Débat final au colloque « Quelle politique industrielle pour relever le défi climatique? » du 16 mai 2011

Jean-Pierre Chevènement
Merci.
Avant de proposer aux intervenants d’échanger entre eux, je souhaite poser quelques questions.

Quand on produit du gaz à effet de serre, c’est pour l’humanité tout entière, ai-je compris. Voilà une vision hautement internationaliste. Nous recevons donc le gaz à effet de serre produit par la Chine. Or la Chine utilise de plus en plus de charbon, passant de un à trois milliards de tonnes. Ce n’est pas sans conséquences. À ma connaissance, les centrales à charbon chinoises n’utilisent pas de mécanisme de piégeage du CO2. Cela pose problème.

J’ai également essayé de suivre ce qui se disait sur l’avenir du solaire et de l’éolien. J’ai cru comprendre qu’en réalité il faudrait développer des centrales à gaz et, pourquoi pas, des centrales nucléaires puisque l’éolien et le solaire sont des énergies intermittentes (si les systèmes à concentration peuvent stocker la chaleur, c’est de façon infinitésimale).

Je pose ces deux questions par rapport à une problématique d’ensemble.

Je ne comprends pas très bien le débat actuel sur les gaz non conventionnels, les gaz de schiste. Il me semble que l’Assemblée nationale a voté un projet de loi interdisant le gaz de schiste alors que le gouvernement avait déjà accordé des permis, un peu en catimini (M. Borloo avait donné des permis, Mme Kosciusko-Morizet est sur une position différente). Peut-on donner un éclairage tant soit peu rationnel à cette affaire du gaz de schiste ? Fragmentation hydraulique ? Fragmentation par l’air ? Ces techniques ont-elles des conséquences tellement néfastes pour l’environnement qu’on ne puisse pas les maîtriser ?

Ces trois questions viennent de ce qu’on ne semble pas encore en état de résoudre le problème. Des impulsions sont données ici et là de manière assez désordonnée. D’un pays à l’autre on a des politiques différentes. En France, nous avons les centrales nucléaires. Les Allemands produisent près de la moitié de leur énergie avec du charbon et du schiste. Ils émettent donc du CO2. Je m’interroge sérieusement sur le bien-fondé des politiques suivies par l’Allemagne sous la pression d’une opinion publique victime d’un syndrome profond, historique (peut-être source d’innovation, qui sait ?). Je constate en tout cas qu’en traversant le Rhin, on entre dans une autre configuration culturelle.

Ce sont des questions que le politique est obligé de se poser s’il veut prendre des décisions tant soit peu éclairées. Nous n’avons plus de ministère de l’industrie digne de ce nom, doté d’équipes d’ingénieurs, de directions, de services, de bureaux, de gens compétents en nombre suffisant. J’ai moi-même été titulaire de ce ministère (1). Je sais qu’en 1987, M. Madelin (2) se targuait d’en limiter les compétences et les moyens. Comment, dans ces conditions, pouvons-nous mener une politique de transition énergétique raisonnable ?

Ces trois ou quatre questions du béotien que je suis s’adressent aux cinq experts que vous êtes. M. Papon, je le rappelle, est un expert éminent qui a fait un livre sur l’énergie (3).

Bertrand Barré
Aux États-Unis depuis cinq ans, on développe considérablement les gaz non conventionnels :
D’abord le grisou : on déplace le méthane dans les mines de charbon difficilement exploitables en y envoyant du CO2, notamment, et on récupère ce gaz.

Ensuite, le « tight gas » présent dans des roches réservoirs très denses.

Enfin, ce qu’on appelle le « gaz de schiste » (mais qui n’est pas forcément dans des schistes) désigne le gaz dans la roche mère, où les hydrocarbures sont encore en train de se former et n’ont pas migré vers un réservoir d’où il est facile de les extraire.
Dans le cas du « tight gas » comme du gaz dit « de schiste », il faut provoquer artificiellement un réseau de fracturation pour que les molécules puissent migrer. Là où elles se trouvent, il leur faudrait encore quelques millions d’années pour migrer dans un réservoir naturel. Cela se passe à très grande profondeur. Certains craignent pour les nappes phréatiques, mais on va chercher le gaz de schiste à 2 000 mètres de profondeur, bien en-dessous des nappes. Cela a été rendu possible par les avancées technologiques, d’abord par les forages horizontaux, pour l’essentiel, puis par la fracturation hydraulique (on envoie de l’eau, du sable et un certain nombre de produits chimiques pour que les fractures ne se referment pas trop vite). Cela a permis aux États-Unis d’augmenter énormément leur production au point que le prix du gaz, entre huit et douze dollars par million de BTU (British Thermal Unit) il y a quatre ans, est aujourd’hui descendu à cinq voire à quatre dollars par millions de BTU. Cela a changé la donne au point que les projets nucléaires américains qui redémarraient sont maintenant remis sur étagère. Tant que le gaz est à quatre dollars par millions de BTU, le nucléaire n’est pas compétitif.

Il peut y avoir des risques pour l’environnement si les forages sont mal faits mais ces risques ont été extraordinairement exagérés. On a vu sur You tube des images où on enflamme le gaz à la sortie du robinet… Je ne pense pas que ce type d’incident soit très répandu car on perce à 2 000 mètres de profondeur, hors de portée de la nappe.

Une décision a été prise, effectivement, pour concilier le fait que des permis avaient déjà été donnés et le constat d’une forte pression populaire
pour les abroger. On a décidé d’interdire la fracturation hydraulique.

Il est important de mener à son terme l’analyse de l’impact environnemental de la production de gaz. Mais je comprends moins l’interdiction de l’exploration.

Christian de Perthuis
Je partage assez largement votre avis sur le gaz de schiste. L’évaluation globale n’a pas toujours été faite. Il faut savoir qu’aux États-Unis, il y a eu des dérogations dans les permis d’exploration par rapport aux règles habituelles en matière de protection de l’environnement. Dans ce domaine, les États-Unis ne sont pas toujours le meilleur exemple à suivre.

La première question que vous avez posée est fondamentale. Elle revient à s’interroger sur le sens réel d’une action contre le changement climatique tant qu’il n’y aura pas une coordination beaucoup plus importante avec les grands pays émergents, à commencer par la Chine.
L’évolution actuelle des émissions et du système énergétique chinois reflète les choix qui ont été faits il y a dix ou quinze ans. Les gens voudraient qu’une décision qu’on prend aujourd’hui dans un choix d’investissement soit immédiatement visible dans les résultats d’émissions. La vérité, c’est que les choix qu’on fait aujourd’hui en matière d’investissements énergétiques vont commencer à impacter les émissions dans dix, quinze ou vingt ans, surtout si on intègre le nucléaire.

Je crois que la Chine est en train de modifier profondément la façon dont elle pose ses problèmes énergétiques en interne, pour les raisons liées aux multiples impacts négatifs du charbon et pour des raisons de stratégie industrielle à moyen et long termes. Ce n’est pas un hasard si la Chine investit aussi fortement et aussi rapidement aujourd’hui dans un certain nombre de secteurs liés à l’économie bas carbone de demain.
Sur le plan des instruments économiques (en Chine la planification n’est pas qu’un mot), le douzième plan quinquennal chinois, qui commence à être mis en application, comporte, outre un certain nombre de programmes de recherche, des expérimentations sur la tarification du carbone. Dans trois régions chinoises se mettent en place un pilote sur un marché de quotas et un pilote sur la taxe carbone. Dans quatre ans, une évaluation interne éclairera les choix des autorités chinoises qui verront alors si la voie de la taxe carbone leur paraît plus appropriée que celle du marché de quotas. Les choses bougent très vite en Chine. L’intérêt stratégique bien compris de la décision qu’on peut prendre ici n’est pas uniquement de regarder les résultats, visibles aujourd’hui dans les statistiques chinoises, de choix qui ont été faits il y a dix ou quinze ans mais d’intégrer les choix qui sont faits aujourd’hui et dont on verra les résultats dans dix ou quinze ans.

Ma conviction personnelle est que si la Chine subit l’énorme inertie du système dont elle hérite, elle est en train de modifier très rapidement sa façon de penser et ses priorités en termes énergétiques et en termes climatiques. La Chine va beaucoup plus vite que nous. En 2014, elle sera équipée entièrement de compteurs intelligents, optimisant la gestion de l’énergie alors que nous n’avons pas encore pris la décision de développer le compteur intelligent. La Chine développe le nucléaire. Certes, en 2020 il ne représentera que 4% de la production d’électricité en Chine mais la Chine a un ambitieux programme nucléaire. Je me souviens avoir vu il y a sept ans ou huit ans au fin fond de la Chine des usines de fabrication d’éoliennes de grande puissance. Il y a donc une vraie volonté, le développement durable est une réalité et il y a pas mal d’exemples à prendre à Pékin.

Peut-on se passer du charbon aujourd’hui ? Je ne pense pas. Il y a du charbon partout sur terre. En Chine, on ne se passera pas du charbon. Dans de nombreux pays, on ne se passera pas du charbon. Ne serait-il pas important, stratégique, d’investir dans de la recherche sur tout ce qui touche au charbon ? C’est quand même l’énergie fossile la plus disponible au monde. Regardons ce qu’on peut faire, en tout cas.

Pierre-Noël Giraud
Sur ce point, je suis étonné qu’on n’ait pas parlé de la capture et de la séquestration du carbone comme un domaine essentiel de R&D. En effet, on ne pourra pas se passer des énergies fossiles pour les raisons qui ont été dites. Le nucléaire pose des problèmes pour devenir l’énergie unique en base pour l’électricité. Il faudra donc du fossile pour faire la base. Le fossile, ce sera le gaz ou le charbon. Le problème de la séquestration du CO2 à partir des centrales thermiques est donc absolument crucial.

Jean-Pierre Chevènement
Où en est-on à cet égard ?

Bertrand Barré
Le stockage du CO2 pose des problèmes géologiques. Les aquifères salins (4) nécessaires ne sont pas présents partout, notamment en Inde et en Chine. Au Japon, la sismicité l’interdit.

Dans d’autres pays où les structures sont adaptées, les opinions publiques ne sont pas toujours prêtes à l’accepter.

Des études sont actuellement menées. Total, qui a réalisé une démonstration complète, modifiant une ancienne centrale thermique pour la passer en oxycombustion, capturer le CO2 et le réinjecter dans une vieille poche qui fait partie du complexe de Lacq, n’a pas encore publié ses résultats, notamment les évaluations financières. Dans la littérature, on trouve des prix extrêmement variés mais toujours assez élevés.

Christian de Perthuis
Nous avions invité à Dauphine le responsable de ce projet. Selon lui, le principal problème a été de gagner l’acceptation sociale. Toutes les personnes avec qui je parle de CCS (capture et séquestration du CO2) s’entendent pour dire que le problème numéro un n’est pas un problème strictement technique ou économique, c’est la difficulté de faire accepter un tuyau dans lequel circule du CO2. Un très beau projet est bloqué en Allemagne parce qu’E.ON a besoin de faire circuler du CO2 sur trois kilomètres ! C’est un vrai problème, en tout cas en Europe.
Le principal coût est celui du captage. On sait très bien transporter du gaz ou du CO2 sans aucun risque et on sait très bien l’injecter. Mais il est extrêmement difficile de le capturer en grande quantité. On peut en capturer 10% et le revendre pour faire de l’eau minérale, c’est ce que fait Air liquide depuis un siècle. Mais le coût marginal pour arriver à capturer 70%, 80%, 90% du CO2 est très élevé dans les conditions actuelles, de l’ordre de soixante à quatre-vingt euros la tonne de CO2. Toutefois, c’est un ordre de grandeur qui n’est pas pharamineux, qui n’a rien à voir avec le photovoltaïque solaire. C’est un domaine dans lequel les industriels français sont en pointe : Total, Air liquide, qui a fait le brûleur, Alstom qui a un grand savoir-faire en la matière.

C’est donc d’abord un problème d’acceptation sociale, ensuite d’incitation politique pour pouvoir atteindre une masse critique sur laquelle on sait que le coût du captage va très fortement diminuer avec le progrès technique.

Bertrand Barré
Il y a quand même un point qui a sa traduction économique. Cela revient à y consacrer entre huit et dix points de rendement de la centrale, ce qui n’est pas négligeable. Il en est de même pour le gaz de schiste. Ça fait partie de l’équation.

Le deuxième moyen d’utiliser le CO2 est un peu plus futuriste : une fois qu’on a séparé le CO2, avec des catalyseurs appropriés et de l’hydrogène on en fait des carburants de synthèse. C’est une technique à l’état de recherche mais, à mon avis, plus intéressante, à terme, que le captage.

Jean-Pierre Chevènement
Je voudrais souligner qu’un problème a été posé dont on n’a pas vraiment parlé qui est l’acceptabilité.
Nous le constatons sur le nucléaire après Fukushima… L’idéologie anti-nucléaire, qui est le noyau de l’idéologie des Verts, a envahi quasiment tout l’espace médiatique.

Le gaz de schiste pose un problème, le stockage du CO2 à partir du charbon pose aussi le problème de l’acceptabilité.
Dans quel domaine n’y a-t-il pas de problème d’acceptabilité ?

Marie-Françoise Bechtel
Je voudrais revenir sur la politique industrielle (ou peut-être faut-il dire la « non-politique » industrielle ?).

Aucun intervenant – ça ne me semble pas un hasard – n’a évoqué le « Grenelle de l’environnement ». Si, au départ, l’ambition du « Grenelle de l’environnement » n’était pas principalement industrielle, on nous avait annoncé qu’il se pencherait sur les débouchés industriels.

Si on lit la « Stratégie nationale de développement durable » (SNDD), long développement en annexe du premier « Grenelle de l’environnement » (qui fait suite au rapport Stiglitz et a fait l’objet d’un avis du Conseil économique et social et environnemental), on y voit un certain nombre d’objectifs qui ont un caractère extrêmement large, qui sont extrêmement disparates, notamment des objectifs de développement humain (fort importants bien entendu) mais je n’y ai pas vu d’objectifs de politique industrielle à proprement parler. Mais je n’ai pas tout lu. C’est pourquoi je demande aux intervenants quelle est leur lecture.

Et en écoutant la dernière observation qu’a faite Jean-Pierre Chevènement, je me demande si le fait d’avoir écarté le débat nucléaire du Grenelle de l’environnement n’a pas complètement hypothéqué la possibilité de déboucher vraiment sur des propositions de politiques industrielle.

Il a été question de transports. Le « Grenelle 2 » se matérialise en particulier dans une loi sur les transports. Y trouve-t-on également des pistes de recherche et, si possible, de développement industriel ?

Vous avez mentionné, Monsieur, deux pistes principales. Vous avez évoqué un plan ambitieux de développement de la voiture électrique. Pourrait-on en savoir un peu plus, même s’il est subordonné aux conditions que vous avez dites ? D’autre part, vous avez parlé de l’importance du stockage, en particulier – mais pas seulement – pour les batteries électriques. Y a-t-il aujourd’hui, sur ce plan, en France ou en Europe, des pistes de développement, non seulement pour la recherche mais pour une véritable politique industrielle ?

Pierre Papon
Les objectifs ambitieux de Grenelle concernent surtout l’habitat, qui représente 42% de la consommation finale d’énergie en France. Les nouvelles normes pour l’habitat requièrent des constructions capables d’économiser l’énergie donc de nouveaux matériaux : solaire, matériaux de construction, ventilation, toutes opérations qui sont coûteuses. Toute une série d’entreprises (le BTP est bien représenté en France) pourraient faire un effort de développement. Peut-être ne le font-elles pas suffisamment. C’est un aspect de politique industrielle qui a été évoqué dans le « Grenelle », avec des normes très draconiennes pour les nouveaux bâtiments.

Igor Czerny
Pour le transport, une partie est liée au développement du véhicule électrique et de la mobilité décarbonée qui a donné lieu, avec la sortie du « Livre vert » il y a quelques semaines, à un plan qui donne le cadre de référence pour lancer des appels d’offres pour des collectivités territoriales.

Sur le stockage de l’énergie, je n’ai rien vu, mais je peux me tromper. Je considère que c’est un projet à la dimension de l’Europe comme le montrent les montants investis par la Chine, les États-Unis, le Japon et la Corée. Il faut réunir l’ensemble des acteurs et faire vite.

Marie-Françoise Bechtel
Mais justement une stratégie européenne de développement durable a été adoptée avant la stratégie française.

Igor Czerny
Beaucoup de milliards ont été dépensés dans la recherche sur l’hydrogène mais très peu sur le stockage de l’énergie. On peut essayer de développer des technologies comme le zinc-air. À l’heure des réseaux intelligents, de l’énergie décentralisée, de la voiture électrique… Le pays qui découvrira la technologie capable de stocker l’énergie aura une formidable avance. Vincent Bolloré, qui a investi son propre argent dans des technologies de lithium-métal-polymère, ne s’y est d’ailleurs pas trompé. S’il réussit, il aura gagné le jackpot.

Pierre Papon
Il y a aussi un enjeu industriel dans le domaine de l’interconnexion des réseaux électriques. À la fin de l’année dernière, des pays d’Europe du Nord-Ouest ont signé un accord pour faciliter leur interconnexion. La production d’énergie intermittente implique d’envoyer de temps en temps de l’énergie provenant de fermes éoliennes, de centrales solaires et de la mélanger avec du nucléaire, ce qui n’est pas simple. Cela suppose de la R&D, des mises au point de techniques d’autant plus compliquées qu’une grande partie de ces réseaux seraient sous-marins, vers le Royaume-Uni et vers la Norvège (il faudrait donc transformer du courant continu en alternatif et vice-versa, ce qui n’est pas une mince affaire). Des développements technologiques doivent être entrepris. Si l’Europe pouvait opérer une rupture dans ces domaines, il y aurait certainement des marchés industriels à la clé parce que c’est un problème mondial. On a parlé de la Chine et de ses éoliennes mais la moitié des éoliennes chinoises ne sont pas connectées à leur réseau électrique qui est complètement défaillant.

Jean-Pierre Chevènement
On n’a pas parlé non plus des industries dans le domaine du renouvelable. La France, en matière d’éolien, importe d’Allemagne ou du Danemark mais on ne fabrique rien chez nous ou pas grand-chose. Il en est de même en matière d’énergie solaire. Peut-être les nouvelles générations de technologies seront-elles différentes, j’ai bien pris note de ce qui s’est dit.

Le rayon d’action d’un véhicule électrique serait, ai-je entendu, de cent vingt kilomètres. Mais on a parfois besoin de faire des parcours plus longs. Le kit d’hydrogène permettrait de porter l’autonomie à six cents kilomètres. Ce serait un des intérêts de la voiture électrique si on trouvait la solution du problème du stockage de l’hydrogène. On n’en est pas là pour le moment mais c’est peut-être une possibilité. Je vois que les Japonais, les Allemands, les Américains investissent beaucoup plus que nous beaucoup dans le domaine de l’hydrogène.

Jean-Philippe Gérard
La France possède la plus belle mine de charbon d’Europe à Decazeville, à soixante kilomètres au Nord-Ouest de Toulouse. Il n’y a qu’à se baisser pour le ramasser. La remise en exploitation de cette mine changerait la donne. Les réserves sont énormes.

Jean-Pierre Chevènement
Les charbonnages de France auraient-ils fait un choix mortifère ?
Pourquoi, dans l’hypothèse que vous évoquez, continuerait-on à importer une grande partie de la houille de pays comme l’Afrique du sud ou l’Australie ? Même en Allemagne Madame Merkel voudrait-elle fermer les mines de la Ruhr et pousser ses mineurs à partir à la retraite ?

Pierre-Noël Giraud
Je doute qu’il soit économiquement rentable de rouvrir Decazeville

Jean-Philippe Gérard
Nous n’aurions pas besoin de faire venir du charbon de Chine. Nous pourrions économiser sur le transport. Pour le ramasser il faudrait des Caterpillar que nous pourrions acheter aux Russes ou aux Chinois. Nous relancerions le fret. Nous achèterions des locomotives à vapeur aux Chinois. Nous relancerions le transport fluvial sur les canaux à grand gabarit.

Christian de Perthuis
Les Chinois font tout cela et vous apportent une tonne de charbon du Queensland à Rotterdam pour dix dollars la tonne.

Pierre Bessieres
La physique nous interdit-elle de penser que s’il était lancé un « projet Manhattan » à grande échelle sur la fusion d’ici vingt, trente ou peut-être cinquante ans, on aurait de l’énergie issue de la fusion à un prix raisonnable ? Si oui, quelle est la raison physique ?

Bertrand Barré
La fusion est physiquement difficile parce qu’on essaie de faire se rapprocher des noyaux chargés positivement qui spontanément se repoussent. Dans les étoiles la gravité fait l’affaire mais c’est un processus très long (heureusement, sinon le soleil exploserait au lieu de brûler doucement). Pour le faire sur terre il faut communiquer une vitesse très considérable au noyau et pour cela le porter à 100 millions de degrés. À cette température il ne faut évidemment pas qu’ils aient d’interaction avec la matière d’où la difficulté de concevoir des bouteilles électromagnétiques capables de les contenir. Depuis 1960 on y consacre des budgets non négligeables dans le monde entier. On a lancé le projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) qui regroupe l’Union européenne, le Japon, la Russie, les États-Unis, l’Inde, la Chine, la Corée. Selon le calendrier actuel, ITER aurait son premier plasma au tritium (pour amorcer une réaction thermonucléaire) en 2027. Cela signifie qu’en 2027 on sera peut-être au point où on en était pour la fission le 2 décembre 1942 quand Fermi réalisa la première réaction en chaîne entretenue. Cela traduit une grande difficulté. En effet, la fission et la fusion ont été toutes les deux découvertes en 1938 dans les étoiles. On ne peut pas raisonnablement espérer que la fusion puisse être une source significative d’énergie avant la fin de ce siècle, même avec un « projet Manhattan ». Ce n’est pas faute d’y consacrer des efforts. Le monde entier y coopère. Seuls la station spatiale internationale et ITER mobilisent le monde entier. Les investissements sont très considérables si l’on considère que ce n’est que dans la deuxième moitié de ce siècle qu’on pourra récupérer la première énergie grâce au premier avant-prototype.

Achille Ferrari
Le projet Manhattan pour la fission a eu lieu en 1945, c’est la bombe atomique. Pour la fusion, ce fut la bombe thermonucléaire en 1952. Le nucléaire civil a pris beaucoup plus de temps à se développer.

Vous nous avez dit à juste titre qu’un des enjeux majeurs pour le développement de véhicules électriques est le développement des batteries. Le lithium offre des perspectives intéressantes. Quels progrès effectifs ont été faits depuis dix ou douze ans dans le domaine des batteries automobiles par rapport à la bonne vieille batterie au plomb ?

Igor Czerny
On a des batteries deux fois plus puissantes qui vivent deux fois plus longtemps (environ 2 000 cycles). La technologie de batterie au lithium offre des possibilités qu’on n’avait pas auparavant avec le nickel-cadmium ou le plomb.

Pierre Papon
On a aussi augmenté d’un facteur quatre ou cinq la capacité par kilo, ce qui est important. On atteint aujourd’hui 200 watts heure par kilo, ce qui limite le poids et l’encombrement des batteries. Mais les progrès sont désespérément lents.

Dans la salle
Il me semble que dans les prix de revient on ne fait pas entrer le coût du traitement des déchets, nucléaires ou autres. Que fait-on des éoliennes quand elles sont obsolètes ? Quelle est leur durée de vie ? C’est vrai pour les batteries aussi. Il me semble quand même que pour les générations futures il faudrait faire ce calcul.

Bertrand Barré
Les coûts que je vous ai indiqués pour le nucléaire sont des coûts actualisés. Ils incorporent le coût de traitement des déchets sous forme de provisions. Nous ne saurons si ces provisions sont suffisantes que lorsque nous aurons effectivement mis en service un stockage géologique. Les provisions sont à un niveau qu’on estime aujourd’hui être le bon.

Igor Czerny
Vous posez la question de la seconde vie de la batterie. On envisage aujourd’hui plusieurs options. La première, c’est d’avoir des batteries un peu moins puissantes pour les véhicules d’occasion. La deuxième, c’est de réutiliser ces batteries pour stocker, en stationnaire, à domicile, de l’énergie éolienne ou photovoltaïque. La troisième, c’est l’obligation légale – c’est même une directive européenne – de recycler totalement les batteries utilisées. C’est un centre de coût mais cette obligation légale est prise en compte dans les modèles d’affaires que proposent les constructeurs automobiles aujourd’hui, en prenant en compte la valeur résiduelle de la batterie.

Dans la salle
Vous avez parlé de l’uranium, du gaz de schiste, du charbon, des énergies non renouvelables qui coûtent très cher, que l’on consomme tous les jours, qui créent des systèmes monopolistiques. Quelles seraient aujourd’hui les contraintes économiques pour étudier sur un marché de l’énergie renouvelable la géothermie, la cogénération, la marémotrice ? Aujourd’hui on essaie d’avoir une politique énergétique différente parce qu’on arrive à un système saturé, en terme d’économie et en termes d’énergie.

Bertrand Barré
Ce n’est pas uniquement un problème d’économie. Si on suppose résolu le problème du stockage complet, l’électricité peut devenir renouvelable. Pour l’instant le problème vient de ce que les énergies renouvelables dont on tire l’électricité sont intermittentes.
La géothermie convient très bien pour faire de l’eau chaude, le bassin du Dogger est parfait pour chauffer la région parisienne. Mais on n’a pas de sources chaudes pour produire de l’électricité. On peut le faire à la Guadeloupe, peut-être à la Réunion, mais c’est tout.
La cogénération en soi n’est pas renouvelable, c’est une meilleure utilisation de l’énergie mais on la fait à partir du gaz ou du charbon, donc elle n’est pas renouvelable.
Les marémotrices sont vraiment très chères et elles ne sont pas constantes. Les vagues ont une énergie extrêmement variable et, jusqu’ici, elles ont été terriblement destructrices. Tous les prototypes d’énergie des vagues ont fini par casser.

Pour l’électricité de base, celle qu’on produit quand on nous le demande et pas seulement quand c’est possible, il n’y a aujourd’hui que le nucléaire, le charbon, le gaz et l’hydraulique au fil de l’eau (qui, en France, a atteint ses limites). En Afrique, les réserves hydrauliques sont encore gigantesques.

Dans la salle
J’ai lu il y a quelques semaines une interview d’un dirigeant d’une filiale EDF qui évoquait l’impact qu’aurait l’épuisement des métaux – à quelques décennies selon les métaux – dans différents domaines dont l’énergie et la production automobile. Pour l’énergie, par exemple, il citait un scénario dont on n’a pas entendu parler ce soir : l’hypothèse, un peu utopique, de couvrir le Sahara de panneaux solaires, ce qui permettrait d’alimenter l’humanité entière en électricité. La fabrication de ces panneaux nécessiterait tellement de métaux qu’on aurait un vrai problème. Il parlait également des éoliennes qui nécessitent des métaux. Que pensez-vous de cette problématique des métaux en général, sur l’impact énergétique global ?

Pierre-Noël Giraud
J’ai commis un article sur la question de l’épuisement des ressources non énergétiques dans un numéro d’« Alternatives internationales » qui vient de paraître. Je voudrais vous rassurer : les métaux, les ressources minérales non énergétiques ne sont absolument pas la ressource rare dans le monde actuel. La ressource la plus rare est la capacité d’absorption de l’atmosphère, ensuite, éventuellement, certaines ressources énergétiques et, très loin derrière, les métaux.

On est très loin de connaître les réserves dites ultimes des métaux parce qu’il n’y a aucun intérêt, pour une compagnie minière à continuer à rechercher des gisements quand elle a déjà trente ans de production en portefeuille. Le rapport entre les réserves prouvées et la consommation mondiale de cuivre était de trente ans en 1928. En 1970, alors que la consommation mondiale avait été multipliée par presque dix, l’estimation des réserves était toujours de trente ans de consommation. Aujourd’hui, elle est encore de trente ans.

Le pétrole est la seule ressource minérale pour laquelle on commence à avoir une idée de ce que sont les réserves ultimes à un coût de production inférieur au substitut (si on ne se fixe pas de limite, les réserves sont énormes).

De plus, beaucoup de métaux sont recyclables. La moitié de l’acier qu’on utilise est fabriqué à partir de ferraille et l’autre moitié à partir de
minerai de fer. Si le prix du minerai de fer augmente, le prix de la ferraille diminuera en proportion et on recyclera de plus en plus de ferraille. Les métaux chers, comme le platine, sont recyclés à 95%. On ne va donc chercher dans la nature que 5% du métal utilisé par an et il tourne en circuit. Les terres rares, dont on parle beaucoup aujourd’hui, ne sont rares que parce qu’elles sont produites en Chine. Mais si le prix augmente, on exploitera les terres rares partout.

L’épuisement des ressources non énergétiques n’est donc pas un problème. Il y a des problèmes beaucoup plus urgents comme le climat, la biodiversité. Mais l’épuisement des ressources minérales n’est pas un souci.

Dans la salle
Existe-t-il suffisamment de lithium sur terre pour faire des batteries électriques pour les neuf cents millions d’automobiles qui roulent sur terre ?

Igor Czerny
Oui. On a fait des études en fonction des capacités existantes. Aujourd’hui le lithium est exploité dans des pays comme le Tibet ou la Bolivie. Mais les réserves existantes sont largement suffisantes pour participer au développement du véhicule électrique. Dans une batterie au lithium, il y a très peu de lithium (3%), on n’a donc aucune inquiétude sur les réserves de lithium actuelles pour le développement du véhicule électrique.

Dans la salle
Les Américains sont en train de construire des éoliennes qui stockent l’énergie dans des réservoirs d’air comprimé couplés. L’air comprimé, c’est très propre, il y en a partout. Faire de l’air comprimé à partir de l’éolien peut être une voie d’avenir.

Christian de Perthuis
Tout cela montre qu’il y a une multitude d’options technologiques. On voit bien que le bon choix consiste à combiner toutes ces options avec quelques bonnes vieilles règles, notamment le fait que tout ne coûte pas la même chose au même moment.
Je suis très frappé par ce qui a été dit sur les matières premières. On ne va pas basculer d’un système énergétique pétrolier vers un autre système parce qu’on va manquer de pétrole. On va basculer parce qu’il arrivera un moment où les coûts globaux – auxquels il faut intégrer tous les coûts des dommages – vont dépasser les bénéfices. C’est ainsi que fonctionne la dynamique des systèmes énergétiques.

Aujourd’hui, comme l’a dit Pierre-Noël Giraud, la ressource la plus rare est l’atmosphère. Il faut donc absolument intégrer cette ressource rare en imposant un prix du carbone le plus largement et le plus rapidement possible, en commençant par faire payer ce prix du carbone aux décideurs, non seulement en Europe mais en Asie, en Chine et dans l’ensemble des pays. C’est le point essentiel. La plus grosse marge d’action porte aujourd’hui sur la préservation de cette ressource de l’atmosphère qui, bien qu’on n’ait pas de certitude scientifique, fait manifestement peser un risque important sur la collectivité.

Jean-Pierre Chevènement
Merci à tous nos intervenants qui nous ont permis d’avoir une meilleure vue d’ensemble de ces questions complexes.
Avant de lever la séance, je voudrais inciter nos auditeurs et nos lecteurs à ne pas renoncer à la raison. C’est, à mon sens, le danger le plus grave. On l’a bien vu avec le problème de l’acceptabilité des différentes technologies qui a été évoqué à propos de presque toutes les sources d’énergie. Aux problèmes technologiques, c’est souvent la technologie qui peut permettre d’apporter des solutions. Si nous n’osons plus nous rappeler la leçon des hommes de la Renaissance « Sapere Aude ! » (Ose comprendre ! Ose savoir !), nous risquons d’aller vers la décroissance et vers quelque chose qui ressemblera à une crise grave de civilisation.
J’observe que cette crise de la raison existe beaucoup plus en Europe que sur d’autres continents. Cela devrait aussi nous faire réfléchir.

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(1) Jean-Pierre Chevènement, Ministre d’État, ministre de la Recherche et de l’Industrie en 1982-1983.
(2) M. Madelin, Ministre de l’industrie, des postes et télécommunications et du tourisme de 1986 à 1988.
(3) Pierre Papon. L’Énergie à l’heure des choix – éd. Belin (2007) et Vers une énergie durable (avec Daniel Clément) – éditions Le Pommier (2010)
(4) Un aquifère salin est une formation géologique constituée de roches sédimentaires poreuses renfermant de l’eau salée (donc impropre à la consommation). Ces formations sont relativement répandues dans le monde et sont généralement situées plus profondément que les nappes phréatiques d’eau douce
L’existence de structures identiques mais contenant naturellement du CO2 a donné l’idée d’utiliser les aquifères salins, sans intérêt pour la production d’eau douce, pour stocker le carbone dans le sous-sol. La répartition de ces aquifères sur la planète réduirait en outre les besoins de transport du CO2 capturé

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Le cahier imprimé du colloque « Quelle politique industrielle pour relever le défi climatique? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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