suggérer aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), zone d’intenses échanges commerciaux, de libeller les échanges entre ces cinq pays dans une monnaie commune au lieu de le faire en dollars. Quelle monnaie ? Peut-être celle du pays le plus peuplé, qui a les plus importantes réserves… Pourquoi ne pas, un jour, commencer à libeller ces échanges intra-BRICS en yuans ? C’est une idée à prendre en compte, une idée révolutionnaire car si on commence à libeller en yuans les échanges entre l’Inde, la Chine, le Brésil, la Russie et l’Afrique du Sud, le rôle du dollar en sera durement affecté.

C’est pourquoi l’idée du « Serpent monétaire international » (terme que j’avais employé il y a trois ans quand ce thème avait été abordé) était la logique de l’époque : on fait reposer le futur système sur un Serpent avec trois grandes monnaies qui représentent les monnaies des pays dominants dans les trois grandes zones (dollar, euro, yuan). Je pense que cette idée a quelque plomb dans l’aile parce que, depuis trois ans, les rapports de forces ont considérablement changé. Indiscutablement, les États-Unis sont affaiblis et indiscutablement l’Europe et l’euro sont considérablement affectés.

Je n’ai jamais cru aux DTS, une vision de technocrate qui ne tient pas compte des phénomènes géopolitiques. De plus, les DTS sont des monnaies scripturales, très compliquées, qui ne « parlent pas » aux gens. Or il faut que les gens s’approprient la monnaie.
Mais j’ai cru dans ce SMI. J’y crois moins. La Chine a ses propres problèmes, qui ne sont pas simples, mais l’appétit vient en mangeant et elle est amenée à avoir des positions de plus en plus fortes. Pendant un temps, elle a « fait les fins de mois » du Trésor américain ; elle les fait moins. Et les représentants européens quémandent sa participation au FESF pour … 100 milliards d’euros. Il n’est pas certain qu’elle satisfasse leur demande : la Chine est un pays autoritaire mais ses dirigeants doivent tenir compte de leur opinion publique, notamment de celle qui se manifeste sur Internet depuis quelques mois (il y a 450 millions d’internautes en Chine). Or les internautes chinois ont réagi vivement à l’idée de prêter 100 milliards d’euros à l’Europe: « Pourquoi prêter de l’argent aux riches grecs alors qu’il y a tant de pauvres chinois ? » En effet, le revenu par habitant en Chine n’a rien à voir avec ce qu’il est en Europe, même avec celui de Grecs paupérisés. Il n’est donc pas certain que la Chine obtempère. En tout cas si elle le fait (elle achète déjà de la dette européenne depuis des années) ouvertement et pour des montants très importants, elle le fera payer très cher. Elle voudra, en contrepartie, obtenir des avantages politiques et commerciaux considérables. Elle joue son jeu, c’est normal. Nous pouvons nous reprocher à nous-mêmes de ne pas avoir de stratégie, nous ne pouvons reprocher aux Chinois d’en avoir une.

Bien malin qui peut dire ce que sera le Système monétaire international, dans un an, dans deux ans, dans cinq ans et encore plus dans dix ans.
Merci.

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(1) Pas de sortie de crise sans résorption des déséquilibres des balances des paiements, note de Jean-Michel Quatrepoint pour la Fondation Res Publica, 28 octobre 2011
(2) Le « trou noir » de la balance des paiements est obtenu par la somme algébrique des déficits et des excédents courants totaux.
(3) Il arrive que des oublis ou des erreurs se produisent et des décalages temporaires ou des écarts de montants entre les déclarations et leurs contreparties peuvent se rencontrer. De ce fait, la stricte égalité des débits et des crédits n’est pratiquement jamais réalisée et le solde de tous les écarts est imputé aux « erreurs et omissions nettes ».
(4) Qu’est-ce que le communisme chinois ? Séminaire organisé par la Fondation Res Publica le 22 février 2010

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Le cahier imprimé du colloque « Quelles solutions pour le système monétaire international? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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