Intervention de Paul Thibaud, philosophe, ancien directeur de la revue « Esprit » , au colloque « A demain la République? » du 10 octobre 2011
Merci, Danièle.
Je me tourne maintenant vers Paul Thibaud.
Vous aviez écrit il y a une vingtaine d’années un livre qui s’appelait : La fin de l’Ecole républicaine (1). Comment jugez-vous ce livre aujourd’hui ?
Paul Thibaud
Le titre n’est pas de moi mais de François Furet qui a fait cette lecture d’un livre que j’avais coécrit avec Philippe Raynaud. Je pense maintenant que ce titre, qui, alors, ne me semblait pas refléter ma pensée, était assez prophétique, mais qu’il aurait été préférable de mettre : Le suicide de l’école républicaine. En effet, l’idée centrale était que le tronc commun, le collège unique, le refus de la sélection ouverte, était source d’effets pervers. Or cette politique avait été soufflée, sinon imposée, par les syndicats d’enseignants aux politiques, au ministre de l’éducation nationale. Il y a quelque chose d’assez tragique à voir maintenant les enseignants victimes de ce qu’ils ont voulu et contribué à mettre en place.
Je prendrai l’exemple de l’obsession des notes, « l’obsession évaluative » encore évoquée récemment dans le journal du soir déjà cité. La politique anti-sélective dont le collège unique fait partie, conduit en fait à mêler l’action de sélectionner et celle d’enseigner, ce qui fausse le rapport entre l’enseignant et l’élève. Un enfant qui entame une étape de son cursus scolaire, devrait normalement savoir qu’il arrivera au bout s’il n’y a pas d’accident, s’il ne fait pas de bêtise qui dépasse le bon sens. Placer les élèves en situation de réussite permet de les sécuriser et de les ouvrir à ce qu’on se propose de leur apprendre. A contrario, je me souviens que, parent d’élève, je fus scandalisé d’entendre des professeurs déclarer, en conseil de classe d’entrée en seconde « indifférenciée », que beaucoup des élèves qu’on laissait passer en filière scientifique, y allaient pour faire la preuve de leur incapacité en maths : « Ils veulent faire des maths, on ne va pas les en empêcher mais quand ils se seront cassé le nez ils comprendront ! ». Evidemment, cette perversité d’une démocratie hypocrite me posait, me pose toujours question.
Ceci, que je n’avais pas prévu de dire, rejoint l’inquiétude que je voulais partager avec vous sur l’usage que nous faisons de nos propres valeurs, les valeurs démocratiques et républicaines. La façon dont nous les invoquons est-elle pertinente ? A-t-elle pour effet, en éclairant les citoyens, de leur donner envie de participer à la vie civique ? Ne contribue-t-elle pas quelquefois à les en éloigner ?
Nous sommes un pays où il y a unanimité, ou presque, autour des valeurs de la démocratie. Mais cette unanimité coexiste avec une déprime civique et nationale qui pose question. Le déclin économique dont nous a parlé Nicolas Baverez ne saurait évidemment suffire à expliquer la « déprime française ». La disproportion entre ce relatif échec de nos politiques économiques (la cause) et la profondeur de la démoralisation nationale (l’effet) est telle qu’il faut chercher les raisons ailleurs. Le lecteur de journaux pourra répondre par ce qu’il observe : la France a perdu la bataille des comparaisons internationales. Le classement de Shanghai, PISA (Programme for International Student Assessment), les palmarès de l’attractivité économique… toutes nous sont défavorables, toutes sont ressassées par nos médias avec une certaine complaisance masochiste.
Selon un refrain quotidiennement repris, la France est « mauvaise élève » de… en… Cette vulnérabilité aux jugements extérieurs révèle un dysfonctionnement psychologique et moral. Le peuple français, traditionnellement, historiquement, essentiellement politique a perdu toute idée de ce qu’il peut, toute confiance en soi, ce qui le rend vulnérable à tous les pessimismes. L’idée qu’il puisse jouer un rôle l’a complètement quitté. On peut se demander si le courant républicain aussi, celui dont nous participons, à force d’évoquer « ce que nous avons perdu » n’a pas une responsabilité dans cette évolution. N’alimentons-nous pas un dangereux pessimisme ?
Cette inquiétude conduit à évoquer l’existence dans le corps politique, de zones mortes, non irriguées, produits de ce pessimisme, où le débat ne pénètre pas parce que, désespérant de la collectivité nationale, certains ne peuvent y référer que négativement et sont dans le ressentiment pour certains, le repli hargneux ou la morgue pour d’autres.
La première zone est celle de ceux qui s’identifient au Front national. Toutes les enquêtes le montrent, un électeur du Front national est un homme de défiance. Il n’a confiance en personne, ni en ses voisins, ni en ses collègues, ni en ce qui pourrait le représenter, ni surtout, en l’État. Or la confiance est à la base du lien social.
Situé à l’opposé, le politiquement correct n’a pas la défiance défensive mais arrogante. Il dénie en fait à ses concitoyens une libre expression dont il ne les estime pas dignes.
D’un côté, un langage très court, qui se réduit à exprimer des affects négatifs, de l’autre, une vertu qui interdit le débat. Peut-être, d’un côté comme de l’autre, règne-t-il une paralysante conscience de malheur, un découragement concernant le corps politique français. Attitudes opposées, le politiquement correct étant attaché aux valeurs abstraites et l’extrême droite, à ce qu’elle estime une intégrité nationale perdue, ils ont en commun la dévalorisation de la collectivité politique actuelle et le fait de se situer en dehors de celle-ci. Dans un cas comme dans l’autre, ce ne sont pas les valeurs invoquées qui font la séparation (bien d’autres sont des patriotes inquiets, bien d’autres sont attachés aux exigences démocratiques) avec les autres mais l’incapacité de partager les soucis qui sont les leurs, donc un comportement d’exclusion. D’où il nous faut conclure, en ce qui nous concerne, qu’il ne s’agit pas (pas seulement du moins) d’invoquer des valeurs et même de les défendre, mais de savoir les faire partager, de redonner à nos valeurs ce qui leur manque, une prise sur les pratiques donc les mentalités , de les rendre opérationnelles pour ce qui est de revivifier notre vie politique.
Je prendrai à ce sujet deux exemples, la laïcité et, en me référant surtout au problème européen, le patriotisme.
La laïcité, telle qu’on l’invoque le plus souvent, se présente comme un sentiment essentiellement défensif, un refus d’entendre ce que peuvent dire les religions sur la société, sur l’humanité. On en est resté au slogan : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », lancé par Gambetta le 4 mai 1877 devant l’Assemblée Nationale (empruntant ces mots à son ami Républicain Alphonse Peyrat qui les prononça pour la première fois en 1863). La laïcité n’est-elle que l’obsession de réduire le religieux au silence ?
Cette vision de la laïcité, on l’oppose aujourd’hui principalement à l’islam. Cette laïcité défensive, d’interdiction, est profondément déconcertée
par la présence d’un islam dont les fidèles réclament reconnaissance. D’où une guérilla sur les « signes extérieurs » de toutes sortes. Je pense que les lois restrictives sur la question sont légitimes, mais l’inquiétant est que le débat se limite à ce champ-là, et qu’ainsi on exaspère l’identité communautaire que l’on voudrait réduire. Dans la suite de la vigilance opposée à l’islam, se développe un laïcisme tatillon qui étend sa vigilance au catholicisme, lequel est plus vulnérable aux critiques ou invectives moderne que ne l’est l’islam. Le principal tort est d’oublier qu’au cœur de la laïcité se trouve un principe positif, le projet d’affirmer la substance morale du vouloir vivre en commun et que c’est essentiellement cela que l’on doit opposer aux prétentions religieuses. Si on lui enlève ce côté positif, dans une situation où la « religion de référence » n’apparaît guère dangereuse, la laïcité se réduit à une humeur, à une allergie, à un refus de voir.
La morale sociale laïque a restreint l’espace des religions, non seulement en réduisant leur pouvoir dans les institutions, mais en leur opposant une vision sociale qui les oblige à s’identifier différemment, une éthique collective qui les interpelle (je pense à Renouvier). Les religions se sont vues concurrencées pour la représentation de la morale commune. Au nom des valeurs de liberté et de solidarité qu’elle incarnait, la République a pu les interpeller et même les déstabiliser, en tout cas les influencer, et non seulement les empêcher d’empiéter sur le domaine de l’État. L’histoire du catholicisme français à l’époque moderne est celle d’une interaction avec la République, qui n’a pas été seulement négative puisque le catholicisme y a trouvé des moyens de se renouveler, du moins dans une certaine période. La laïcité a entretenu avec le catholicisme une relation à la fois d’échange et de polémique.
La sécularisation, en contexte protestant, a été au contraire une transition douce. Les pays protestants ont eu – quelquefois ont encore – des religions d’État, des États confessionnels, anglican en Angleterre, luthérien en Suède etc. qui ont évolué. Peu à peu, dans la pratique, ces États ont mis de l’eau dans leur vin confessionnel. Ils sont passés d’une identité collective politico-religieuse, comme dans l’Angleterre du XIXème siècle, à l’identité sécularisée et libérale actuelle.
En France, pays d’origine catholique, il n’y a pas eu de compromis évolutif de ce genre. Il a fallu qu’à une religion fortement constituée, dogmatisée et comportant des rites de reconnaissance forts, on opposât quelque chose qui avait une consistance équivalente. C’est pourquoi deux systèmes de valeurs se sont affrontés tout en dialoguant et en empruntant l’un à l’autre. Renouvier était très conscient que la laïcité anticléricale empruntait au christianisme. Exemple fameux, Victor Hugo, dans Les Misérables, fait commencer, épisode sublime, une épopée du peuple par une conversion chrétienne provoquée par un évêque : ce n’est pas un excursus mais le point de départ d’une œuvre dont l’auteur était anticlérical et reconnu comme tel.
À la différence des sociétés sécularisées qui n’ont pas rompu brutalement avec leur passé, la laïcité a dû se donner un fondement purement politique. Mais elle n’a pu le faire qu’en transmuant le religieux en civique, notamment par une relecture de l’histoire nationale. Il y a donc à la fois une part de vérité et une part d’illusion dans la conviction laïque de ne rien devoir à la religion, ce qui se manifeste que par le fait que la République ait voulu être enseignante et même seule enseignante. Cette prétention à une laïcité pure, sans dette, réduite à « la séparation » est une position difficile à tenir devant les religions « exogènes », comme l’islam, dont les fidèles peuvent aisément la trouver en faute : dans ce pays soi-disant laïque, les rues portent des noms de saints, le calendrier est basé sur les fêtes religieuses… La sécularisation post-protestante, est moins vulnérable à de telles critiques qu’une laïcité abstraite qui croit pouvoir tout ignorer des religions, qui oublie qu’elle a été portée par une dialectique du religieux et du politique.
On est d’autant plus déconcerté aujourd’hui vis-à-vis de l’islam que cette religion n’est pas dogmatique et qu’elle est moins liée à un code moral que le christianisme. Le christianisme a défini ses dogmes et réglé ses célébrations en fonction de ce qui est son centre, la divinité de Jésus, l’Incarnation, à partir de quoi les Eglises ont dérivé et imposé un code conduite général. L’islam est moins compliqué et moins ambitieux, qui ne connaît que le Dieu unique et les cinq piliers. La laïcité a pu critiquer les dogmes chrétiens et l’emprise des clercs sur l’ensemble de l’existence. Une foi plus simple et des obligations circonscrites lui offrent moins de prise. Ce n’est qu’en mettant en avant des valeurs plus larges, la fraternité, l’égalité, la solidarité, étendues à tous les citoyens que la laïcité pourrait ébranler ce qu’on peut appeler un retranchement islamique devant la modernité. Mais elle en est empêchée par la radicalisation individualiste de la démocratie contemporaine. De l’idée que l’homme fait la loi, on est passé peu à peu à l’idée que l’individu fait la loi, ce qui n’est pas du tout la même chose. Le citoyen fait la loi à condition de s’inscrire dans un collectif qui traverse le temps, dans une histoire particulière, venant d’un passé et préparant un avenir. Alors que l’individu, comme Tocqueville l’a souligné dans De la démocratie en Amérique (2), n’a d’autre référence, d’autre existence que présente. Quand on rattache la démocratie, voire l’humanité, à la seule souveraineté de l’individu, on perd la citoyenneté et la dimension historique de l’humanité. Les commentaires et réactions suscités par l’affaire de Bayonne (3) ont pour cette raison de quoi inquiéter ; ils laissent entendre que le fait de trouver insupportable la souffrance de quelqu’un peut justifier qu’on l’envoie ad patres ! C’est là donner une prépondérance inquiétante à un sentiment individuel, la compassion dont Rousseau soulignait l’absence de valeur morale puisqu’elle exprime, à propos d’autrui, le désir égoïste de ne pas souffrir soi-même, d’être tranquille.
Que l’humanité soit menacée quand elle n’est pas une question pour elle-même, un « sans fond » comme disait Castoriadis, la laïcité ne saurait l’oublier. A le faire, elle devient une simple passion négative, défendant invariablement l’idée que, sur tous sujets, c’est à chacun de décider, sans même qu’il ait besoin de conseil. Au contraire, si la laïcité se pose la question des fins de l’humanité, elle croise à nouveau, comme quand elle considère son passé, la voie des religions, non pas pour adopter les réponses de celles-ci, mais en reprenant la question dont leur existence témoigne. Cette rencontre a un aspect philosophique et spirituel, la conscience de ce que nous sommes environnés d’inconnu, elle a aussi un aspect politique et social s’il est vrai que qu’on ne peut pas aborder certaines questions dites de mœurs sans s’interroger sur l’humanité en général. Le danger actuel pour la laïcité, ce qui l’affaiblit face aux nouvelles propositions religieuses, c’est souvent de se réduire à une mise en forme de l’individualisme ambiant en épousant ses limites et en justifiant ses œillères sans la capacité, qui a été sa force, d’incarner une vision sociale.
Les religions sont dangereuses si elles veulent imposer les mythes, les rites et les règles qui correspondent à la foi (4) dont elles se réclament. Mais le rationalisme qui les critique le devient à son tour quand il affirme que le domaine qu’il maîtrise est toute la vérité, quand il veut exclure de l’espace public, du débat public, ce qui lui échappe. C’est pourquoi, on peut dire, comme dans un célèbre débat entre le philosophe agnostique Habermas et le cardinal Ratzinger (5) que nous avons besoin d’une critique mutuelle de la raison et des religions, les unes mettant l’autre en garde contre la tentation de s’enfermer dans sa suffisance, l’autre avertissant les religions du danger de vouloir déborder et dominer. C’est sans doute là le terrain de la laïcité dont nous avons besoin, qui serait non pas interdictrice et conclusive mais dialogique, nous enseignant un art de vivre et de nous interroger ensemble.
Ce qui précède voudrait n’être qu’un exemple d’une démarche de redéfinition et d’approfondissement de nos valeurs pour leur donner la pertinence dont elles manquent parfois dans la crise civique et culturelle que nous traversons qui tend à dissoudre toutes nos appartenances dans l’individualisme
Parler de l’affaiblissement de nos appartenances, c’est évidemment affronter la dissolution de la nation, donc la question de l’Europe et de notre représentation de l’Europe. Certaines gens ont accusé les républicains qui, comme moi, manifestaient quelque réticence au moment de Maastricht et postérieurement, d’être des « pleureuses » ! Mon amour-propre, avouerai-je, fut blessé par cette accusation formulée, qui plus est, par quelqu’un pour qui j’ai de l’estime. Mais n’y avait-il pas quelque vérité dans ce reproche ? En effet, nous avons tendance à parler négativement de nos valeurs, comme de quelque chose en voie de perdition, et non comme de quelque chose qui se propose, que l’on propose, qui peut prétendre à une effectivité, au moment où la « construction » que l’on nous a opposée est en grande difficulté.
Dans son dernier livre, Jean-Pierre Chevènement a le mérite d’emprunter au sujet de l’Europe une autre voie que celle de la déploration. Il parle en républicain d’une Europe à faire et non d’une souveraineté à regretter. Son point de départ, ce ne sont pas ses sentiments, mais l’événement de la crise européenne, faisant éclater la contradiction de l’Europe telle qu’on l’a faite, de poursuivre un projet politique en détruisant les bases mêmes de la politique. On détruit les bases de la politique en voulant d’abord homogénéiser l’Europe, juridiquement, socialement, commercialement – et, pourquoi pas, linguistiquement mais on n’en est pas encore là. De cette grande soupe devrait jaillir une nouvelle conscience politique ! C’était l’idée de Monnet qui, à mon avis, n’était pas un grand esprit : en habituant les gens, disait-il, à suivre les mêmes règlementations, on fera d’eux un peuple. Cette fabrication d’un peuple par des procédés mécaniques m’a toujours paru quelque chose d’invraisemblable et de scandaleux. Ce n’est pas par une destruction de la conscience civique et politique que l’on fait un peuple.
S’intéressant à la crise actuelle, Jean-Pierre Chevènement indique un autre trajet. Il constate que dans l’urgence, l’Europe est amenée à déroger à ses propres principes. À propos du rachat de la dette, en particulier, les interdictions faites à la BCE, n’ont pas été suivies. Ceci pourrait être un fait nouveau de vaste portée. On a toujours décrit l’Europe comme un processus mais ce processus était une vis sans fin dont l’objectif unique était de construire une institution. Pour renforcer celle-ci, on rajoutait un dispositif à l’autre, une réglementation à l’autre et cela continuait inexorablement. Les politologues, notamment américains, ont parlé de lecture fonctionnaliste de la construction européenne. Une revue publiée à Harvard commentait le – peu brillant – vote de Maastricht par cette formule : « L’Europe ne dépend pas de l’assentiment politique, elle avance fonctionnellement ». Depuis, le fonctionnalisme a continué mais c’est avec lui que M. Trichet a marqué une rupture, remarque Jean-Pierre Chevènement, en menant une action (le rachat des dettes publiques) qui évite une catastrophe quitte à sacrifier un élément de l’institutionnalisation. Changement quasi métaphysique s’il nous fait passer d’une Europe qui est son propre but, une Europe de l’être, à une Europe de l’agir. Jean-Pierre Chevènement propose aux Européens de continuer dans cette voie en se donnant une stratégie : « Si vous voulez agir, si, en particulier, vous voulez agir pour la croissance en Europe, il faut que vous sortiez du carcan mental que vous vous êtes construit et imposé, que vous cessiez de confondre votre grand œuvre institutionnel avec l’Europe elle-même, avec les peuples d’Europe. Vous avez devant vous une autre voie possible. La logique de l’agir, la logique même de la politique apparaît, certes de façon parasite, aléatoire, mais sans doute symptomatique dans certaines de vos actions. Le pari de Chevènement est que la redécouverte de l’action et de la politique doit conduire, en dépit des invocations au fédéralisme dans les milieux européistes, à une réhabilitation des nations en Europe. En tout cas, quand vacille le dispositif que nous avons critiqué au départ, il nous faut nous aussi nous situer sur le terrain de l’agir et non du regret de ce que nous avons perdu. Ce disant, je ne parle pas aux souverainistes républicains de l’extérieur, j’en suis depuis longtemps, et sans complexe. C’est à partir de là que je crois certains déplacements nécessaires. Pas plus qu’à propos de la laïcité, on ne peut se satisfaire de « réaffirmer » nos convictions, il s’agit de les faire vivre en montrant leur pertinence, en les introduisant dans le débat actuel qui est celui de l’Europe-comme-action versus l’Europe-comme-forme-institutionnelle.
Cela nous ramène à ma question de départ, celle du pessimisme français. Ce pessimisme, cette vulnérabilité au jugement extérieur, sont une réalité très ancienne, liée à l’identité nationale elle-même. Michelet, le grand poète de la République française, disait que la France, ayant une vocation à l’universel, était tentée de « s’oublier elle-même ». Si on se croit voué à l’universel, on est au septième ciel dans les moments où on croit correspondre à cette intention, mais on est tenté par la « déprime » dans le cas inverse. La « déprime » actuelle est due à l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Parler négativement des valeurs perdues contribue à alimenter cette « déprime ». Ce qui pose le problème de l’effectivité de nos valeurs, seul moyen de nous persuader que nous ne sommes pas inutiles à l’humanité et de combattre la tentation de s’oublier soi-même. Louis Dumont, comparant la France et l’Allemagne, a montré qu’à cet égard le cas allemand est totalement différent. La tentation de s’oublier soi-même est liée à l’universalisme français. La France n’a jamais dominé l’Europe. Elle semblait pouvoir le faire à l’époque de Richelieu et de Mazarin. Ce n’a pas été le cas. On peut le regretter. On peut aussi se dire que la domination de l’Europe n’était pas notre vocation, que notre vocation était plutôt de l’ordre de la signification, particulièrement d’incarner un type de rapport d’une particularité avec l’universel, avec l’humanité.
Il a été dit tout à l’heure que la mondialisation est un fait. Elle est aussi une idée et même une idéologie. Elle a été une stratégie incontestablement, pour abaisser les prétentions des peuples, Nicolas Baverez ne le nie pas. Elle est sans doute surtout une vision simpliste de l’humanité envisagée comme une unité abstraite au-dessus de toutes les particularités, séparée d’elles. Tout au contraire, l’humanité est essentiellement plurielle, c’est pourquoi la nation lui est essentielle et non un épisode provisoire. Si l’humanité n’est pas l’objet d’un savoir exhaustif, une variété de manières de faire humanité est nécessaire et pour qu’elle puisse continuer, il ne lui faut pas « mettre tous ses œufs dans le même panier ». De même que la pluralité des opinions assure la vitalité de la démocratie, le développement de l’humanité dépend de la pluralité des nations, la pluralité des volontés, des souverainetés politiques, une variété qui ne se réduit pas aux différences de paysages ou de langues.
La forme actuelle de mondialisation nous égare parce qu’elle est conçue comme simplement quantitative. Elle ne saisit la complexité de l’humanité qui n’est accessible que par la comparaison de toutes les variantes qui la composent. Sur ce point, le maître jusqu’à présent non dépassé est Tocqueville. Il est allé aux États-Unis pour comprendre la France, sur laquelle il s’est exprimé ensuite dans L’Ancien régime et la Révolution avant de s’intéresser, à la fin de sa vie, à l’Allemagne et à l’Angleterre. Son souci n’était pas le monde mais l’Occident engagé dans la démocratie, qu’il ne voyait pas comme une addition, mais comme accessible par comparaison, comme l’intégrale des identités nationales. De la même manière, l’humanité est un objet complexe dont la substance est l’intercompréhension, qui suppose qu’on sorte de soi, moins, comme il est à la mode de le ressasser, pour aller vers « l’autre » que pour se comprendre mieux en comprenant les autres. Selon Dumont, disciple de Tocqueville (6), en effet, dans tout système d’idées et de valeurs, il y a une partie qui reste obscure à ceux qui en participent. C’est l’étude des autres qui nous rend sensible ce qui en nous restait inconscient. Si l’humanité est une diversité et non une quantité. Elle n’est pas une addition mais une relation entre les peuples, entre les hommes.
On répète souvent que démographiquement la France et l’Europe sont et seront de plus en plus une petite minorité du monde. Cette perspective est trompeuse dans la mesure où elle nous dissuade de faire ce que l’Europe a souvent essayé, s’interroger sur la signification de la vie humaine. Comme à la Renaissance, pendant la Réforme, à l’époque des Lumières, mouvements qui ont en même temps stimulé les identités nationales. Concevoir l’humanité autrement que comme une quantité est sans doute une condition nécessaire pour que la France à nouveau surmonte sa déprime et se comprenne moins en terme de puissance que comme un rôle.
Jean-Pierre Chevènement
Avant de passer la parole à Alain Dejammet, j’aimerais dire combien vous nous avez apporté depuis des années, dans l’analyse de l’Europe à travers les nations. Vous avez souligné l’importance d’une Europe dialogique qui serait fondée sur le dialogue des nations.
Mais l’Europe elle-même, telle que nous l’avons conçue, ne procède-t-elle pas d’un certain pessimisme français ?
L’Europe n’incluait-elle pas dans ses premières définitions un certain désinvestissement de la France, après 1940 certes, mais même plus tôt, après la terrible saignée que fut la Première guerre mondiale, la « der des der », cette fantastique énergie dépensée pour faire triompher un monde démocratique ? Elle laissa, en fait, un monde très difficile, très instable, de petites nations en Europe centrale auxquelles nous ne nous donnions pas le moyen de porter secours, le cas échéant. Tout cela aboutit à la grande catastrophe de 1940, donc à la volonté de refaire la paix autrement qu’en 1918, à travers une mécanique européenne marginalisant les nations.
N’y a-t-il pas là quelque chose qui a nourri le pessimisme ?
Cette Europe est née de notre pessimisme, de l’image négative que nous avions de nous-mêmes. Vous avez certainement raison de dire que ce pessimisme a quelque chose à voir avec notre universalisme. Déjà, en 1870-71, nous avions découvert avec effroi le particularisme de cette Allemagne que nous aimions tellement, depuis Mme de Staël, Victor Hugo… Nous avions découvert les soldats prussiens, à Paris et ailleurs. Ce premier choc a été très bien décrit par Louis Dumont. Le deuxième choc fut 1940.
Ce pessimisme a nourri la construction européenne telle qu’elle s’est faite. Et celle-ci a renforcé dans des proportions considérables le pessimisme de la France sur elle-même qui, en construisant l’Europe, se désinvestissait elle-même du même mouvement.
Paul Thibaud
Au fondement de l’idéologie européiste, il y a une vision catastrophiste de l’histoire de l’Europe, semée de crimes épouvantables et de guerres incessantes. L’abolition de l’édit de Nantes, la Terreur, la Guerre de 14… tous ces crimes et massacres sont imputés à l’opposition entre les nations ! Jusqu’à ce que, dégoûtés par le spectacle de nos forfaits, nous nous soyons décidés à la vertu et à la paix… Ce prêche européen s’est retrouvé dans le préambule de la défunte Constitution, qui n’a pas seulement répudié l’héritage chrétien, mais l’ensemble de l’héritage historique de l’Europe, n’en gardant qu’un corpus de valeurs détachées de leur origine. L’Europe s’est donc définie par des « valeurs » qui auraient tout aussi bien convenu aux Chinois s’ils étaient démocrates. C’est comme si on avait brûlé l’histoire de l’Europe et découvert dans les cendres, miraculeusement préservé, un trésor de valeurs d’origine inconnue.
J’ai une idée de l’histoire de l’Europe totalement différente. Il n’y a aucune autre partie du monde où quatre ou cinq grandes cultures d’importance mondiale aient coexisté pendant plus de cinq cents ans, certes en se battant mais (avant Hitler) jamais avec l’intention de supprimer l’autre. On pouvait être en guerre avec l’Espagne pour un bout de la Catalogne ou de la Navarre mais personne ne pensait à supprimer l’Espagne, ni, de l’autre côté, la France. L’idée profonde de l’existence justifiée du voisin fait partie de la substance même de la nation européenne, est la plus grande invention de l’Europe.
Sur ce fond de la pluralité, il y a néanmoins toujours eu en profondeur une circulation des idées et des mythes entre les pays. On pourrait caractériser l’enfant européen par le fait que son imaginaire a d’emblée été baigné par des récits et des personnages qui ne sont pas de son pays. Où qu’il soit né, il connaît Pinocchio, don Quichotte, Blanche neige et même Tintin et Astérix… En quoi, il y a un miracle européen plutôt qu’une catastrophe européenne.
Je n’oublie pas les tentatives impériales qui ont marqué l’Europe. Les grandes séries de guerres sont dues à des tentatives impériales. La Guerre de cent ans, la Guerre de trente ans, les guerres de l’époque de Louis XIV et de Napoléon, enfin les guerres du XXème siècle furent allumées par les visées impérialistes des Anglais, des Espagnols, des Français. C’est quand le dernier impérialisme, celui de l’Allemagne, a été à son tour écrasé en 1944 que l’Europe a pu prendre conscience de ce qu’elle était : « Une famille de nations », selon l’expression de Rousseau.
Jean-Pierre Chevènement
J’ajouterais l’impérialisme russe.
Paul Thibaud
L’impérialisme russe, en effet, a été vaincu ultérieurement.
Un constat doit fonder notre représentation de l’Europe : dans nulle autre partie du monde on n’a vu de grandes cultures coexister de façon stable. Les Chinois, par exemple, ne supportent pas de voisins, ils les absorbent, démographiquement ou autrement. L’islam, quant à lui, n’a pas produit des nations comme l’a fait une partie de la chrétienté occidentale. Un regard objectif ne justifie pas une vision pessimiste et pénitente de nous-mêmes.
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(1) La fin de l’Ecole républicaine, Philippe Raynaud, Paul Thibaud. Éd. Calmann-Lévy 1990
(2) Cf, dans la deuxième « Démocratie », le chapitre II de la deuxième partie, intitulé « De l’individualisme dans les pays démocratiques ».
(3) En août 2011, un médecin de l’hôpital de Bayonne, soupçonné d’euthanasie active sur des patients âgés, a été mis en examen pour avoir pratiqué des injections de « substances ayant entraîné le décès immédiat » d’au moins quatre personnes âgées. Des milliers de personnes, favorables à l’euthanasie, ont apporté leur soutien à ce praticien.
(4) Que la foi ne soit pas nécessairement associée à un dogmatisme sûr de ses formules, on en a un témoignage impressionnant dans L’épitre aux Hébreux (11, 1) : « la foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas ».
(5) « Raison et religion, la dialectique de la sécularisation », ce débat a eu lieu à Munich en janvier 2004, une traduction en français a été publiée dans la revue Esprit (juillet 2004) puis séparément en 2010, (éd. Salvator).
(6) Sur le tocquevillisme de Louis Dumont, on peut voir notamment la préface à Homo hierarchicus (Gallimard) et les Essais sur l’individualisme (Ed du Seuil).
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