Intervention d’Hubert Vedrine, ancien ministre des Affaires Etrangères, au colloque « Un printemps arabe? » du 26 mai 2011
Depuis le début de ces événements qu’on appelle « printemps arabe » – même s’ils ont commencé en hiver et se poursuivront bien au-delà – la généralisation n’est pas juste car les situations des divers pays arabes sont très différentes. Il est vrai que ce qui a été déclenché en Tunisie a déjà un impact considérable dans le monde arabe, et dans tous les régimes totalitaires, ou répressifs, du monde. Mais une fois qu’on a dit ça on n’a pas dit grand-chose car le « printemps arabe » ne désigne aucun phénomène vraiment collectif. Entre les pays qui avancent après une révolution, ceux qui avancent sans révolution, comme le Maroc, ceux qui sont déjà en guerre civile ou ceux dans lesquels elle est sur le point d’éclater, enfin ceux dans lesquels tout est verrouillé, comme l’Algérie et l’Arabie, tout diffère. Nous sommes face à une situation très éclatée, très différenciée. La sympathique expression « printemps arabe » est donc trop simpliste.
Je suggère donc une approche plus différenciée, situation par situation. D’aucuns se sont précipités, affirmant : « La preuve est faite qu’on peut sortir d’une dictature sans tomber dans une dangereuse confusion et dans l’islamisme ! ». Mais rien n’est prouvé. Tout ce qu’on sait pour le moment, c’est que des régimes, même policiers, même répressifs et suspicieux, peuvent être pris par surprise par une vague de mécontentement social renforcée par beaucoup d’éléments auxquels s’ajoute la capacité de mobilisation informatique. Rien d’autre n’a été démontré encore, et la preuve reste d’ailleurs à apporter dans les processus tunisien ou égyptien.
Nous devons, à mon avis, rester attentifs, être plus prudents, moins précipités, moins catégoriques dans l’analyse de chaque situation. Essayons de mesurer, à partir de là, les effets d’entraînement qui vont jouer – qui jouent déjà –, les effets de contagion, (sans connotation péjorative), d’imitation, de stimulation, d’excitation, mais aussi les effets de dissuasion et de découragement, que provoquent certaines situations sur d’autres pays.
Tentons de voir comment, à l’intérieur du monde arabe modifié par ces événements, vont s’organiser – ou pas – des groupes ou des coalitions :
Ici pourra surgir une sorte de sainte alliance du refus. C’est déjà le cas du Conseil de coopération des États arabes du Golfe qui renouvellera sans doute ce qu’il a déjà fait à Bahreïn pour couper court à une évolution qu’il juge inacceptable (tant pour les Saoudiens que pour les Américains et d’autres).
Ailleurs, peut-être, se produira un effet d’entraînement, de soutien, d’émulation entre Tunisiens, Egyptiens, peut-être Marocains ou Qataris ?
Il faut voir la suite. La situation est beaucoup plus compliquée que ce qu’en disent les médias.
Le règlement de comptes rétrospectif entre Européens qui se reprochaient de « n’avoir rien vu venir » était dérisoire.
Il y eut ensuite la tentation paternaliste. Pendant plusieurs semaines les embryons de réponses, européennes ou autres, ne s’exprimèrent qu’en termes d’aide, d’assistance. En effet, l’Europe n’arrive pas à se penser comme une entité politique, ou stratégique. Les traités n’y sont pour rien. L’aide est la seule chose que l’Europe molle soit capable de concevoir. Elle prend donc la posture de la compassion, malvenue, face à des processus politiques d’une extraordinaire importance, très diversifiés, qui surgissent de l’intérieur des pays et n’appellent en rien du paternalisme classique.
Nous n’avons d’ailleurs aucune alternative à proposer. Si toutes sortes de gens, en Europe ou en France, pérorent sur la démocratie, nous n’avons pas d’ « experts en démocratisation ». Dans notre histoire, ces processus sont très anciens et se sont étalés dans le temps. Nous avons été confrontés à des situations tout à fait différentes. Ce qui relève de la démocratisation – toujours à parfaire, même dans des pays très avancés comme en Europe – concerne de tout autres sujets que ceux qu’ont à trancher les gens qui réfléchissent à des nouvelles constitutions au Maroc, en Tunisie, en Égypte et ailleurs.
D’où l’embarras des Occidentaux, qui procède moins de ce que, classiquement, les pays européens n’arrivent pas à s’articuler entre eux, que du fait qu’ils ne savent pas trop quoi faire. Ils savent que ces mouvements sont très importants, qu’ils peuvent avoir des répercussions énormes, ils ne peuvent qu’y être favorables. Mais, que faire ? Il faut éviter toute forme de paternalisme condescendant, même bien intentionné qui ne peut que tomber à côté. Il faut d’abord trouver une réponse politique globale et empathique d’accompagnement, puis adapter cette réponse à chaque cas.
Il est difficile pour les Européens de se coordonner entre eux et/ou de trouver une dialectique intelligente avec la politique d’Obama. C’est aggravé par le fait que chacune des institutions qui gèrent les parts de marché de l’aide, de l’assistance ou de la coopération veut garder son territoire.
Après une sorte de mise en cohérence de tout ce qui se passe en Europe, aux États-Unis ou ailleurs, nous devrons nous montrer durablement disponibles, à l’écoute de ces pays, afin d’identifier au mieux leurs attentes. Des campagnes touristiques, de l’investissement étranger, voire, à certains moments, de l’aide, budgétaire ou autre ? Ils n’ont nul besoin d’aide intellectuelle mais nous pourrions répondre, par exemple, à des demandes précises en matière « d’ingénierie démocratique ». Sur ces sujets, je crains beaucoup la balourdise fréquente de l’Europe, inefficace et énervante.
Il faudra ensuite travailler avec les différents éléments de chaque pays. Mais, dans ces sociétés maintenant en mouvement, nos interlocuteurs classiques ne savent plus très bien quelle est leur représentativité aujourd’hui, et encore moins ce qu’elle sera dans six mois ou dans un an. En effet, une grosse inconnue plane sur les différentes élections.
Je crains donc, vous l’avez compris, les réactions prématurées, simplistes, schématiques, le placage un peu hors sujet et l’absence de dialogue – en dehors du tourisme politico-diplomatique -, l’absence de travail suffisamment sérieux avec les nouvelles élites qui vont apparaître dans ces pays. Nous serons obligés de faire un effort de découverte parce que de nombreux inconnus vont apparaître lors des différentes élections alors que le réflexe politique classique est de parler avec des interlocuteurs identifiés, familiers.
Je ne me livrerai pas ici à des commentaires pays par pays, d’autant que je vois ici de nombreux spécialistes des différents pays. Mon dernier commentaire porte plus sur les efforts qu’il serait souhaitable de voir se concrétiser au Nord.
Dans ces conditions, je ne crois pas du tout à la relance de l’UPM en tant que telle parce que les problèmes auxquels elle s’est heurtée au début sont toujours là : Algérie/Maroc, Israël/Palestine et Turquie/Chypre. S’y ajoute la difficulté liée au fait qu’on ne peut pas traiter de façon uniforme et mécanique les situations de plus en plus dissemblables des différents pays arabes. On ne peut pas non plus, sous prétexte d’encourager les révoltes démocratiques, laisser tomber tous les autres : ceux qui se démocratisent sans révolution et ceux où il ne se passe rien. Donc, l’UPM est inopérante face à cette situation.
Je voulais donc lancer un appel à une réflexion renouvelée au Nord.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Hubert, de tes conseils. Nous allons essayer d’être circonspects et du moins d’exercer pleinement dans l’analyse le doute méthodique cher à Descartes. Naturellement, nous restons fidèles à la vision kantienne de la République. Nous sommes amenés à saluer quelque chose qui est à la fois familier et inédit puisque nous n’avons pas encore l’expérience de ce que peut être la démocratie dans ces pays.
Hubert Vedrine
Il faut faire attention à ne pas confondre ces mouvements avec les cas de restauration de la démocratie. Les analogies avec l’Europe de l’Est, voire avec la Grèce, l’Espagne, le Portugal ou Amérique latine n’ont pas d’intérêt. Dans la plupart des pays arabes, même s’il y a un précédent de vie politique ou parlementaire réel – sérieux dans certains pays –, il s’agit plutôt d’une instauration de la démocratie. Tous les pays ne partent pas de zéro. Il y a une vie politique au Maroc depuis l’indépendance. Il y a une trace de vie politique en Tunisie. Il y eut autrefois une vie politique en Égypte. Mais, globalement, il s’agit plus de l’ « instauration – invention » que de la restauration (après la chute d’un méchant régime qui aurait confisqué la démocratie…). C’est plus complexe.
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