Débat intermédiaire au colloque « La société française au miroir de son cinéma » du 20 juin 2011
Vous rejoignez pour beaucoup ce que disait Jacques Warin sur l’actualité des films quels qu’ils soient. Ne serions-nous intéressés réellement que par la période pendant laquelle nous vivons ?
Après quelques minutes consacrées aux premières réactions à ce qui vient d’être dit par Jacques Warin et Jean Tulard, nous passerons la parole à Serge Sur et à Pascal Bonitzer.
Jean-Baptiste Bouis
J’ai beaucoup apprécié ces deux interventions très vivantes. Je voudrais poser la question de la censure, notamment la censure qui porte sur certains événements. À une époque la censure sanctionnait l’ « atteinte au moral de l’armée ». Tant sur Vichy que sur la Guerre d’Algérie, une certaine timidité, peut-être due à la censure « externe » ou à une forme d’autocensure a empêché qu’on aborde certains sujets. Vous avez cité trois films qui concernent l’Occupation ou la collaboration. L’un est très pertinent, les deux autres, un peu anecdotiques, ne sont pas de mauvais films mais n’abordent pas le sujet de façon très passionnante. Quant aux films sur la Guerre d’Algérie, aucun ne me satisfait, à l’exception, peut-être, de Adieu Philippine, qui, toutefois, évoque la Guerre d’Algérie, de manière indirecte, comme une menace pesant très lourdement sur les jeunes.
Je me demande si la censure subie et la censure vécue comme autocensure n’ont pas empêché certaines expressions, à la fois sur Vichy et sur la collaboration au sens large et sur la guerre d’Algérie.
Pascal Bonitzer
Jacques Warin, qui a fait un exposé très intéressant, a été un peu injuste avec la Nouvelle vague. Il a occulté en particulier un film qui a parlé frontalement de la Guerre d’Algérie. C’est le deuxième film de Jean-Luc Godard Le petit soldat (1) qui, pour ne pas se passer en Algérie – l’action se déroule à Genève – est tout de même un film admirable, qui parle de façon très frontale de la torture, même s’il le fait à la façon toujours un peu tordue de Godard. S’il a la structure d’un film noir, en se souvenant notamment de La dame de Shanghaï (2) de par le mode de narration et la fin, il traite de façon très crue et très belle de ce moment de l’histoire de France. Victime de la censure, il n’est d’ailleurs sorti que quelques années après qu’il a été produit.
Jacques Warin
La censure n’a été instituée au cinéma qu’en 1930, au moment où s’est développé le cinéma parlant. Le premier film censuré a été Zéro de conduite (3) de Jean Vigo, un chef d’œuvre du cinéma. En 1939, le film de Jean Renoir, La Règle du jeu (4) a lui aussi été censuré. Bien entendu la censure a continué sous Vichy. On ne pouvait pas faire n’importe quel film. Il fallait ruser avec les scénarios. C’est ce qu’ont fait notamment Clouzot et Jean Delannoy avec Pontcarral. La censure a continué sous la Quatrième et la Cinquième Républiques. Moi-même, alors modeste agent du Quai d’Orsay, je fus convoqué un jour à la commission de censure pour examiner le cas du film de Jean-Luc Godard, La Chinoise (5). En effet, j’étais le rédacteur de base sur le bureau « Chine » et le Quai d’Orsay voulait savoir si La Chinoise comportait quelque atteinte à la République populaire de Chine. Je suis revenu en leur disant que l’ambassade chinoise ne se formaliserait pas de ce film où, à aucun moment, il n’était question de la Chine populaire.
Pascal Bonitzer
Pourtant les Chinois s’en sont formalisés. Il y a eu une projection pour les membres de l’ambassade de Chine. Ils l’ont très mal pris.
Jacques Warin
Mais c’est grâce à moi que le visa d’exploitation a été accordé.
C’est en 1968 que la censure passa entre les mains du ministère de la culture. Elle devint alors beaucoup plus libérale. Je ne crois pas qu’il existe aujourd’hui de censure des films. Mais une autocensure considérable s’exerce, c’est la censure économique. Les producteurs ne décident de faire des films que s’ils leur paraissent répondre à un besoin.
Pascal Bonitzer
Subsiste quand même l’interdiction aux moins de dix-huit ans qui est très rarement donnée, en général pour des motifs de violence.
Jacques Warin
On peut dire que la censure a pratiquement disparu au cinéma.
Jean Tulard
Le classement : « film X » a été redoutable. Mais nous n’avons pas prévu de parler du film X, reflet de la société…
Dans la salle
L’un des documentaires filmés qui vraiment a fait date est Le chagrin et la pitié (6). Je me demande d’ailleurs quand un tel film sera consacré à l’Algérie.
Jean Tulard
Le chagrin et la pitié n’est pas tout à fait un film historique tel que je l’ai défini : une reconstitution, un film de fiction. Le chagrin et la pitié peut être tenu pour un film retraçant le passé mais c’est une suite d’interviews. Par là, Ophüls se rattacherait plutôt à la conception du cinéma de Lumière qu’à celle de Méliès. Mais il est indiscutable que Le chagrin et la pitié est un film important, un tournant, c’est une vision nouvelle qui va enterrer beaucoup de la légende dorée de la résistance française.
Jacques Warin
Je suis entièrement d’accord avec Jean Tulard : Le chagrin et la pitié est évidemment une relecture d’une période où l’on était blanc ou noir, collaborateur ou résistant. Le chagrin et la pitié montre que la plus grande partie du peuple français était, à ce moment-là, attentiste. Au début des années 70, vingt-cinq ans après, on pouvait se permettre de relire la période.
Je pensais à un autre documentaire qui lui n’a subi aucune relecture : Mourir à Madrid (7), de Frédéric Rossif continue dans la vision héroïque de la République espagnole, évidemment très chère à tous les Français du Front populaire, des Français de gauche. Mais une relecture de la Guerre d’Espagne faite en l’an 2000 nous montre que si elle a été perdue, c’est également en partie à cause des divisions terribles au sein-même du camp républicain. En effet, la République ne comptait pas pour beaucoup et elle s’était effondrée sous les coups des anarchistes et des communistes bien avant que Franco ne donnât le coup de grâce. Donc il n’y a pas eu de relecture de la Guerre d’Espagne à travers le documentaire.
Dans la salle
Le chagrin et la pitié a été censuré par la télévision et, à l’époque, n’a pu être distribué que dans les cinémas. Ce fut un choc énorme. C’est pourquoi je pense que dans l’histoire du cinéma, Le chagrin et la pitié a une très grande importance. Trois films d’Alain de Sédouy et André Harris ont suivi. Dans Français si vous saviez (8) le problème de la Guerre d’Algérie est abordé de façon « iconoclaste ». Des personnes très diverses y expliquent ce qui s’est déroulé à l’époque en Algérie, tel le Colonel Argoud. Je pense que la France se doit de traiter au cinéma ce qui s’est déroulé au cours de la Guerre d’Algérie.
Jaan Tulard
On a aussi censuré un plan de Nuit et brouillard (9) de Resnais où on voyait un gendarme. Les statues meurent aussi (10) de Resnais et Chris Marker a fait l’objet d’une interdiction. Mais ce n’est pas le débat d’aujourd’hui. Nous traitons du film de fiction.
Pascal Bonitzer
S’il n’y a pas de censure, si on est censé pouvoir parler de tout, les responsables de la télévision pèsent tout de même énormément sur la production des films. Ne parlons pas évidemment des téléfilms, réalisés pour la télévision elle-même.
Un souvenir a été ravivé par ce dont on parlait à l’instant : le premier scénario que j’aie véritablement écrit intégralement, en l’occurrence avec Benoît Jacquot, n’a pas été réalisé, précisément parce qu’il parlait de la Guerre d’Algérie. À l’époque il fut soumis à FR3 et malgré deux avis favorables de la commission de lecture, le président de la chaîne, Claude Contamine, avait tranché : « Jamais, tant que je serai là, un film sur la Guerre d’Algérie ne sera diffusé et produit par France 3 ». Ce film, où devaient jouer Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, n’a donc jamais vu le jour alors que, pour des raisons sentimentales personnelles, j’aimais beaucoup ce scénario.
Dans la salle
Sur la Guerre d’Algérie , en dehors du Petit soldat, un autre film, où le sujet est traité plus à la marge (l’OAS et le pacifisme), bénéficiait de la présence d’Alain Delon, c’est L’insoumis (11) d’Alain Cavalier.
M. Warin et M. Tulard, vous avez dit tous les deux qu’il fallait un certain recul à la société française pour voir toute la vérité sur elle-même. C’est encore le cas aujourd’hui, malgré Ridicule (12) qui ne montre qu’une partie de la société française. Le cinéma anglais est à cet égard tout à fait différent. Ken Loach, bien sûr, mais d’autres cinéastes moins connus présentent la société britannique dans son aspect social, dans son aspect politique. Le cinéma français semble s’intéresser davantage à la vie privée, aux rapports entre hommes et femmes, aux relations au sein des familles, moins à la vision sociopolitique.
Yvonne Bollman
Quelqu’un a parlé tout à l’heure de la censure par les conditions économiques. Beaucoup de films français souffrent aujourd’hui de la place qu’occupe l’argent des régions. Les cahiers de charges obligent les cinéastes à introduire des séquences quasi touristiques qui corrompent le cinéma français.
Philippe d’Hugues
Ancien chargé de mission au Centre National du Cinéma, aujourd’hui un peu historien du cinéma, j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt les deux brillants exposés qui précèdent, notamment celui de M. Warin, avec qui je suis d’accord à peu près à 50% et en cordial désaccord sur l’autre moitié. À l’aide de quelques exemples, je montrerai à quel point il faut se méfier de l’interprétation des films a posteriori.
Certes Le Corbeau est un film typique de la période mais son scénario avait été déposé à la société des auteurs par Louis Chavance dès 1938. Il ne fut tourné qu’en 1943, grâce à la Continental, société allemande. Le Corbeau était, à l’époque, si mal vu des autorités officielles de l’État français que le visa de censure à l’exportation, notamment à destination de l’Allemagne, lui avait été refusé par le gouvernement de Vichy (ce qui montre ce qu’étaient les pouvoirs véritables de la direction du cinéma à ce moment-là). Malgré toute l’influence d’Alfred Greven, producteur allemand de la Continental, Le Corbeau n’avait pas pu sortir en Allemagne, ce qui fait justice d’une légende répandue par Georges Sadoul sur la projection du film aux fins de propagande anti-française. La résistance a fait du Corbeau sa tête de turc pendant qu’elle faisait son cheval de bataille du film de Jean Grémillon Le Ciel est à vous (13), sorti à peu près à la même époque. Il y a quelques années, Bertrand Tavernier m’avait invité à l’Institut Lumière à Lyon pour présenter au cours de la même soirée Le Corbeau et Le Ciel est à vous devant une salle de jeunes. Un débat extrêmement intéressant eut lieu à l’issue de la projection : la quasi-totalité des étudiants présents voyaient dans Le Corbeau (la bête noire de la Libération) un film authentiquement résistant tandis que Le Ciel est à vous – qui avait été le porte-drapeau de « L’Ecran français » clandestin et des journalistes d’après la guerre – était ressenti comme un cinéma gentiment « Révolution Nationale », un peu « cucul vichyssois », en contradiction avec l’opinion courante qu’on avait de Jean Grémillon qui, par ailleurs, était cinéaste communiste. Donc, méfions-nous des conclusions trop hâtives.
Pontcarral passe pour un grand film résistant. Les préfets l’avaient-ils interdit, comme on le dit ? En tout cas, la censure d’État ne l’avait nullement interdit. Jeune garçon à Bordeaux, probablement une des villes les plus maréchalistes, pour ne pas dire les plus collaborationnistes de France à l’époque, j’avais vu Pontcarral en famille sans la moindre difficulté, dans une des grandes salles de la ville. L’une des raisons du succès du film et de l’interprétation a posteriori qu’on lui donne est la date de sa sortie. Pontcarral est sorti en France en décembre 1942, un mois après le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord qui fut un tournant essentiel de la guerre, peut-être plus que Stalingrad. Pour beaucoup de spectateurs de l’époque, s’engager pour l’Algérie signifiait peut-être tout simplement aller saluer le débarquement américain, d’où les applaudissements. C’est une interprétation un peu différente qui, finalement, rejoint l’interprétation patriotique.
J’ai beaucoup parlé de Jean Renoir avec l’un de ses grands amis, Pierre Braunberger, qui a produit ses sept ou huit premiers films. À propos du « communisme » de Jean Renoir, il me confiait qu’en 1934, ce dernier n’avait enregistré que des échecs publics. À la recherche de nouveaux spectateurs, il décida d’aller au devant du public populaire. Et en 1935, alors qu’on sent déjà venir le Front populaire, il tourne : Le crime de Monsieur Lange (14), sur un scénario de Jacques Prévert, lequel appartenait à l’époque au groupe « Octobre » et se voulait encore communiste jusqu’à ce qu’un voyage à Moscou – dont il revint précipitamment – l’année suivante le détournât définitivement de ses convictions communistes. Je dois cette anecdote assez savoureuse à son ami Le Chanois, qui faisait partie du voyage. Le communisme de Jean Renoir est donc une affaire de circonstance. Si la CGT a effectivement voulu financer La Marseillaise, le financement a rapidement tourné court et il a fallu faire appel aux bons capitalistes comme pour les films de Renoir qui précédèrent et suivirent.
Un jour, à la Cinémathèque française, je visionnais d’un œil distrait avec Paul Vecchiali, remarquable cinéphile, historien et cinéaste français, Sept hommes… une femme (15), film d’Yves Mirande qui offre une peinture assez acerbe de la société française bourgeoise : au cours d’une chasse à courre en Sologne, l’opposition entre les domestiques et les patrons y est présentée exactement dans la même image en deux plans que chez Renoir. À la sortie, nous avions la sensation d’avoir vu le brouillon de La Règle du jeu ! Où est l’originalité de Renoir ? On trouve dans L’Encinéclopédie (16) de Vecchiali un excellent texte sur ce sujet.
Je rappellerai pour finir que La Kermesse héroïque (17) est une production allemande de la UFA (Universum Film AG), tournée à Berlin. Le film que nous connaissons n’en est que la version française. Françoise Rosay, actrice belge qui tournait en allemand, avait tourné un film avec Veit Harlan, l’année précédente. Cela devrait nuancer peut-être un peu le propos sur ce film.
J’arrête là parce que je ne voudrais pas avoir l’air de contredire systématiquement M. Jacques Warin, d’autant que j’approuve à cent pour cent tout ce qu’il a dit à propos de Truffaut, de Louis Malle et sur un certain nombre d’autres choses.
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(1) Le petit soldat (France, 1960) R., Sc., Dial. : Jean-Luc Godard
(2) The Lady from Shanghai (USA, 1946) R. : Orson Welles; Sc. : Orson Welles, d’après Sherwood King
(3) Zéro de conduite (France, 1933) R., Sc. : Jean Vigo
(4) La règle du jeu (France 1939) R. Jean Renoir ; Sc. : Jean Renoir, Carl Koch.
(5) La Chinoise (France 1967) R. Sc. : Jean-Luc Godard
(6) Le chagrin et la pitié (France, 1969) R. : Marcel Ophüls ; Sc., interview : Marcel Ophüls, André Harris.
(7) Mourir à Madrid (France, 1962) R., Sc. : Frédéric Rossif.
(8) Français si vous saviez (France, 1972) R. : André Harris, Alain de Sédouy, assistés de Jacques Brissot.
(9) Nuit et brouillard (France, 1955) R. : Alain Resnais ; texte : Jean Cayrol, dit par Michel Bouquet.
(10) Les statues meurent aussi (France 1950-53) R. : Alain Resnais, Chris. Marker ; Commentaire : Ch. Marker, dit par Jean Négroni. (interdit jusqu’en 1968)
(11) L’insoumis (France, 1964) R. : Alain Cavalier ; Sc. : A. Cavalier, Jean Cau.
(12) Ridicule (France 1996) R. : Patrice Leconte ; Sc. Rémi Waterhouse.
(13) Le ciel est à vous (France 1943) R. : Jean Grémillon ; Sc. : Albert Valentin.
(14) Le crime de Monsieur Lange (France, 1935) Sc. : Jacques Prévert, Jean Renoir, Jean Castanier.
(15) Sept hommes… une femme (France, 1936) Sc., Ad., Dial. : Yves Mirande.
(16) L’Encinéclopédie , en deux volumes : « cinéastes français des années 1930 » . Dictionnaire et encyclopédie de Paul Vecchiali. Paru en 12/2010 aux éditions De l’œil.
(17) La Kermesse héroïque (France-Allemagne 1935) R. Jacques Feyder
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