Débat avec la salle au colloque « A demain la République? » du 10 octobre 2011
Je ne vais pas ouvrir un débat sur la laïcité. Je veux dire quand même que la laïcité est une certaine croyance positive en la raison naturelle et en la capacité de régler, à la lumière de cette raison naturelle, un certain nombre de problèmes, ce qui ne signifie pas que la laïcité soit dirigée contre les religions. Mais c’est un vaste sujet, je ne veux pas l’aborder.
Je laisse maintenant la place au débat.
Didier Motchane
Je crois utile pour la réflexion et le débat de distinguer, ce qui est trop rarement fait, la souveraineté et les compétences qui en procèdent. La souveraineté est descendue du ciel sur la terre, du droit divin au droit des peuples. C’est tout simplement ce qui est absolument légitime et n’a pas besoin d’être légitimé de l’extérieur, par quelque pouvoir que ce soit.
On parle trop facilement, souvent abusivement, de l’exception ou de l’exceptionnalité française. Là où on en parle à bon escient, me semble-t-il, c’est quand on met en avant la notion de laïcité. Le mot, pour égaler son concept, est d’ailleurs très difficile, voire impossible à traduire dans d’autres langues. Il est absurde de dire que telle ou telle chose est « plus ou moins » laïque. On peut être bêtement laïque, brutalement laïque, mais la laïcité, c’est comme une femme enceinte : on est laïque ou on ne l’est pas. En effet, la laïcité est le fait de reconnaître, et si possible de proclamer, que dans le débat politique, et plus précisément dans le débat civique, il n’y a pas d’autre juridiction décisive, pas d’autre autorité que ce qu’on appelait autrefois la raison naturelle. Libre à tout citoyen d’y avoir accès et d’y venir avec ce qu’il est : sa couleur, sa religion, ses préjugés, mais il faut qu’il admette implicitement et, s’il se peut, explicitement, que la seule juridiction qui peut trancher est celle de la raison naturelle. La laïcité est parfaitement compatible avec n’importe quelle foi, n’importe quelle conviction, n’importe quel préjugé. C’est à ce propos-là que j’ai eu l’impression que cette notion, ce mot, relève de l’exception française.
On a eu parfaitement raison, à plusieurs reprises, non pas d’opposer mais de distinguer soigneusement laïcité et sécularisation. Il va sans dire que la laïcité implique, englobe, à la fois la tolérance et la sécularisation. Mais ces notions ne désignent pas du tout la même chose.
Jean-Pierre Chevènement
Merci Didier.
« On est laïque ou on ne l’est pas ». Qui veut répondre à la question ?
Daniele Sallenave
Si nous avions encore deux heures devant nous, il serait tentant d’entamer une grande réflexion sur la laïcité aujourd’hui. Ce qui est problématique, c’est qu’il y a un conflit autour de la notion de laïcité. Ou plutôt sur sa définition : dans la sphère publique, la sphère politique, c’est la séparation des églises et de l’État qui doit régner ; à l’Ecole, la neutralité. Mais on abuse parfois de la notion d’espace public, par exemple quand on considère qu’au nom de la laïcité on ne peut pas s’habiller comme on veut dans l’espace public. Or, cette interdiction (de s’habiller comme on veut dans l’espace public) vaut pour les établissements publics, écoles, hôpitaux etc.., non pour l’espace de la vie en commun où doit régner la liberté.
Ce sont des notions indispensables qui mériteraient approfondissement et éclaircissements – au nom de la raison naturelle !
Paul Thibaud
Qui ne serait pour la séparation de l’Église et de l’État ?
Mais la question qui se pose pratiquement est : qui, dans le cercle des opinions qui circulent et fabriquent la décision politique, a le droit de s’exprimer ? Sur certains thèmes, comme l’avortement, je suis choqué d’entendre dire à la radio : « Certains pensent différemment mais c’est pour des raisons religieuses », ce qui est une manière de disqualifier cette parole, en sous-entendant : ils n’ont rien à nous apprendre. On peut être d’accord ou pas. Moi-même, sur ce sujet, je ne suis pas exactement sur la position du Pape. Ce n’est pas le problème. Cette opposition à l’avortement, pour des raisons religieuses, de l’institution catholique, et même des catholiques, a probablement quelque chose à nous dire. C’est tout. Je n’en demande pas plus.
On invoque la Raison. Mais la raison ne boucle pas tout. Pourquoi y a-t-il des mythes ? Pourquoi y a-t-il des religions ? C’est parce qu’il subsiste des pans d’inconnu que la raison ne maîtrise pas. Il n’y a pas de laïcité si on ne connaît pas les limites de la raison. La raison doit reconnaître qu’il y a de l’inconnu et que d’autres parlent au nom de l’inconnu. Après, tout se discute. C’est une discussion de type philosophique ou spirituel qui fait partie de la vie de l’humanité. Mais, ne bouclons pas le débat. On se prépare de cette manière de fâcheuses surprises. Hic et nunc. Rendons-nous capables de discuter avec les religions qui sont là. C’est très important. Le débat civique doit être ouvert.
Didier Motchane
La souveraineté n’est pas illimitée. Dans le débat civique, chacun peut invoquer l’autorité qu’il choisit mais la juridiction pour ce débat-là, c’est quelque chose qui est peut-être à construire – ou à déconstruire, comme il est de mode de dire aujourd’hui, parfois inutilement d’ailleurs –, ce qu’on appelait la raison naturelle.
Jean-Pierre Chevènement
Je vais simplement conclure cette intéressante controverse en disant que, de la même manière qu’on ne sait pas toujours qu’une femme est enceinte ou ne l’est pas… de la même manière la laïcité est l’objet de bien des malentendus…
Anne-Marie Le Pourhiet
Paul Thibaud est choqué quand il voit certaines positions écartées du débat médiatique parce qu’exprimées pour des raisons religieuses. Très souvent, chez les médias et les débatteurs, dire que « c’est pour des raisons religieuses » est une façon de refuser un débat rationnel, avec des arguments qui peuvent être rationnels de part et d’autre. On peut réfléchir sur l’avortement ou la peine de mort sans être point du tout catholique, musulman ni quoi que ce soit. Mais c’est souvent une manière de couper le débat en renvoyant l’autre à l’irrationnel.
Gilles Casanova
À propos de l’instruction et des technologies, je crois qu’il y aurait un grand risque pour les républicains à se laisser piéger dans une querelle des Anciens et des Modernes, les « Modernes » étant pour la technologie et les « Anciens » étant contre. J’approuve tout ce qui a été dit sur le livre mais aujourd’hui le livre est un fond, ce n’est pas une forme. Peut-être suis-je complètement perverti par les technologies mais quand je pars en vacances, j’emporte une quinzaine ou une vingtaine de livres dans une tablette. C’est peut-être très mal mais c’est en tout cas efficace et pratique. Cela me permet de relire Proust, par exemple, que je ne pourrais pas emporter en intégrale parce que Jean Santeuil et La Recherche c’est un peu lourd.
Pour ce qui est de l’éducation et de l’instruction, on se rend compte par les études faites en Europe ces dernières années que plus on met d’ordinateurs dans les écoles, moins les résultats progressent. Car on n’utilise pas ces ordinateurs pour ce qu’ils peuvent apporter : remplacer un gros cartable, mettre à la disposition des élèves, dans un volume beaucoup plus léger et beaucoup plus maniable, une série de livres dans lesquels se trouvent les richesses. Ces technologies sont utilisées d’une manière qui éloigne les enfants de l’école car du jeu vidéo éducatif ils ne retiennent que le jeu vidéo qui n’a plus de contenu, qui les isole les uns des autres, qui les isole du maître, de l’école. Tout ça joue complètement à l’envers.
L’enjeu est de montrer que les républicains ont quelque chose à dire sur l’appropriation des technologies par le savoir. Il ne s’agit pas simplement de s’approprier un espace avec le seul produit de la facilité que permettent les technologies, créées par d’autres. Comme vous l’avez dit, dans la facilité, il n’y a pas d’espoir.
Danièle Sallenave
Vous avez tout à fait raison. Personne ne songerait certainement à vouloir s’enfermer dans une querelle des Anciens et des Modernes. Comme je l’ai dit tout à l’heure, si je veux conserver, c’est en vue de la construction de l’avenir. C’est le sens profond de vouloir conserver.
Pour revenir à la question du livre, ce que j’ai voulu pointer, c’est qu’un apprentissage de la langue est indispensable pour pouvoir profiter de la masse extraordinaire de ressources que nous fournissent Internet et les technologies. Je ne parle pas de partir en vacances avec Saint-Simon sur le Kindle (avec ou sans Kindle, à peine mille personnes lisent Saint-Simon en France). La vraie question, c’est que l’enfant, dès la dernière année de maternelle ou au cours préparatoire doit être formé à un apprentissage rigoureux de la langue, lequel passe par l’accès à la forme livre, pas seulement pour le contenu du livre mais pour la forme livre elle-même. À partir du moment où il est formé, alors tout doit lui être offert.
Je parle de la formation de base des élèves et de la formation de base des maîtres. Je n’insisterai jamais assez là-dessus. Un des gros problèmes de l’éducation, de l’instruction ou de l’enseignement est aujourd’hui la manière dont on a conçu la formation des maîtres. Il faudra ouvrir ce dossier un jour ou l’autre, ne serait-ce que parce que les maîtres eux-mêmes le demandent, conscients des insuffisances de la formation qu’on leur a donnée… Je ne parle pas du fait qu’ils n’ont plus d’année de préparation pédagogique avant d’être lâchés dans une classe. C’est un vrai problème. [Quoique cela ne va quand même pas me faire regretter ce qu’étaient les IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres)].
Mais si je pense que le livre doit retrouver sa centralité, c’est que cette centralité vise la construction de la pensée et pas seulement celle des savoirs ou des connaissances. C’est la construction de l’instrument même, celui de la pensée qui donnera ensuite un citoyen capable d’exercer pleinement dans sa vie privée, dans sa vie publique, son rôle de citoyen. Cela suppose cette instruction.
Je reviens à la « Première leçon sur l’éducation » de Condorcet (1) : un citoyen, pour exercer cette citoyenneté doit être formé. Condorcet ne parle pas du Collège de France ou des études supérieures mais des premières années, les années de la formation de base qu’on appelait « élémentaire » et qui l’est toujours.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Danièle. Vous avez tout à fait raison de souligner l’importance absolument cruciale de la formation des enseignants.
Je vais lever la séance, en vous remerciant d’être venus nombreux, en remerciant surtout nos intervenants pour leurs interventions très brillantes et diversifiées.
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(1) Cinq Mémoires sur l’instruction publique Condorcet, 1791-1792.
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